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Dossier scientifique déposé en vue de l’obtention de l’Habilitation à diriger des recherches Volume II Mémoire de synthèse de l’activité scientifique Pour une extension du domaine de la sémantique présenté par Alfredo M. Lescano Université Paris-Sorbonne Paris 2021 Table des matières Table des matières ...................................................................................................................... 2 Introduction ................................................................................................................................ 3 1. Problèmes descriptifs pour la sémantique argumentative et la polyphonie linguistique ....... 5 1.1. Théorie de l’argumentation dans la langue ..................................................................... 5 1.2. Théorie de la Polyphonie ................................................................................................. 9 1.3. Modification « graduelle » ............................................................................................ 11 1.4. Une grammaire argumentative de la phrase .................................................................. 13 Structure fonctionnelle ..................................................................................................... 14 Instructions polyphoniques .............................................................................................. 15 1.5. Bilan .............................................................................................................................. 19 2. L’énonciation dans la sémantique ........................................................................................ 21 2.1. La focalisation narrative ................................................................................................ 21 2.2. Approche interlocutive des tons .................................................................................... 23 2.3. Force rhétorique ............................................................................................................ 26 2.4. Personnagisation............................................................................................................ 35 2.5. Bilan .............................................................................................................................. 39 3. L’existence publique des entités sémantiques ...................................................................... 42 3.1. Des « concepts » ............................................................................................................ 44 3.2. L’espace conceptuel....................................................................................................... 48 3.3. Les représentations sociales .......................................................................................... 50 3.4. Le terrain commun ........................................................................................................ 54 3.5. Bilan .............................................................................................................................. 59 4. Les processus de structuration sémantique de la conflictualité sociale................................ 63 4.1. Formations discursives et espaces sémantiques ............................................................ 64 4.2. Programmes ................................................................................................................... 70 4.3. Actions ........................................................................................................................... 75 4.4. Corps ............................................................................................................................. 80 4.5. L’espace sémantique comme plan de projection ........................................................... 87 4.6. Bilan .............................................................................................................................. 97 5 Bilan et perspectives ............................................................................................................ 102 Bibliographie .......................................................................................................................... 109 Liste de publications............................................................................................................... 112 2 Introduction Le fait sémantique est insaisissable, et cela à plusieurs titres. Tout d’abord, parce qu’à partir du moment où l’on tente une définition, on prend immédiatement position à l’intérieur de l’un des nombreux débats qui donnent sa forme à la sémantique. Comme toute pratique scientifique, celles qui travaillent le fait sémantique sont inséparables d’un effort certain pour augmenter la puissance descriptive d’un système conceptuel, d’une méthode d’analyse, de manière explicite ou implicite, au détriment d’autres systèmes et d’autres méthodes. Soutenir par exemple que le fait sémantique est la signification littérale des énoncés c’est, d’entrée de jeu, dénier le droit de cité à la sémantique intégrée, qui refuse l’idée que toutes les énonciations d’une même phrase véhiculent un contenu sémantique invariable. Et de la même manière, admettre, avec la sémantique intégrée, que la signification des phrases est faite d’instructions pour l’obtention du sens de l’énoncé, c’est contredire d’un seul coup toutes les théories qui prennent la vériconditionnalité de la signification parmi leurs fondements. Ces différences d’approche s’enchevêtrent à d’autres, tout aussi décisives, qui portent sur la délimitation de la nature et des limites de la matière linguistique à laquelle on rattache la description produite. On a ainsi postulé des sémantiques pour toutes les unités de la langue et du discours, sémantiques qui, souvent, se nient les unes les autres : les sémantiques lexicales ne supposent pas nécessaire de passer au niveau phrastique pour connaître la signification linguistique qu’encode un lexème, les sémantiques de la phrase n’estiment pas obligatoire de connaître la composition textuelle dont fait partie une combinaison syntaxique concrète pour établir sa signification, et ainsi de suite. Postuler que le fait sémantique se rattache à tel objet est donc, aussi, définir la position qu’on incarne à l’intérieur de ces discussions et de cette manière dénier ou, le plus souvent, cacher le conflit de perspectives. En somme, le fait sémantique est inséparable des tensions qui structurent le champ de la sémantique et en cela, toute définition qui en fait l’économie n’est que partiale et partielle. Mais le fait sémantique est insaisissable encore dans un autre sens – et c’est, probablement, ce qui le caractérise avant toute autre considération. Essayer de saisir un fait sémantique, le nommer, le décrire, en produire une représentation, ce n’est jamais s’emparer de ce fait que l’on aspire à saisir, mais en produire un nouveau. Le fait à décrire peut être approché, délimité, mis en rapport avec d’autres, mais ne peut pas être exhibé, reproduit dans toute son étendue. Le fait sémantique 3 relève de l’inaccessible, de sorte que si l’on devait établir ce qui est commun à toute approche sémantique, peut-être faudrait-il dire qu’il s’agit de l’ambition d’observer des matérialités langagières afin de décrire ce qui, tout en se rapportant d’une certaine manière à ces matérialités, par sa propre nature, se dérobe. Avouons qu’il y a de quoi décourager l’esprit le plus hardi. Ce mémoire de synthèse rétablit, dans ses grandes lignes, mes tentatives de saisir le fait sémantique, à travers des prises de position autorisant certains types d’analyses ayant pris forme dans des ensembles conceptuels successivement postulés, modifiés, entièrement reformulés ou intégrés dans une nouvelle perspective. Il a aussi fallu par le changement de l’unité observée (morphème grammatical, mot, phrase, énoncé, situation, espace social…) et par l’évolution des préoccupations, interpeller des théories, de courants, voire de systèmes philosophiques parfois plus proches, parfois plus lointains du paradigme qui fournit le point de départ de mes questionnements, qui est celui de la Théorie de l’argumentation dans la langue (Anscombre & Ducrot 1983), en particulier dans la manière dont il se concrétise dans la Théorie des blocs sémantiques (Carel 1992, 2011). Ces théories m’ont attiré d’entrée de jeu par leur éclairage de la centralité du sens dans la vie courante comme dans les enjeux publics (littéraires, philosophiques, politiques, scientifiques), par leur volonté de formalisation rigoureuse d’un appareil descriptif et leur capacité à produire une critique des sémantiques et des pragmatiques dominant le paysage académique international. Je suis parti d’une volonté d’enrichissement de la sémantique linguistique que proposait l’Argumentation dans la langue pour ensuite essayer d’étendre son domaine d’application. Dans ce parcours jalonné de dialogues avec différentes disciplines, j’ai traité d’objets qui vont de morphèmes grammaticaux à des conflits concernant des modes de vie de groupes sociaux. Dans ce qui suit, seront reprises les différentes étapes de ce parcours pour mettre en évidence les questionnements qui l’ont guidé, les affirmations qu’il a été possible de produire, les nombreux dialogues avec d’autres approches qui lui ont donné sa forme et les projets qui le sous-tendent. 4 1. Problèmes descriptifs pour la sémantique argumentative et la polyphonie linguistique Mes recherches commencent en 1998 lorsque, étudiant en licence à l’Universidad de Buenos Aires, je suis invité par l’un de mes professeurs, Alejandro Raiter, à participer à l’équipe qu’il dirigeait. Pour mon début dans les activités de cette équipe, on me donne un exemplaire d’une revue qui venait de paraître, et qui allait être discutée dans la réunion suivante. Il s’agissait d’un numéro thématique où différents auteurs exposaient l’état des recherches en cours à l’intérieur de deux théories : la Théorie de l’argumentation dans la langue et la Théorie de la polyphonie. C’est à croire que les parcours sont déterminés à des instants décisifs, car il ne semble pas exagéré de dire que ma propre réflexion sur les phénomènes langagiers prend naissance avec cette lecture. 1.1. Théorie de l’argumentation dans la langue La valeur argumentative d’un énoncé ne dérive pas d’une valeur informative première, la valeur sémantique de la phrase ne contient d’ailleurs aucune composante informative. Voilà une version concentrée de la thèse centrale de la Théorie de l’Argumentation dans la langue (initiée par les travaux d’Anscombre et de Ducrot dans les années 70), dans sa formulation la plus radicale (présente dès l’article « Argumentativité et informativité » d’Anscombre et Ducrot, 1986). Cette affirmation implique une bifurcation décisive : alors que la sémantique s’était développée sur les bases de la logique, qui suppose que les unités sémantiques sont des représentations d’états des choses dans le monde (ce qui n’était plus à défendre au moins depuis le Tractatus de Wittgenstein), Anscombre et Ducrot soutiennent en étudiant la valeur argumentative des énoncés, que la sémantique, telle qu’elle s’est construite jusque-là, n’est capable d’apporter aucune explication valable aux phénomènes qui se présentent à ce type d’analyse. Cette thèse ouvrait ainsi un nouveau champ d’observations, une nouvelle manière de concevoir la signification des mots, le sens des énoncés, le fonctionnement de la langue et de la parole. En créant son propre domaine d’application (la valeur argumentative des énoncés et la manière dont elle est préfigurée dans la signification des mots) et surtout en prouvant son 5 indépendance vis-à-vis de l’objet de la sémantique logique, comme de l’inadéquation descriptive de cette dernière, l’Argumentation dans la langue brûlait ses navires : dès lors, elle ne pouvait que se déployer en toute indépendance de la sémantique telle qu’elle se pratiquait jusque-là – sauf pour mieux exposer ses torts – et ne pouvait qu’aboutir à la conclusion que le langage est réfractaire à toute signification littérale, à toute transmission d’information, à toute objectivité. Il n’est pas étonnant que ce constat d’ordre général ait donné lieu à plusieurs théories précisant la nature de la valeur argumentative des énoncés et des instructions argumentatives encodées dans le lexique. La première de ces tentatives est la Théorie des Topoï (voir notamment Anscombre 1984 ; Anscombre et Ducrot 1986 ; Ducrot 1988 ; Anscombre 1995a et b). Pour cette théorie, parler c’est évoquer des garants dont on se sert pour rendre acceptables – ou pour faire accepter – les conclusions que l’on vise, des principes argumentatifs que l’on présente comme partagés par la communauté, des lieux communs : des topoï. Un topos est structuré de deux propriétés reliées par un lien qui fait apparaître la présence de la première comme amenant à conclure à la présence de la seconde. Avec une précision, qui dérive du concept d’échelle argumentative précédemment élaboré par Ducrot (1973) : les propriétés reliées par un topos sont graduelles. Un topos est ainsi de la forme « plus un objet O a la propriété P, plus un objet O’ a la propriété Q », ou plus schématiquement <plus P, plus Q>. L’énoncé Pierre a réussi parce qu’il avait bien travaillé évoque le topos qui relie la propriété <Travailler> à la propriété <Réussir>, sous sa forme <plus on travaille, plus on réussit>1. Un mot « plein » contient donc dans sa signification linguistique un faisceau de topoï, qui est l’ensemble de topoï que l’emploi de ce mot habilite : la signification du verbe travailler contient les topoï <plus on travaille, plus on réussit>, <plus on travaille, plus on est fatigué>… Les mots « outils » (mais, même) encodent de leur côté des instructions qui permettent de sélectionner des parcours topiques à l’intérieur d’un « champ topique ». La Théorie des topoï était pour moi sans commune mesure parmi les théories traitant du sens. Sa capacité à intégrer dans la signification linguistique le pouvoir des mots pour contraindre les suites possibles d’un énoncé, me semblait toucher à un mécanisme essentiel qui interroge le rapport entre les déterminations sociales et le fonctionnement du système linguistique, entre l’émission linguistique individuelle et la construction collective d’une 1 Techniquement, un schéma topique <Travail, Réussite> autorise, au moins d’un point de vue formel, quatre formes topiques <+Travail, +Réussite>, <-Travail, -Réussite>, <+Travail, -Réussite>, <-Travail, +Réussite>. Voir à ce propos Ducrot (1988). 6 situation énonciative. Je trouvais néanmoins un problème : cette théorie négligeait l’hétérogénéité dans la distribution des topoï. Contrairement à ce que laissent croire les auteurs, disais-je, tout locuteur ne dispose pas à tout moment de l’ensemble des topoï relatifs à une communauté langagière. Mes premiers travaux essayent donc d’établir un critère permettant de nuancer la supposition d’une disponibilité homogène de topoï : je proposais que le genre du discours était un facteur contraignant les topoï pouvant être mobilisés, aussi bien dans la production que dans l’interprétation de discours (c’est le propos de L. 2003a et 2003c 2 ). J’ai tenté une – très modeste – expérimentation psycholinguistique de cette hypothèse dans (L. 2000). La lecture d’un article de Carel sur l’adverbe trop, qui est l’un des premiers textes où Carel présente le concept de « bloc sémantique » (Carel 1995), m’a mis sur la voie que j’allais suivre. Dès sa thèse de doctorat, Carel propose ce concept pour résoudre des incohérences qu’elle constate entre la Théorie des topoï et la thèse centrale de l’Argumentation dans la langue (Carel, 1992). À partir du tournant pris dans l’article « Argumentativité et informativité » d’Anscombre et Ducrot, l’affirmation centrale de l’Argumentation dans la langue est, on l’a vu, que la valeur argumentative des énoncés est indépendante d’une valeur informative première. Or, signale Carel, la notion de « topos » est redevable du concept de « propriété » : un topos est une relation entre deux propriétés, par exemple, <Travailler> et <Réussir>. La dépendance du topos vis-à-vis des propriétés qu’il relie est particulièrement observable dans la manière dont la Théorie des topoï envisage le rapport entre topoï différents. Le topos <plus on travaille, plus on réussit> et <plus on travaille, plus on est fatigué> relient la même propriété <Travailler>, l’un à la propriété <Réussite>, l’autre à la propriété <Être fatigué>. C’est ce qui permet d’établir des champs topiques (cette vision des topoï sera révisée ensuite dans Bruxelles, Ducrot & Raccah 1993). Il est nécessaire de savoir ce qu’est <Travailler> en deçà de toute saisie par un topos, de toute mise en lien conclusif, de toute argumentativité. De quelle nature est cette propriété ? La Théorie des topoï n’y a pas accès. Elle se rend ainsi dépendante d’une théorie non argumentative des propriétés. Et contredit ainsi la thèse centrale de l’Argumentation dans la langue. Pour résoudre cette contradiction, tout en restant dans le cadre que définit l’Argumentation dans la langue, Carel propose que la signification des termes de la langue et le sens des énoncés ont affaire non pas à des paires de propriétés reliées mais à des entités atomiques, indécomposables, des « blocs sémantiques ». Un bloc sémantique ne comporte 2 Les références dont je suis le seul auteur seront marquées par mon initiale suivie de l’année de publication. 7 aucune composante interne. Il existe d’une part le bloc du travail-qui-mène-à-la-réussite et d’autre part le bloc du travail-qui-fatigue, mais ces blocs ne partagent aucun élément. Les énoncés contiennent, dans leur sens, des blocs, ou plus précisément, une saisie spécifique d’un bloc, dite « aspect argumentatif » (Carel, 1998a et b). L’énoncé Pierre a réussi parce qu’il avait bien travaillé exprime un aspect du bloc du travail-qui-mène-à-la-réussite et l’énoncé Jean a bien travaillé et pourtant il a échoué exprime un autre aspect du même bloc. Le premier aspect est tel qu’il admet des paraphrases contenant des conjonctions du type de donc, si conditionnel ou encore parce que. Carel appelle ce type d’aspects « normatifs ». Le second type est celui des aspects qui peuvent être paraphrasés par des enchaînements qui comportent des éléments comme pourtant, même si ou bien que ; ce sont les aspects « transgressifs ». On désigne un aspect en spécifiant des mots qui permettent de le concrétiser en discours, et en indiquant le « type » d’aspect par un symbole : DC (rappelant donc) pour les aspects normatifs et PT (pour pourtant) pour les transgressifs. Ainsi, on peut défendre l’idée que le verbe travailler comporte dans sa signification les aspects TRAVAILLER DC RÉUSSIR et TRAVAILLER PT NEG RÉUSSIR, où NEG n’indique pas la négation syntaxique mais l’inversion argumentative de l’élément sur lequel il porte. La Théorie des blocs sémantiques (désormais, TBS) faisait siens les acquis de l’Argumentation dans la langue en apportant des réponses aux problèmes épistémologiques qu’elle avait rencontrés et dessinait une voie pour des analyses robustes. Les propositions de Carel établissaient, par leur côté formalisant et leur méthode minutieuse d’observation d’énoncés singuliers, la possibilité d’une sémantique linguistique intégrale. Se préoccupant moins des mécanismes d’imposition intersubjective des principes argumentatifs que de la structure du sens et des modalités linguistiques de sa construction, la TBS fournissait également un terrain propice au traitement renouvelé des problèmes abordés par d’autres paradigmes théoriques en sémantique linguistique. Un élément m’intriguait particulièrement dans le passage de la Théorie des topoï à la TBS : la disparition de la gradualité. La Théorie des topoï faisait de la gradualité la pierre de touche de la sémantique, au point que l’on peut croire être face à une sémantique bien plus graduelle qu’argumentative (ce qu’elle n’est que par un coup de force rhétorique, puisqu’il y reste peu de chose de ce qu’à l’extérieur de cette théorie on appelle « argumentation »). La TBS, en principe, ne donne à la gradualité aucune place. Dans la Théorie des topoï, la gradualité est une dimension intrinsèque de la signification linguistique (ce qui me semblait un argument décisif contre les sémantiques logicistes). La Théorie des blocs sémantiques 8 devait, c’était mon avis, s’emparer de ce sujet. Il fallait réinterpréter les concepts d’orientation et de force argumentative, retravailler l’idée d’échelle, définir les rapports graduels possibles entre des énoncés, disposer d’une vision d’ensemble de la fonction sémantique des modificateurs graduels. J’ai essayé de poser les bases d’une telle entreprise dans L. (2004). L’article cité de Carel sur trop affirmait cependant en filigrane que la gradualité est un phénomène discursif dont la structure sémantique restait à déterminer. J’ai pris cette direction dans les travaux issus de mon DEA. Mais avant de présenter les résultats auxquels je suis parvenu en suivant cette ligne, il est nécessaire d’introduire mes recherches simultanées sur la dimension polyphonique du sens, qui ont eu beaucoup d’importance dans mes travaux ultérieurs. 1.2. Théorie de la Polyphonie Parallèlement à mes travaux sur la réinterprétation de la gradualité dans le cadre de la TBS, j’abordais des problèmes que je rencontrais dans la Théorie de la polyphonie. L’Argumentation dans la langue et la Théorie de la polyphonie sont des approches cohérentes et faites pour fonctionner ensemble, mais elles ne commencent vraiment à dialoguer entre elles qu’à partir de Carel et Ducrot (2006). On peut dire, sommairement, que l’Argumentation dans la langue s’occupe de la nature des entités qui structurent le propos de l’énoncé, alors que la Théorie de la polyphonie conceptualise la manière dont l’énoncé construit le rapport entre ces entités, comme la manière dont l’énoncé construit sa propre apparition. Nous aurons l’occasion de le montrer, beaucoup de nos recherches visent précisément à intégrer les concepts et phénomènes relatifs et à l’argumentation et à la polyphonie linguistiques. La Théorie de la polyphonie est une théorie paradoxale – et c’est, à mon avis, une mauvaise interprétation de ce paradoxe qui nourrit les sévères critiques que les analystes du discours lui adressent sans relâche depuis ses débuts. Elle se donne pour objet l’enchevêtrement de subjectivités qui structure le fait énonciatif tout en promouvant une dissociation stricte entre le sens d’un énoncé et l’existence de son auteur matériel. Pour la Théorie de la polyphonie, la description des subjectivités énonciatives doit s’émanciper des êtres psychologiques qui supportent l’activité langagière. Les êtres ayant des propriétés physiques, cognitives, sociales relèvent d’un ordre sur lequel la linguistique n’a aucune prise. Et dans tous les cas, ce qui compte à l’heure de décrire l’événement de l’apparition d’un 9 énoncé, c’est la manière dont l’énoncé lui-même le construit. Si l’énoncé a un responsable dont la linguistique ait quelque chose à dire, c’est dans la mesure où l’énoncé lui-même le produit et le montre. Un énoncé peut se construire un locuteur, et la linguistique doit pouvoir établir de quelle manière un énoncé produit cette image d’un auteur, mais non pas le type de rapport entre l’énoncé et les êtres qui parlent : ceux-ci appartiennent à une dimension indépendante. Face à des théories de l’énonciation qui font du sujet parlant l’actualisateur d’un système virtuel, et de l’énonciation une somme de paramètres de contextualisation, face à une analyse du discours qui traite de la subjectivité linguistique à l’aide de la théorie psychanalytique, la Théorie de la Polyphonie répond : nous ne pouvons même pas faire l’hypothèse qu’un énoncé a un auteur. Bien entendu, si énoncé il y a, c’est qu’une parole a été proférée. Mais une fois cette parole parue, ce n’est qu’elle qu’il faut interroger pour établir les caractéristiques sémantiques de son émergence. Cependant, le moment proprement polyphonique est celui du postulat que l’énoncé porte en soi une hétérogénéité subjective qui lui est intrinsèque. Non seulement l’énoncé produit de lui-même l’émergence d’une subjectivité responsable, celle du locuteur, mais en plus, ce locuteur n’est pas censé exprimer directement ses propres jugements. Le rôle du locuteur – de ce locuteur que l’énoncé construit de toutes pièces – est de montrer d’autres subjectivités, d’un autre type, des subjectivités qui ne parlent pas mais qui ont des attitudes envers des points de vue déterminés. Étant donné que, lors de ses premières formulations, Ducrot attribue à ces subjectivités le rôle de supporter les actes illocutoires, il les nomme énonciateurs. Même si par la suite il devient clair que les énonciateurs n’ont pas la capacité d’énoncer, ils garderont cette dénomination. Un énonciateur est en effet une subjectivité abstraite, sorte de pur support d’une attitude envers un point de vue, subjectivité avec laquelle le locuteur peut se montrer d’accord ou non. Sans doute, le cas exemplaire le plus frappant le fournit le type de négation que Ducrot (1984) qualifie de polémique. En appliquant les propositions de Ducrot, on peut dire que le titre de journal Ankara n’a toujours pas annoncé la date de retrait de ses troupes (j’emprunte l’exemple à Moeschler, 1992) montre un locuteur mettant en scène un énonciateur ayant une attitude positive à propos du point de vue d’après lequel Ankara a déjà annoncé le retrait de ses troupes, énonciateur dont le locuteur se dissocie, et un autre énonciateur, auquel le locuteur s’assimile, ayant une attitude négative vis-à-vis de ce même point de vue. Lors d’une série de travaux menés à Buenos Aires avant mon DEA, au début des années 2000, j’ai tenté de montrer que l’idée qu’un locuteur met en scène des énonciateurs était 10 insuffisante pour expliquer le feuilletage des subjectivités que mettent en place par exemple les journaux d’information. Si on peut identifier la ligne politique d’un journal, me disais-je, c’est que le journal lui-même apparaît comme une voix responsable du dire, même lorsque les articles sont signés de leur auteur. Un supra-locuteur commun à tous les articles d’un journal devait être admis, en plus du locuteur de chaque article (L. 2003b). 1.3. Modification « graduelle » Grâce à une bourse octroyée par les États argentin et français, j’ai pu effectuer un Diplôme d’études approfondies à l’EHESS, sous la direction de Marion Carel (2003-2004). J’aspirais à établir la conceptualisation générale de la gradualité dont, selon mon opinion, la TBS avait besoin. Submergé par la multiplicité de cas qu’il me fallait traiter, j’ai dû me rabattre sur la modification par très des adjectifs épithètes. Il fallait montrer le rôle spécifique de très dans une sémantique strictement argumentative et ne faisant appel à aucun moment à l’idée d’information. Il s’ensuivait un rejet de l’idée de gradualité elle-même. Mais la classification « traditionnelle » des adjectifs se voyait également affectée par cette disparition de la gradualité : les études sémantiques des adjectifs classent en général les éléments de cette catégorie selon qu’ils acceptent ou non une modification graduelle (l’un des tests le plus utilisés étant, précisément, la capacité d’un adjectif à être modifié par très). Ces deux classes peuvent être identifiées par des propriétés morphologiques et par d’autres propriétés sémantiques (les adjectifs appartenant à la seconde classe dénoteraient une sorte de relation) : il s’agit des adjectifs dits « qualificatifs » (modifiables par très) et « relationnels » (d’origine dénominale, dénotant une sorte de relation et n’admettant pas la modification par très). L’existence d’une classe d’adjectifs relationnels admettant la modification graduelle, et en particulier, la modification par très, pose un problème classique. La plupart des auteurs supposent que la modification par très d’un adjectif relationnel, comme français, déclenche une lecture qualificative de cet adjectif. Autrement dit, certains adjectifs admettent deux lectures, l’une relationnelle, l’autre qualificative, cette dernière apparaissant notamment en cas de modification graduelle3. J’ai voulu montrer d’abord que très a une fonction de centrage sémantique, qui n’a rien à voir avec une modification graduelle, et ensuite que les adjectifs « à deux lectures » ne contiennent pas deux significations de nature différente. Très est un opérateur qui sélectionne 3 Ces questions sont traitées principalement dans Arrivé et al. (1986), Bartning (1980), Berrendonner (1995), Dubois et al. (1994), Noailly (1999), Tamba (1980). 11 le centre sémantique de la structure syntaxique que forment le nom et son modificateur épithète (structure que j’appelais « épithétisation »). Une épithétisation (structure syntaxique) peut avoir deux structures sémantiques : elle peut être centrée sur le nom (auquel cas le sens de l’épithétisation est fourni essentiellement par le nom), ou bien sur l’adjectif (si le sens de toute la structure syntaxique provient essentiellement de l’adjectif). Par ailleurs, pour comprendre le rôle que j’assignais à très, il est nécessaire de préciser que les mots, pour Carel, peuvent avoir des fonctions différentes dans la constitution du sens de l’énoncé. La partie du sens de l’énoncé dont s’occupe la TBS est faite de « contenus argumentatifs ». Chaque contenu est fait de deux éléments : un aspect argumentatif et un enchaînement argumentatif. L’aspect argumentatif est ce qui donne la portée la plus générale à l’énoncé, ce qui permet de relier des énoncés différents entre eux par leur familiarité sémantique ; l’enchaînement concrétise cet aspect en ajoutant ce que l’énoncé a de plus spécifique. Ainsi, l’énoncé Pierre a eu de la chance : il a réussi son bac alors qu’il n’avait pas travaillé du tout véhicule, entre autres, un contenu argumentatif constitué d’un aspect argumentatif NEG TRAVAILLER PT RÉUSSIR et d’un enchaînement argumentatif comme Pierre n’avait pas travaillé et pourtant il a réussi son bac. Lorsqu’un élément de l’énoncé fournit la structure d’un des aspects que l’énoncé exprime, Carel l’appelle terme « constitutif » ; lorsque l’élément décide de la forme de l’enchaînement que l’énoncé évoque, sans participer pour autant à déterminer l’aspect argumentatif, le terme sera dit « évocateur ». Cette dichotomie n’épuise pas l’ensemble des fonctions sémantiques des termes d’un énoncé mais elle suffit pour comprendre la substance de mes hypothèses sur très : très véhicule l’instruction de faire de l’adjectif un terme constitutif, fournissant la structure de l’aspect argumentatif que l’énoncé exprime. Par exemple, l’épithétisation couteau très aiguisé véhicule un aspect AIGUISÉ DC DANGER, alors que couteau tranchant exprime un aspect qui provient du nom : COUTEAU DC COUPE. D’où que l’on puisse dire à un invité qui ne parvient pas à couper sa viande : attends, je vais te donner un couteau aiguisé, mais qu’un énoncé attends, je vais te donner un couteau très aiguisé apparaîtrait dans ce contexte comme étrangement formulé, alors qu’on pourrait dire avec naturel Les enfants, faites attention à ce couteau très aiguisé ! Cette hypothèse allait à l’encontre de la description que donne de très la sémantique d’inspiration logique qui considère que la présence de cet adverbe augmente la « quantité » 12 (contextuellement établie) de la propriété dénotée par l’adjectif et détenue par l’objet que nomme le substantif4. Les principaux résultats de ces recherches sont publiés dans L. (2005). 1.4. Une grammaire argumentative de la phrase J’ai conçu ma thèse de doctorat (Pour une grammaire argumentative de la phrase. Le cas de l’article défini et indéfini en français et en espagnol, soutenue en octobre 2008 à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Jacques Jayez) comme une généralisation des affirmations que je développais dans mon DEA. S’il y avait des termes de la langue dont la fonction est de déterminer la structure sémantique de l’énoncé, il était possible de construire une grammaire strictement argumentative, c’est-à-dire le système des contraintes que les composantes morphosyntaxiques de la phrase imposent au sens argumentativo-polyphonique d’un énoncé. J’ai choisi de travailler sur les déterminants définis et indéfinis car ils me permettaient de mesurer la capacité de l’approche argumentative à être confrontée aux problèmes fondamentaux des sémantiques référentielles et logicistes. En effet, la question de la référence des groupes nominaux comportant un déterminant défini ou indéfini est, depuis la naissance de la sémantique logique moderne (Frege-Russell), l’un des sujets les plus examinés, les plus problématiques pour ce domaine d’étude. Le champ de ces recherches a donné naissance aux problèmes les plus classiques : les présuppositions d’existence et d’unicité liées aux groupes nominaux définis, l’opposition entre spécificité vs. généricité, la question du contexte opaque, la différence entre lecture attributive vs. référentielle des groupes nominaux, la lecture existentielle et partitive des indéfinis, le contraste entre les prédicats thétiques et les prédicats catégoriques, les chaînes référentielles… S’occuper des articles définis et indéfinis était l’occasion de revenir sur ces sujets avec un point de vue nouveau. Le but général de ma thèse était de produire une description des propriétés sémantiques des articles définis et indéfinis en français et en espagnol de sorte à rendre valide l’hypothèse que la structure du sens argumentatif et polyphonique d’un énoncé est décidée par ce que j’appelais la « structure fonctionnelle de la phrase », c’est-à-dire la distribution des rôles sémantiques de ses éléments. Le rôle sémantique d’un élément linguistique c’était, pour moi, comme pour Carel, son rôle dans l’expression d’un aspect ou dans l’évocation d’un 4 Voir pour cette approche notamment Kennedy (2003). 13 enchaînement, mais aussi dans la détermination des paramètres énonciatifs. Autrement dit, je me proposais de construire une sémantique linguistique qui intègre dans un même niveau d’analyse, dans une même couche du sens, la dimension argumentative (traitée par la TBS) et la dimension énonciative (d’après le traitement qu’en fait la Théorie de la Polyphonie). À défaut de trouver un terme nouveau désignant cette imbrication (sémantique « polyphonicoargumentative » ?) je parlais de sémantique « argumentative au sens large ». L’objectif descriptif de ma thèse était de caractériser la fonction des articles le et un du français et el / lo, un, en espagnol, dans la détermination du sens de l’énoncé, donc leur place dans la structure fonctionnelle, démontrant la viabilité d’une grammaire argumentative au sens large. Ces deux objectifs étaient guidés par une tâche polémique : démonter un à un les problèmes des sémantiques logicistes à travers leur réexamen minutieux. Ces problèmes ayant toujours pour origine la détermination des conditions de vérité de la phrase ou la détermination de la référence des groupes nominaux, il fallait les observer avec le prisme d’une théorie excluant la vériconditionnalité et la référence. Pour ce faire, il me semblait néanmoins nécessaire, à tort ou à raison, de faire une concession : afin de mieux discuter de la capacité à déduire l’indépendance des problèmes argumentatifs vis-à-vis de ceux qui touchent à la construction de la référence, il fallait accepter que les sémantiques logicistes s’occupent d’un objet qui leur revient de droit, d’une couche du sens linguistique qui est celle où se décide la référence dans le monde des émissions linguistiques, où s’établissent les représentations des états de choses qui peuvent être vraies ou fausses, et que cette couche s’accompagne d’une autre, parallèle et indépendante, qui est celle où la langue et la parole produisent le sens argumentatif. Je me situais donc d’emblée dans une conception hétérogène du sens linguistique. Les résultats de ma thèse montrent que si on accepte que le sens d’un énoncé s’articule effectivement en deux couches, l’indépendance réciproque de ces deux couches est absolue, et que la couche argumentative permet de trouver des réponses simples aux problèmes classiques des sémantiques logicistes, en particulier en ce qui concerne le rôle des GN définis et indéfinis dans les chaînes référentielles. Structure fonctionnelle Les instructions sémantiques que véhiculent les articles et qui sont relatives à la sémantique argumentative au sens « étroit », c’est-à-dire celle qui peut être manipulée à l’aide 14 de la TBS, peuvent être conceptualisées à l’aide de l’opposition entre termes « constitutifs » et « évocateurs » que l’on a présentée plus haut. Mon hypothèse générale était que l’article indéfini détermine la fonction constitutive pour le nom qu’il précède et que les noms précédés de l’article défini admettent les deux fonctions, celle de terme constitutif et d’évocateur. Les énoncés suivants illustrent cette idée. (1) (2) (3) Une tempête a fait quatorze morts en Europe du Nord. Contenu argumentatif : [tempête DC dégâts ; il y a eu quatorze morts en Europe du Nord à cause d’une tempête] Le vainqueur d’Austerlitz est mort en exil. Contenu argumentatif : [vainqueur PT mort en exil ; Napoléon a été le vainqueur d’Austerlitz et pourtant il est mort en exile] L’homme était très chargé. Il partait en voyage. Contenu argumentatif : [partir en voyage DC être chargé ; l’homme partait en voyage donc il était chargé] L’énoncé (1) exprime un aspect qui est partiellement déterminé par le nom tempête, qui est donc « constitutif ». Cette détermination est partielle, parce que l’aspect est aussi en partie déterminé par le groupe verbal. L’aspect qu’exprime l’énoncé (2) est construit par une connexion entre le groupe sujet et le groupe verbal. Le nom vainqueur, participant de la construction de l’aspect, est « constitutif ». L’énoncé (3) exprime un aspect issu d’une connexion entre les groupes verbaux des deux énoncés de la séquence. Le groupe sujet de (3) participe néanmoins à la construction du sens de l’énoncé, mais seulement dans la spécification de la forme de l’enchaînement que l’énoncé évoque. On peut facilement voir qu’il fallait, d’une part, distinguer les groupes nominaux indéfinis des définis à terme constitutif, et d’autre part, établir dans quelles circonstances un GN défini peut détenir une fonction constitutive ou une fonction d’évocateur. C’est pour faire face à ces difficultés descriptives que j’ai introduit les catégories énonciatives de la Théorie de la polyphonie. Instructions polyphoniques Pour le formuler sans technicismes, mon intuition initiale était que l’article indéfini apporte au contenu argumentatif, notamment lorsque le groupe nominal est en position sujet, un type de subjectivité particulière qui n’est pas celle de l’expression d’une opinion, ou bien un type d’objectivé qui n’est pas exempte d’une certaine saisie. Ces intuitions étaient proches de celles qui guidaient des travaux issus d’autres paradigmes. Ainsi pour Furukawa (2006), les 15 énoncés à groupe sujet indéfini (non génériques, donc cela ne s'appliquerait pas à Un célibataire est un homme non marié) se caractérisent par le fait d'exiger un « point d’ancrage » constitué par un « lieu de perception directe ». Si on énonce Un enfant joue dans la cour, l’énoncé construit, selon Furukawa, un locuteur qui perçoit la situation dont il parle. Rabatel (2001) fait également appel à une certaine idée de la perception pour caractériser des constructions syntaxiques des structures présentatives c’est … et il y a. Ses remarques ont été déterminantes non seulement pour ma thèse de doctorat mais pour de nombreuses recherches que j’ai menées par la suite sur la polyphonie linguistique. Rabatel soutient que ces structures sont liées à l’apparition de ce qu’il appelle un « foyer de point de vue » qui est son interprétation du concept d’« énonciateur » de la Théorie de la Polyphonie. Ces deux expressions (c’est et il y a) ont attiré mon attention car dans leurs usages canoniques elles sont suivies par un article indéfini. Selon Rabatel, les présentatifs font porter le contenu qu’ils introduisent par un « centre de perspective » subjectif, support d’une activité cognitive où se confondent perception, pensée et parole intérieure. L’interprétation sous un prisme réaliste de la Théorie de la polyphonie que propose Rabatel (en se demandant « qui pense ? », « qui voit ? », ou encore « qui est le sujet à qui ses mots appartiennent ? ») était habilitée par certaines définitions de Ducrot (en particulier celles du chapitre 8 de Le dire et le dit). Les auteurs de la Théorie Scandinave de la Polyphonie (SCAPOLINE) 5 adoptent des interprétations similaires, notamment en faisant de l’énonciateur la « source » d’un point de vue. Mon interprétation de la théorie était tout autre. Rappelons que d’après Ducrot (1984), le locuteur met en scène (ce qui est en réalité un raccourci pour « le locuteur est montré comme mettant en scène ») un énonciateur ayant une certaine attitude vis-à-vis d’un « point de vue ». Un « point de vue » est la possibilité d’une certaine parole plutôt qu’une parole précise. L’analyse de ce que Ducrot appelle « point de vue » en tant que contenu argumentatif, pouvant lui aussi être défini comme la possibilité d’une certaine parole, était pour moi d’une évidence manifeste. Mais la notion d’« énonciateur » était ambiguë. Parfois personnage portant une pensée (dans l’analyse que Ducrot propose d’un fragment de Britannicus, Albine est l’énonciateur – ridiculisé – du point de vue selon lequel Néron est conduit par la vertu lorsqu’Agrippine dit et ce même Néron, que la vertu conduit, fait enlever Junie au milieu de la nuit), parfois le support d’une perception (dans l’analyse de Ducrot de l’incipit de L’éducation sentimentale, Frédéric Moreau est l’énonciateur qui porte le point de vue posé par les deux berges [de la Seine] filèrent comme 5 Nølke, Flottum, Norén, 2004. 16 deux larges rubans que l’on déroule parce qu’il est situé à l’arrière du bateau qui quitte Paris et donc perçoit effectivement la Seine se dérouler, d’autant plus que la vue de l’aval est bouchée par l’île de Saint-Louis et l’île de la Cité, les quais ont donc l’air de s’allonger à mesure que le bateau s’éloigne des îles), parfois subjectivité abstraite (une simple voix absente qu’on évoque lorsqu’on dit il paraît que…)6. Pour garder une cohérence avec une sémantique dépourvue de l’idée de référence et dont l’objet reste la capacité des discours à contraindre les suites discursives, il fallait éviter les interprétations réalistes et revenir plutôt à la formulation que Ducrot en donne dans le chapitre 7 de Le dire et le dit où la notion d’énonciateur permet de caractériser une certaine force du propos plutôt qu’une origine ou l’identité de celui qui détient un point de vue. Cette lecture apparaissait d’une manière assez similaire dans la proposition de Berrendonner (1981) d’un énonciateur qu’il nomme le « Fantôme de la Vérité ». Berrendonner soutient en effet que certains énoncés, par exemple, lorsqu’on énonce une formule mathématique ou un fait historique, semblent faire parler « la réalité ». Dans mon interprétation de la Théorie de la polyphonie, et en cela mes études convergeaient avec celles de Carel (2008), les énoncés associent des contenus argumentatifs à des « personnes énonciatives » qui confèrent des effets rhétoriques spécifiques à l’énoncé. Un énoncé comme Napoléon fut sacré empereur en 1804 montre le point de vue d’une « personne énonciative » qui confère à l’énoncé une allure d’irréfutabilité : j’appelais cette « personne », avec Carel, le Monde. Le Monde s’oppose ostensiblement à une autre « personne », ouvertement subjective, celle que l’on trouve dans des énoncés qui présentent une certaine partialité, un parti pris, comme lorsqu’on dit à mon avis, P : dans ces cas le contenu apparaît comme élaboré dans la prise de parole elle-même. Le contenu est associé dans ces cas à la « personne » Locuteur. Dans la vision de la polyphonie linguistique que je développais à cette époque, un énonciateur ne peut qu’être une « personne énonciative » et jamais une personne au sens ordinaire du terme. Je me suis servi d’une formulation de Carel, qui appelait à voir dans les énonciateurs moins des individus identifiables qu’un certain « ton », c’est-à-dire une certaine manière de présenter les contenus sémantiques, pour faire de ce terme le nom d’un concept : j’ai appelé « tons » l’ensemble d’effets que produit l’association d’un contenu argumentatif à une « personne énonciative ». Une fois fixée cette conception des énonciateurs, j’étais encore loin d’avoir un résultat pour le problème des énoncés à groupe sujet indéfini. Ni le ton du Monde ni le ton du 6 Les trois exemples sont présentés dans Ducrot (1984). 17 Locuteur ne permettent de trouver une caractérisation satisfaisante de la modalité énonciative propre à ces énoncés. D’un côté, le ton de Monde fait émerger la problématique de la construction discursive de l’objectivité, ce qui le rapproche des affirmations de Benveniste sur « l’histoire », comme de ce que Ducrot postule autour du présupposé et de ce qu’en linguistique énonciative on connaît comme les modalités de « l’effacement » des traces de l’activité énonciative (Rabatel 2004, Vion 2001). Il est donc réfractaire à toute idée de saisie subjective que ces énoncés semblent véhiculer. De l’autre côté, le ton de Locuteur, relève du domaine de l’expression de la subjectivité, du concept benvenistien de « discours », des moyens de manifestation dans l’énoncé de l’activité énonciative en train de se construire. Or celui qui dit Un enfant joue dans la cour semble plutôt tourné vers un extérieur, que sa parole essaie de restituer. La modalité propre aux énoncés à sujet indéfini semblait ainsi recouvrir à la fois l’idée intuitive d’objectivité et de subjectivité, sans pour autant tomber sous l’une ou l’autre de ces deux catégories binaires. J’ai repris la clef de lecture fournie par Rabatel (2001), qui considère que les tournures présentatives expriment un « point de vue » (PDV). Un PDV est l’expression linguistique (marquée ou non) de la perception et les pensées d’un focalisateur/énonciateur dans des phrases narratives. Si Rabatel associe à l’énonciateur la capacité d’être focalisateur, c’est parce que pour cet auteur le PDV est une perception portée par une subjectivité, phénomène qu’il caractérise en reprenant l’idée de focalisation de Genette (1972). À quelques adaptations épistémologiques près (ma sémantique n’admet ni sujets de conscience, ni perceptions, ni pensées), cette idée m’est apparue tout de suite comme généralisable : l’article indéfini, utilisé dans certaines structures syntaxiques, comporte l’instruction énonciative de faire apparaître le contenu à la fois comme doué d’une certaine objectivité, car il ne s’agit pas de présenter des vues de l’esprit mais des « faits », et d’une certaine subjectivité, car ces faits sont présentés comme perçus, comme vécus. Je me suis vite aperçu que ces constats qui partaient des observations liées à certaines structures syntaxiques précises portaient en réalité sur une modalité énonciative dont ces structures ne sont que quelques-unes des marques. À l’instar de Rabatel, j’ai pris comme point de départ la narratologie de Genette. En effet, dans ses études de la perspective narrative, Genette (1972) soutient que dans certains cas, les événements nous parviennent à travers un regard qu’on ne peut associer ni au narrateur ni à aucun des personnages du roman, un « témoin impersonnel et flottant ». L’un de ses exemples est l’énoncé Le tintement contre la glace sembla donner à Bond une brusque inspiration, où le verbe sembler met le lecteur face à l’inspiration soudaine de Bond en tant 18 que perception de quelque subjectivité sans qu’on puisse dire « qui » porte cette perception. Mais cette idée de « perception » il faut la détacher des perceptions que peuvent capter les cinq « sens ». Il s’agit d’une sorte de perception bien plus abstraite. Si on dit Il y a un risque révolutionnaire en France (déclarations de Dominique de Villepin en 2009), le contenu déterminé par « risque révolutionnaire en France » est présenté comme « vécu ». Cette « perception » (des sens, de l’esprit) n’est pas nécessairement celle du locuteur, ni celle de quelqu’un en particulier : ce n’est même pas en réalité une perception, mais plutôt une certaine manière de mettre en discours un contenu sémantique qui aspire par certains aspects à une certaine objectivité et par d’autres à une certaine subjectivité. Ce sont ces traits, et encore d’autres, que j’ai réunis dans ce que j’ai appelé dans ma thèse le « ton de Témoin ». L’énoncé Un enfant joue dans la cour dit comme réponse, par exemple, à C’est quoi ce bruit ? présente un contenu [enfant jouant DC bruit ; un enfant joue dans la cour, et donc il y a du bruit] sur le ton de Témoin. De manière synthétique, les résultats descriptifs auxquels je suis parvenu sont les suivants : • L’article défini véhicule une instruction mixte qui déclenche l’association du contenu à la voix du MONDE lorsque le GN est en fonction de terme constitutif. • Les articles défini (LE (fr.), EL (esp.)) et indéfini (UN (fr./esp.)) véhiculent les mêmes instructions en français et en espagnol : • L’article indéfini interdit au GN la fonction d’évocateur sélecteur, et n’autorise que les énonciateurs TÉMOIN et LOCUTEUR pour le contenu posé. • L’article défini autorise au GN la fonction d’évocateur, et impose la voix du MONDE lorsque le GN est en fonction de terme constitutif. Ces instructions agissent au niveau de la signification de la phrase, et c’est dans leur interaction avec les instructions véhiculées par d’autres éléments qu’elles parviennent à configurer la structure fonctionnelle de l’énoncé ou à attribuer une valeur aux paramètres polyphoniques. 1.5. Bilan Au-delà du but d’enrichir le lexikon imaginaire où se cumulent toutes les descriptions produites par une sémantique linguistique, ces travaux cherchaient à approfondir et à développer le regard porté par la sémantique argumentative (j’essayais en même temps de résoudre ce que j’entendais être des problèmes de cette approche, comme les questions de la 19 disponibilité des topoï et de la gradualité pour la TBS) et par la Théorie de la polyphonie qui, dès le départ, m’est apparue comme inséparable de l’Argumentation dans la langue. Les analyses de cette première époque ont aussi l’objectif de montrer que les problèmes que les sémantiques d’inspiration logiciste essaient de résoudre dérivent de l’inadéquation de leurs hypothèses. Les principaux résultats de cette première période sont probablement l’affirmation de la nécessité d’une grammaire argumentative de la phrase et ma reformulation des idées de Ducrot (1984) sur ces « voix » que le locuteur laisse entendre, les « énonciateurs ». La suite immédiate de mon travail est guidée par la volonté de préciser les concepts de la polyphonie telle que je commençais à l’envisager, d’en étendre le domaine d’application et d’en tirer toutes les conséquences. 20 2. L’énonciation dans la sémantique À la suite de ma thèse de doctorat, il fallait mettre à l’épreuve l’idée d’une grammaire argumentative. J’ai mené cette tâche sur deux fronts. D’une part, par l’étude d’éléments de langue : marqueur « la » en inuit (Lavie, Bottineau, Lescano, Mahieu, 2010) ; la distinction « ser » / « estar » en espagnol (L., 2009a) ; des temps verbaux (L., 2012b), des adverbes de temps (L., 2012a) en français. D’autre part, en mettant en œuvre cette approche et ses résultats partiels dans l’étude linguistique de textes littéraires (L., 2012a) et philosophiques 7 . Ces études ont surtout été l’occasion d’approfondir et de préciser l’approche polyphonique que j’avais commencé à développer. 2.1. La focalisation narrative L’exploration de la capacité descriptive du « ton du Témoin » fournissait l’un des fils conducteurs de ce cheminement. Outre certains emplois des articles indéfinis, le ton du Témoin permet de caractériser notamment la dimension énonciative des verbes de perception en emploi modal, de l’adverbe maintenant et de l’imparfait dans un contexte narratif. Mais audelà de la description d’éléments de langue, le ton du Témoin permet d’apporter une réponse possible à une question que des polyphonistes comme Nølke, Olsen ou Rabatel se posent de manière plus ou moins explicite : quel rapport entre linguistique et narratologie, ou plus précisément, quels sont les déterminations linguistiques des phénomènes de perspective narrative identifiés par Genette (1972) ? Quels sont les éléments linguistiques qui déterminent que le point de vue que l’énoncé exprime soit ou non identifié au locuteur, à un sujet de conscience abstrait, à un personnage du récit, ou bien que ce qui est dit apparaisse comme le « point de vue » de quelque subjectivité (Nølke et Olsen 2002 ; Olsen 2002 ; Rabatel 1998) ? On sait que, dans son examen de ce domaine de la perspective narrative qu’il appelle le mode, Genette distingue la focalisation interne de la focalisation externe. Il y a focalisation interne si le récit adopte le point de vue du héros, comme dans le style indirect libre, dispositif dans lequel le récit parvient à travers le « filtre perceptif » du personnage. Ce personnage sera 7 Ma conférence faite auprès de la Chaire de Linguistique française de l’Université de Neuchâtel (2014) portait sur l’analyse polyphonique des Jeux de l’amour et du hasard de Marivaux. L’intervention que j’ai faite aux Journées d’étude "Argumentation et polyphonie" à l’Université de Toulouse (2013) se fondait sur une analyse sémantique des Pensées philosophiques de Diderot. 21 dit le « foyer » de la focalisation. Prenons la séquence initiale de la « La Princesse au petit pois » : Quelqu’un frappa à la porte du château, et le vieux roi s’empressa d’ouvrir. C’était une princesse. Le fait que la personne qui a frappé à la porte était une princesse nous parviendrait, d’après Genette, à travers le filtre perceptif du roi. Il s’agit donc d’une focalisation interne dont le « foyer » est le roi. Mais souvent le récit est porté par un « foyer » sans que celui-ci ne soit pour autant identifié ni à un personnage du roman, ni au narrateur. C’est le cas évoqué plus haut de l’énoncé Le tintement contre la glace sembla donner à Bond une brusque inspiration. Cet énoncé, d’après Genette, exprime un point de vue qui n’est pas celui du personnage Bond, puisque ses pensées sont inaccessibles. La perspective n’est pas non plus celle d’un narrateur « omniscient », car si le narrateur était omniscient alors on aurait accès aux pensées de Bond. C’est là qu’intervient l’idée que le récit nous parvient à partir d’un « témoin impersonnel et flottant », sorte de « sujet de conscience » abstrait, non identifiable. Si l’on suit Nølke & Olsen (2002) ou Rabatel (2001), la focalisation narrative serait un phénomène énonciatif à part entière. J’ai essayé de montrer dans une étude de l’adverbe maintenant dans La Jalousie de Robbe-Grillet (L. 2012a), dans une conférence à l’Université de Neuchâtel où j’analysais certaines propriétés énonciatives des Jeux de l’amour et du hasard de Marivaux, et surtout dans un article autour du passé simple (L. 2012b), que les énoncés focalisés comportent une dimension énonciative, car ils sont tous portés par une même voix, celle du Témoin. Mais cette voix ne détermine pas la focalisation narrative. Le ton de Témoin ne détermine pas exclusivement des énoncés focalisés, mais les énoncés focalisés sont énoncés sur un ton de Témoin. Dans le passage suivant de L’amour de Duras (il s’agit de l’incipit), des éléments différents (groupe nominal indéfini, l’adjectivation qualifiant la mer, la description de la situation de l’homme) font en sorte que le point de vue communiqué est mis en discours sur le ton de Témoin. Un homme. Il regarde la mer. La mer est basse, calme, la saison est indéfinie, le temps, lent. L’homme se trouve sur un chemin de planches posé sur le sable. 22 Dans la perspective de la narratologie, on constaterait que l’histoire est racontée depuis un filtre perceptif anonyme. D’un point de vue énonciatif, on identifie une manière de mettre en discours les contenus qui est par ailleurs mobilisée dans des situations non narratives : lorsque D. de Villepin annonce au journal télévisé qu’il y a un risque révolutionnaire en France, rien ne permet de penser que cet énoncé serait analysé par Genette comme focalisé. Pourtant, c’est sur le ton du Témoin que le risque révolutionnaire est présenté. 2.2. Approche interlocutive des tons Jusqu’ici les tons faisaient l’objet d’une double définition. D’une part, par leurs propriétés énonciatives, d’autre part, par leurs forces rhétoriques respectives. Or chacun de ces types de définition comporte des difficultés. Occupons-nous d’abord des propriétés énonciatives. On peut les caractériser schématiquement de la façon suivante : le ton du Locuteur est celui des énoncés qui montrent le point de vue communiqué comme porté par la voix énonçante ; le ton du Monde celui des points de vues présentés comme n’étant portés par aucune subjectivité ; le ton de l’Absent, celui qui fait porter le point de vue par une subjectivité tierce ; le ton du Témoin, celui des énoncés qui associent le point de vue à une subjectivité percevante. Le problème principal de ces définitions est qu’elles manquent d’homogénéité : on a l’impression d’être face à une liste hétérogène de cas. Mais il ne s’agit pas seulement d’un problème de style. Le Locuteur et le Monde renseignent sur la présence du locuteur en tant que tel dans le sens de l’énoncé ; l’Absent et le Témoin, sur des sous-cas de la prise en charge des points de vue. Ces catégories devaient être intégrées dans le cadre d’une réflexion cohérente sur l’énonciation. Il y avait aussi un autre problème à résoudre, qui était cette fois relié à un manque. La prise en compte de la force rhétorique introduisait une conception des énoncés comme insérés dans des schémas « réactifs », d’après lesquels chaque énoncé est pris dans des relations avec d’autres énoncés émanant d’autres voix. Mais les tons ne comportaient que des indications monologales : aucune place n’était laissée à la présence de l’Autre dans l’énoncé. Cette conception devait prendre un tournant délibérément interlocutif. Pour repenser ces catégories, j’ai adopté une terminologie proposée par Carel (2011), mes idées rejoignant en grande partie les siennes. Ce qu’elle appelait modes d’apparition des contenus, qu’elle classait en modes du conçu, du trouvé et du reçu, me semblait recouvrir ce que j’appelais, respectivement, le ton du Locuteur, du Monde et de l’Absent. La terminologie 23 de Carel avait le mérite d’éliminer une couche innécessaire de l’explication : en parlant de modes d’apparition des contenus, il n’était plus nécessaire de postuler l’association des contenus sémantiques à des entités symboliques abstraites – en fin de compte, le recours aux figures n’était qu’un moyen imagé de concentrer des propriétés énonciatives. Pour Carel, il existe un mode de présentation des contenus qui consiste à les mettre en discours comme si le contenu sémantique était conçu par le locuteur au moment même de l’énonciation (le mode du conçu) ; un autre mode qui présente le contenu comme « rencontré » par le locuteur sans qu’aucune subjectivité n’ait de rôle dans sa conception (le mode du trouvé) ; enfin, le mode qui permet au locuteur de se désengager au profit d’une autre subjectivité, et dans lequel les contenus apparaissent comme reçus par le locuteur (le mode du reçu). Ces trois modes correspondaient à ce que j’expliquais par le recours aux figures « le Locuteur », « le Monde », « l’Absent », mais en gardant l’essentiel, une caractérisation de différentes façons de mettre en discours des contenus sémantiques. Il ne restait que des tons rebaptisés comme des modes. Il fallait maintenant reconsidérer ces catégories dans une optique interlocutive. De manière générale, les différents modes énonciatifs devaient être définis en évaluant la manière dont chacun construit le rapport entre le point de vue mis en discours, la voix du locuteur et l’allocutaire. J’ai proposé de définir ces modes énonciatifs de la manière suivante. Le mode du conçu est celui qui montre le contenu sémantique comme l’objet d’un investissement du sujet énonçant et qui construit un allocutaire qui s’oppose au contenu. Il s’agit donc d’un mode énonciatif polémique. Dire Je trouve que Pierre a bonne mine, c’est construire d’une part un locuteur qui s’investit dans le point de vue d’après lequel Pierre a bonne mine, ce qui peut être perçu dans le fait que l’on peut dire que la voix énonçante est construite comme « optimiste par rapport à la santé de Pierre » ; mais c’est aussi construire un allocutaire soutenant le point de vue adverse (l’état de santé de Pierre se dégrade). C’est là le caractère polémique « latent » du mode du conçu : il construit un allocutaire (réel ou virtuel) qui s’oppose à ce qui est affirmé. Ce qui produit une sorte d’« affirmation polémique », qui serait l’inverse exact de la « négation polémique » de Ducrot (1984). Le mode du trouvé est celui qui consiste à présenter les contenus sémantiques comme s’ils étaient indépendants du locuteur, et qui ne construit pas d’allocutaire, mais un simple « auditeur ». Contrairement à ce que suppose Benveniste (1966), et à sa suite de nombreux linguistes de l’énonciation, l’énoncé qui présente un contenu sémantique sur le mode du trouvé ne supprime pas la voix énonçante. Ces énoncés montrent certes le contenu comme existant en toute indépendance de cette voix, mais la voix est bien présente, étant donné que, 24 comme on le verra, on peut attaquer ces énoncés en ciblant le savoir sur lequel l’énonciation est fondée. Le mode du trouvé ne fait pas disparaître le locuteur, mais dispense l’énonciation d’allocutaire. Cette absence d’allocutaire permet d’expliquer par exemple que dans ce passage de Jacques le Fataliste, le narrateur, ayant abandonné le passé simple (dont on peut dire qu’il marque le mode du trouvé), retourne au passé simple (ils allèrent…) pour produire sans équivoque l’impression de « couper court » au moment « dialogué » (L. 2012b) : L'aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. Et où allaient-ils ? Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds : Qu'est-ce que cela vous fait ? Si j'entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques... Ils allèrent quelque temps en silence. Le mode du reçu construit la désimplication du locuteur au profit d’une subjectivité « autre », un allocutaire « dont on admettra la dissidence ». Le mode du reçu, rappelons-le, reprend les observations de Ducrot (1981) sur il paraît que, mais il peut s’appliquer aussi à l’emploi modal du style indirect (Perrin 2004), c’est-à-dire celui qui consiste à introduire un contenu plutôt qu’à attribuer simplement une parole à quelqu’un. Par exemple, seulement le premier des deux énoncés suivants, permet de caractériser Pierre, la personne dont on rapporte les propos. (1) Pierre dit que cette année il n’y aura pas assez d’inscrits au master pour l’ouvrir, je pense qu’il veut nous faire peur. (2) J’aurai enfin du temps pour faire la recherche. Pierre dit que cette année il n’y aura pas assez d’inscrits au master pour l’ouvrir. Le second énoncé introduit le contenu sémantique [il n’y a pas assez d’inscrits donc il n’y aura pas de master] sur le mode du reçu. Cette combinaison (désimplication du locuteur, admission de la dissidence) produit en même temps une sorte de coup de force : elle donne au locuteur une sorte d’« immunité », car le locuteur avance un contenu tout en se libérant du poids de sa défense, sans opposer la moindre résistance à des points de vue adverses. En effet, du moment où le locuteur de cet énoncé est engagé à ne pas défendre son point de vue, soutenir mais je crois que tous les masters vont ouvrir, tu sais ? réorienterait immédiatement l’échange dans la direction opposée à celle de l’énoncé initial. On traitera de ces questions au paragraphe suivant, lorsqu’on abordera la dimension de la force rhétorique. 25 À la lumière de cette nouvelle perspective, le ton de Témoin devenait le mode du vécu. Le contenu présenté sur ce mode est montré comme un contenu dont on a fait l’expérience. Il est marqué par exemple par l’emploi modal des verbes de perception, comme dans Je vois que Pierre a fait une bêtise, je vais devoir le punir, qui sert à asserter le contenu [Pierre a fait une bêtise, donc je vais devoir le punir], et qu’il faut opposer à leur emploi attributif, comme dans une menace du type J’ai vu que tu piques dans la caisse, je peux te dénoncer, qui prend le sujet « percevant » comme thème, dont le contenu pourrait être noté [je t’ai vu piquer dans la caisse donc je peux te nuire]. Le contenu posé sur le mode du vécu construit un locuteur ayant fait l’expérience du contenu, ainsi qu’un allocutaire accédant au contenu dans l’énonciation de ce contenu. Récapitulons. Les modes de présentation des contenus, que nous appelions avant « tons », étaient décrits à partir de deux perspectives : celle qui prend en compte le type de présence du locuteur ou la nature de la prise en charge énonciative et celle de la force rhétorique. On vient de voir que la première de ces perspectives posait un certain nombre de problèmes dont le traitement a débouché sur une conception des modes énonciatifs comme intégrant d’emblée des éléments de l’interlocution. La seconde perspective posait, elle aussi, des problèmes. En cherchant à les résoudre et à préciser l’idée de force rhétorique, j’ai conçu une typologie des réactions négatives. Ces problèmes et ces propositions font l’objet du prochain paragraphe. 2.3. Force rhétorique Les modes de présentation des contenus ne se limitent pas à construire une image statique de l’énonciation. Ils règlent plutôt le déroulement de l’interaction, en déterminant des droits et des obligations constitutifs des subjectivités énonciatives. Cette idée que l'énonciation est constituée en partie par des droits et des obligations a été introduite par Ducrot (1972), dans son interprétation de la théorie des actes de langage d’Austin et Searle – interprétation qui était en réalité une théorie originale et qui ne ressemblait en rien à une exégèse. Là où Austin voit des conditions qui doivent être remplies pour que l’acte soit heureux, ou bien là où Searle voit des règles qu’il faut respecter pour que l'acte soit vraiment accompli, Ducrot voit au contraire l'apparition d'une modification de la situation juridique qui relie les sujets de l’énonciation. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de l'interrogation. Searle décrit l’acte de l’interrogation par un nombre de règles 26 qu'il faut respecter. Pour qu'il y ait une vraie question, d’après Searle (1969), il faut que la personne qui pose la question ne connaisse pas la réponse, il faut qu'il souhaite connaître la réponse, il faut qu’il souhaite que ce soit son interlocuteur qui lui donne la réponse. Si on ne respecte pas ces règles, l'acte échoue ou, en tout cas, ce ne sera pas une vraie question. Ducrot ne décrit pas l’acte d'interrogation en observant ce qu’il faut respecter pour que cet acte soit accompli, mais en analysant les modifications que cet acte introduit dans la situation juridique qui relie les sujets de l’énonciation. L’énoncé interrogatif produit, selon Ducrot, l’obligation, pour l’interlocuteur, de prendre la parole pour dire quelque chose qui puisse être pris comme une réponse. Autrement dit, l’interrogation instaure une réalité nouvelle, une réalité d’ordre juridique. Une fois cette modification opérée, des obligations nouvelles apparaissent pour les sujets de l’énonciation. L'interlocuteur peut, bien entendu, obéir ou non aux obligations que le locuteur lui impose (l’obligation de répondre). Mais, précisément, l’énoncé interrogatif le met face à un choix auquel il ne peut pas échapper : soit il obéit et répond, soit il ne répond pas et donc se montre comme ne respectant pas l’obligation imposée par l’énoncé. Mais ce faisant, il se montrerait comme désobéissant, c’est-à-dire que son comportement resterait défini par la situation juridique dans laquelle le locuteur de l’interrogation l’a installé. Cette double possibilité est complètement absente avant l'apparition de l’énoncé interrogatif, elle est créée de toutes pièces par la question. Cette idée de situation juridique est constitutive de ce que j'entends par énonciation. En s’intéressant aux modes d’apparition des contenus sémantiques, on s’intéresse à une partie de ces droits et de ces obligations que les énoncés produisent et modifient au cours d’une interaction. Plus particulièrement, il s’agit d’étudier des droits et des obligations qui concernent l’attaque et la défense des contenus mis en discours. J’appelais force rhétorique l’ensemble des restrictions portant sur l’attaque et sur la défense des contenus, restrictions qui sont associées aux contenus par le mode de présentation sur lequel ils ont été mis en discours. Je supposais ainsi que présenter un contenu sur un mode donné, c’est du même coup lui attribuer une force rhétorique spécifique. Ce travail, je l’ai conduit en deux étapes, chacune avec ses avancées et ses limitations. Dans la première étape, je posais le rapport entre les modalités énonciatives et la capacité d’un énoncé à en réfuter d’autres (à partir de L. 2009c). Dans la seconde, je précisais ce qu’on pouvait entendre par réfutation, et je reconnaissais que la capacité de tout énoncé à réfuter ne pouvait pas être la référence à partir de laquelle mesurer la force rhétorique d’un énoncé (notamment dans L. 2013a). En réalité, à chaque mode énonciatif correspond un type de 27 réaction négative. Tel qu’on le verra par la suite, il s’agissait surtout de mieux caractériser la force rhétorique spécifique à chaque mode. Dans L. (2009c) la « force rhétorique » relative à ce que j’appelais à l’époque « ton » est définie par des critères différentiels : la capacité d’un ton à réfuter d’autres tons, et les possibilités ouvertes par ce ton à sa propre réfutation. Prenons le ton du Monde. Il s’agit du ton rhétoriquement le plus fort, en ce qu’un énoncé posant un contenu sur ce ton n’est réfutable que par un autre énoncé adoptant lui aussi un ton de Monde, les autres tons ne réussissant pas à le réfuter. Le ton le plus faible est le ton du Locuteur, car il est réfuté par tous les autres tons, ne pouvant de son côté réfuter que d’autres énoncés produits sur le même ton. Le ton du Témoin a une force intermédiaire : il est réfuté par le Monde mais pas par le Locuteur, les énoncés posant un contenu sur le ton du Témoin pouvant réfuter aussi bien des énoncés produits sur le même ton ou sur le ton du Locuteur, mais pas ceux qui posent leur contenu sur le ton du Monde. Cet extrait d’un entretien à Lévi-Strauss permet de voir comment la force rhétorique des tons du Monde et du Locuteur se combinent l’une à l’autre. Lévi-Strauss : Dans le débat entre Sartre et Foucault, je ne prends pas parti parce que je ne cherche pas à faire de philosophie. Journaliste : Vous êtes parti de la philosophie. Vous l’avez professée. La réaction du journaliste vise à attaquer le contenu que pose je ne cherche pas à faire de la philosophie. Cette réaction, peut-on arguer, est produite sur le ton du Monde. Est-ce qu’il « réfute » l’énoncé de Lévi-Strauss ? Le test que je proposais était de faire suivre l’énoncé réactif d’une expression qui montre que le locuteur admet le contenu visé par l’attaque initial (comme mais tu as peut-être raison). Ici une telle continuation semble produire une sorte d’annulation de l’énoncé qui la précède, qui vise à faire admettre les liens qu’unissent LéviStrauss avec la philosophie. Journaliste : Vous êtes parti de la philosophie. Vous l’avez professée. Mais vous avez peut-être raison : vous n’êtes pas philosophe. Dans la mesure où une telle continuation semblerait annuler l’énoncé réactif lui-même, on peut conclure que ce qu’elle annule en réalité est l’exclusion que contient l’énoncé réactif, à savoir l’exclusion de « Je (Lévi-Strauss) ne suis pas philosophe ». Autrement dit, l’énoncé réactif réussit à réfuter l’énoncé de Lévi-Strauss. Et cela est possible, entre autres, parce que l’énoncé du journaliste emploie le ton du Monde et que ce ton permet de réfuter tous les tons 28 énonciatifs. Or dans la suite immédiate du dialogue, Lévi-Strauss mobilise le ton du Locuteur (marqué par l’expression je ne souhaite pas que… ) pour contrer les propos du journaliste : Lévi-Strauss : Je ne souhaite pas que les recherches de laboratoire auxquelles je me livre soient interprétées dans telle ou telle direction par les philosophes. En tout cas, c’est leur affaire et pas la mienne. Je viens de la philosophie, certes, mais je me dirige vers ce que je crois être une recherche positive. Cette fois, la réaction négative est suivie par un autre énoncé qui admet le point de vue posé par le journaliste – d’après lequel il vient de la philosophie (je viens de la philosophie, certes). Ceci tend à montrer que l’énoncé je ne souhaite pas que… (énoncé sur le ton du Locuteur) n’exclut pas le contenu de l’énoncé qu’il attaque (énoncé sur le ton du Monde), et donc ne le réfute pas. Les forces rhétoriques relatives peuvent être schématisées dans un tableau comme celuici, qui doit être lu comme une réponse à la question est-ce que x réfute y ? L’idée de force rhétorique visait à permettre l’élaboration de critères pour caractériser le volet énonciatif du sens autrement que par des intuitions autour de la présence ou l’absence du locuteur ou du type de prise en charge des points de vue. Mais, précisément, ces critères posaient deux problèmes majeurs. Premier problème. Si l’on suit ce que je disais dans L. (2009c), les réfutations sont des réactions négatives dont le locuteur se voit contraint à maintenir le point de vue. Autrement dit, dans cette approche, un énoncé A réfute un énoncé B, si faire suivre A d’une séquence du type mais peut-être que X (où X et la réaction négative A sont anti-orientés dans le contexte de l’énoncé) produit une impression de contradiction. Ceci n’a rien en soi de problématique. Mais cette définition de la réfutation ne remplit pas le but que je lui assignais, qui était de fournir une caractérisation de la force rhétorique relative de chaque ton. Concrètement, le problème était que le critère de la réfutation visait à caractériser chaque ton à partir de ses rapports aux autres tons (c’est ce qui justifiait de qualifier la force rhétorique de relative), 29 alors que, en réalité, il permettait seulement de saisir la compatibilité intrinsèque de chaque ton avec l’expression du doute. Deuxième problème. Il y a quelque chose de fautif à vouloir décrire la capacité de chaque ton à produire une réfutation. Ce que l’on observe ce n’est pas que chaque ton est plus ou moins capable de produire une réfutation, mais plutôt que réagir négativement avec un ton donné, c’est émettre un type de réaction négative spécifique, propre à chaque ton. En réalité, réagir négativement avec le ton du Monde, c’est toujours tenter d’imposer un changement définitif à l’orientation de l’échange, et jamais, par exemple, montrer une « simple » divergence d’opinions. Le cas du Locuteur étant l’inverse exact. En somme, la « réfutation » n’est pas la réaction négative à l’aune de laquelle peuvent être mesurés tous les tons, mais plutôt un type de réaction négative spécifique au ton du Monde. Il devenait nécessaire d’étudier la spécificité réactive de chaque ton. Une tentative de solution de ces deux problèmes, intimement liés, a été proposée notamment dans L. (2013a). On a vu plus haut que la définition des tons, rebaptisés modes du trouvé, du conçu, de l’absent, du vécu, est reformulée pour caractériser le rapport entre le contenu sémantique, le locuteur et l’allocutaire. Chacun de ces rapports contenu-locuteurallocutaire, propres à chaque mode énonciatif, est susceptible d’engendrer un type spécifique de réaction négative. Ces réactions négatives peuvent être d’abord divisées en deux grands groupes : celles qui imposent une nouvelle direction à l’échange, que l’on peut qualifier de fortes, et celles qui ne l’imposent pas, permettant ainsi à l’allocutaire de garder une position adverse à la réaction sans que son énonciation soit de ce fait perçue comme déraisonnable, et qui peuvent donc être qualifiées de faibles. Les réactions négatives faibles autorisent à maintenir le point de vue attaqué sans que l’on ait besoin d’un effort rhétorique particulier, c’est-à-dire, sans qu’il soit nécessaire d’ajouter de nouveaux éléments pour défendre le point de vue maintenu ou pour affaiblir son attaque. Les réactions négatives fortes, en revanche, ne permettent pas de continuer sur la ligne de l’énoncé attaqué sans qu’il soit effectué un effort rhétorique dans ce sens. Si un énoncé est visé par une réaction négative forte, son locuteur devra ajouter des arguments, justifier davantage, attaquer son interlocuteur, etc. ; mais face à une réaction négative faible, ce même locuteur pourra continuer à développer son point de vue, sans devoir faire d’effort supplémentaire. Les réactions négatives faibles sont instanciées par des énoncés qui posent un contenu sur le mode du reçu ou le mode du conçu. Les réactions négatives fortes sont accomplies par les énoncés qui posent un contenu sur le mode du trouvé ou le mode du vécu. Pour illustrer ces cas, je me servirai des Jeux de l’amour et du hasard. 30 L’extrait suivant provient de la première scène du premier acte, lorsque Lisette est surprise que Silvia soit réfractaire au mariage que son père a arrangé pour elle. L’énoncé de Lisette en italiques mobilise le mode du reçu : Lisette Quoi ! Vous n’épouserez pas celui qu’il vous destine ? Silvia Que sais-je ? peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m’inquiète. Lisette On dit que votre futur est un des plus honnêtes hommes du monde ; qu’il est bien fait, aimable de bonne mine ; qu’on ne peut pas avoir plus d’esprit ; qu’on ne saurait être d’un meilleur caractère : que voulez-vous de plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux, d’union plus délicieuse ? […] Silvia Oui, dans le portrait que tu en fais, et on dit qu’il y ressemble ; mais c’est un on dit, et je pourrais bien n’être pas de ce sentiment-là moi […] Il s’impose de faire une remarque ici en ce qui concerne la différence entre il paraît que et on dit que, qui sont deux marques du mode du reçu. La différence entre les deux expressions est que seule la structure on dit que p communique, à part le contenu véhiculé par la proposition qu’il introduit, un autre contenu d’après lequel p est « dit », c’est un « bruit de couloir ». Ce second contenu est communiqué dans ce que Carel appelle « l’arrière-plan », car le discours ne se présente pas comme ayant pour but de le développer8. Mais ce qui compte ici, c’est qu’au moins un contenu, par exemple celui véhiculé par votre futur est un des plus honnêtes hommes du monde, est mis en discours sur le mode du reçu. On peut voir par ailleurs qu’il s’agit d’une réaction négative vis-à-vis de l’énoncé de Silvia peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m’inquiète, étant donné que Lisette introduit des qualités de Dorante en tant que futur mari et donc des raisons pour que Silvia cesse de s’inquiéter. Son caractère de réaction négative « faible » ressort parce qu'il n'est pas nécessaire à Silvia de réaliser d’effort rhétorique pour écarter le point de vue de Lisette. Le « oui » d’acceptation n’empêche pas à Silvia de déployer son propre discours dans une autre direction. Elle a seulement besoin d’évoquer ce que Lisette introduit en arrière-plan, à savoir qu’il s’agit d’un on dit, pour continuer dans sa ligne de pensée : en somme, que Silvia accepte que « Dorante est un bon parti » est un point de vue possible parmi d’autres. Dans L. (2013a), j’ai appelé 8 Carel (2008) décrit une lecture des expressions du type X dit que p sous l’étiquette d’« emploi modal personnel » de façon analogue à ce que je soutiens ici pour on dit que. 31 mises en doute les réactions négatives introduites par le mode du reçu. La mise en doute est donc une réaction négative faible, car elle ne change pas la direction de l’échange, autrement dit, elle permet à l’allocutaire de continuer sur sa ligne de pensée sans effort rhétorique. Le mode du conçu produit aussi des réactions négatives faibles, appelés dans le même article, désaccord. Dans l’extrait suivant, Lisette accuse Bourguignon (on se rappelle qu’en fait il s’agit de Dorante) de dire du mal de Dorante (qui est en réalité son valet, Arlequin). Silvia, qui est déjà tombée sous le charme de Dorante — en pensant qu’il s’agit en réalité du valet de celui-ci — le défend de ces accusations. Silvia […] J’ai soin que ce valet me parle peu, et, dans le peu qu’il m’a dit, il ne m’a jamais rien dit que de très sage. Lisette. Je crois qu’il est homme à vous avoir conté des histoires maladroites, pour faire briller son bel esprit. Silvia. Mon déguisement ne m’expose-t-il pas à m’entendre dire de jolies choses ! À qui en avez-vous ? D’où vous vient la manie, d’imputer à ce garçon une répugnance à laquelle il n’a point de part ? Car enfin, vous m’obligez à le justifier, il n’est pas question de le brouiller avec son maître, ni d’en faire un fourbe pour me faire moi une imbécile qui écoute ses histoires. Le premier énoncé de Lisette (« je crois qu’il est homme à vous avoir conté des histoires… ») est une réaction négative vis-à-vis de l’énoncé « il ne m’a jamais rien dit que de très sage » de Silvia. Tirant profit de la distinction que propose Perrin (2004) entre deux emplois du discours indirect, l’un qui permet d’introduire une proposition avec une certaine modalité, et un autre qui vise seulement à exprimer une représentation d’après laquelle cette parole ou cette pensée a été tenue, j’admets qu’il existe deux emplois possibles pour la tournure je crois. On peut dire Je crois que Dorante est un fourbe pour mettre en discours un contenu comme [Dorante est un fourbe et donc il faut qu’il parte] avec une modalisation particulière – qui est pour moi le mode du conçu, car le contenu est montré comme construit par le locuteur, comme potentiellement polémique vis-à-vis de l’allocutaire ; ou bien cela peut vouloir dire « j’ai la propriété de croire que Dorante est un fourbe et donc c’est pour cela que je n’arrive pas à le prendre au sérieux ». Le je crois de Lisette est un je crois du premier type. On peut donc supposer que son énoncé mobilise le mode du conçu. C’est cette propriété de l’énoncé qui, selon moi, produit sa faiblesse en tant que réaction négative. En effet, l’échec de Lisette à convaincre Silvia ne mène pas la conversation dans une impasse. Les deux 32 personnages peuvent maintenir leurs points de vue respectifs sans qu’il y ait pour autant un blocage de la communication. Lisette peut accepter que Silvia en pense différemment sans devoir abdiquer de sa propre position. Passons maintenant aux réactions négatives « fortes », en considérant d’abord celles qui sont accomplies par un énoncé posant un contenu sur le mode du vécu. Deux propriétés caractérisent ce type de réactions négatives. La première est qu’elles imposent un changement dans l’orientation de l’échange, à moins que soit fourni un effort rhétorique. La seconde propriété est d’ouvrir une voie précise à cet effort à fournir : elle admet qu’on attaque le bienfondé de son énonciation. Dans ce passage du Jeu de l’amour…, où Monsieur Orgon et Mario essaient de troubler Silvia, insistant sur la scène à laquelle ils ont assisté, où le supposé valet lui déclarait son amour, Monsieur Orgon produit une réaction négative vis-à-vis de l’énoncé de Silvia « il ne me dit pas ce qu’il veut ». Monsieur Orgon. Tu la verras si tu veux, mais tu dois être charmée que ce garçon s’en aille, car il t’aime, et cela t’importune assurément. Silvia. Je n’ai point à m’en plaindre, il me prend pour une suivante, et il me parle sur ce ton-là ; mais il ne me dit pas ce qu’il veut, j’y mets bon ordre. Mario. Tu n’en es pas tant la maîtresse que tu le dis bien. Monsieur Orgon. Ne l’avons-nous pas vu se mettre à genoux malgré toi ? N’as-tu pas été obligée pour le faire lever de lui dire qu’il ne te déplaisait pas ? La réaction négative de M. Orgon, « ne l’avons-nous pas vu se mettre à genoux malgré toi ? » est une réaction forte car Silvia ne peut pas continuer sur sa ligne de défense selon laquelle Bourguignon ne lui avoue pas son amour, sans attaquer préalablement l’énoncé de son père ou bien défendre davantage son point de vue. Que cet énoncé pose un contenu sur le mode du vécu provient de l’opérateur ne l’avons-nous pas vu… qui véhicule, entre autres, l’instruction de poser un contenu sémantique en tant que fait vécu, tout comme l’aurait fait ici nous l’avons vu… – la tournure négative évoque le refus du point de vue d’Orgon contenu de manière latente dans les propos de Lisette. Un énoncé qui emploie le mode du vécu peut être contesté par l’interlocuteur en s’attaquant à l’expérience qui fonde l’énonciation, car il 33 construit une relation entre le contenu et le locuteur telle que ce contenu apparaît comme un fait vécu, et le locuteur comme ayant fait l’expérience du contenu mis en discours. Il suffit donc de rendre peu crédible l'expérience dont dépend la réaction pour que l'énonciation réactive soit affaiblie. Ainsi, Silvia pourrait dire « mais vous n’avez rien vu puisqu’on était dans le noir », ou bien « vous avez confondu Bourguignon avec Dorante », ou quelque chose de cet ordre-là, qui mette en cause la validité de la réaction elle-même. J’appelle « invalidation » les réactions accomplies sur le mode du vécu, bien que ce nom ne soit pas très heureux, car le terme invalidation fait penser aussi aux attaques que peuvent recevoir les énoncés qui posent un contenu sur le mode du vécu plutôt qu’à celles qu’ils accomplissent. Ce qu’il faut retenir avant tout c’est que les invalidations laissent une porte ouverte (une porte spécifique) à leur propre attaque. C’est précisément l’absence de ce type de « porte ouverte » qui caractérise la réfutation, qui est, de ce fait, la réaction négative la plus forte. Accomplie en posant un contenu sur le mode du trouvé, la réfutation ne présente aucune issue apparente à son attaque. Cela ne veut pas dire pour autant que cette issue n’existe pas. On peut le voir dans ce passage : Mario. Encore a-t-il fallu, quand il t’a demandé si tu l’aimerais, que tu aies tendrement ajouté « volontiers », sans quoi il y serait encore. Silvia. L’heureuse apostille, mon frère ! Mais comme l’action m’a déplu, la répétition n’en est pas aimable ; ah ça parlons sérieusement, quand finira la comédie que vous donnez sur mon compte ? Silvia introduit l’idée que les membres de sa famille « donnent une comédie sur son compte » en la soustrayant de ce qui est en discussion. Le contenu [vous jouez une comédie sur mon compte] est introduit en tant que présupposé, et donc comme étant exempt de toute mise en cause. Si le mode du trouvé n’ouvre aucune possibilité à sa propre attaque, cela ne veut pas dire que ce mode ne puisse être attaqué. Puisque ce mode construit une énonciation fondée sur un savoir, on peut attaquer un énoncé de ce type en ciblant précisément ce savoir. Prenons le passage suivant où l’énoncé de Lisette « Vous m’en rendrez plus qu’il ne m’en faut » réfute l’énoncé d’Arlequin – c’est le moment où Arlequin commence à dévoiler la vérité à Lisette (qui avait déjà été autorisée par M. Orgon à épouser, si elle le souhaitait, Dorante – c’est-àdire, Arlequin). 34 Arlequin Cette petite main rondelette et potelée, je vous prends sans marchander : je ne suis pas en peine de l’honneur que vous me ferez ; il n’y a que celui que je vous rendrai qui m’inquiète. Lisette Vous m’en rendrez plus qu’il ne m’en faut. Arlequin Ah ! que nenni ; vous ne savez pas cette arithmétique-là aussi bien que moi. L’énoncé de Lisette est une réaction négative vis-à-vis de l’énoncé d’Arlequin « il n’y a que celui que je vous rendrai qui m’inquiète », qui poserait le contenu [je vous rendrai peu d’honneur et donc je m’inquiète]. Elle s’y oppose en mettant en discours sur le mode du trouvé, et ceci grâce au morphème de futur, un contenu [vous me rendrez plus d’honneur qu’il ne m’en faut et donc il n’y a pas de raison d’inquiétude]. Arlequin, s’y oppose en disant à Lisette : vous parlez sans savoir alors que moi je sais et, ce faisant, il mine l’énonciation en visant le savoir qui la fonde. 2.4. Personnagisation Il fallait donner un pas de plus. Il fallait montrer ce qui relie les positions subjectives anonymes que l’énoncé produit aux êtres qui incarnent ces positions. Car c’est sur eux que pèsent finalement les contraintes qu’imposent les discours. L’opportunité m’a été donnée par l’invitation à participer à un ouvrage collectif portant sur le discours scientifique. Le but était de produire à la destination de chercheurs non linguistes une réflexion autour du volet énonciatif des textes scientifiques. Le résultat a été la clarification des catégories d’analyse et la systématisation d’enjeux relatifs à la conception interlocutive de l’énonciation précédemment développée (voir L., 2015b). On a vu que les modes énonciatifs déterminent des rapports spécifiques entre le locuteur, l’allocutaire et le contenu sémantique. Prenons le mode du trouvé et la manière dont il met en rapport le contenu sémantique avec le locuteur : j’affirmais que le contenu apparaît, avec ce mode, comme l’objet d’un savoir. Cela veut dire qu’il existe un certain type de voix que l’on peut adopter pour produire un énoncé et qui consiste à parler comme sachant ce que l’on dit. Mais cette propriété de la voix qui porte l’énoncé ne concerne pas seulement le domaine des subjectivités abstraites, domaine dont relève le locuteur. Lorsque Pierre Bourdieu énonce : 35 De façon générale, les transformations artistiques apparaissent quand il y a conjonction de changements dans la demande, le public, et dans l’offre.9 c’est le sociologue Pierre Bourdieu qui apparaît comme sachant que les transformations artistiques apparaissent, de façon générale, quand il y a conjonction de changements dans la demande, le public, et dans l’offre. « Locuteur », dans cette perspective, apparaît plutôt comme le nom d’un rôle qui est incarné par un personnage public, qui assume les responsabilités de son dire et qui subit les contraintes que lui imposent à la fois ses propres discours et les discours des autres. L’étude du volet énonciatif des textes scientifiques à la lumière de cette conception de l’énonciation rendait nécessaire de clarifier ces liens entre, d’une part, la façon dont l’énoncé construit l’image de son énonciation et, d’autre part, l’existence sémantique des êtres du monde. C’est dans cette objectif que j’ai adopté, de façon structurante, la distinction que propose Perrin (2009) entre le plan de la voix et celui des points de vue. L’énoncé construit son énonciation, dans le plan de la voix, comme étant portée par un certain type de locuteur qui s’adresse à un certain type d’allocutaire et où il y a éventuellement un certain type de Tiers. Le mode du trouvé construit un locuteur sachant et un pseudo-allocutaire qui est en réalité un pur « auditeur » ; le mode du vécu produit un locuteur témoin et un allocutaire ignorant ce que l’énoncé lui présente ; le mode du conçu construit un locuteur engagé et un allocutaire polémique, qui est même un possible adversaire. Le Tiers, pour sa part, peut apparaître comme origine (c’est le cas lors de l’emploi de l’expression selon X), comme adversaire (proche sans doute de ce que Verón (1987) appelle « contre-destinataire »), ce qui veut dire que les contenus sur lesquels s’engage le locuteur s’opposent à ceux sur lesquels s’engage un Tiers. Un énoncé du type nous croyons, contrairement à ce que soutient Dupont, que les A sont B fait apparaître, dans le plan de la voix, une subjectivité absente qui s’engage sur des contenus opposés auxquels s’engage le locuteur. On voit que locuteur, allocutaire et tiers ne sont pas des « êtres » mais des rôles, ou pour parler comme Foucault (1969), des « positions de sujet » à occuper. L’énoncé attribue à ces positions une certaine valeur (sachant, engagé, adversaire, etc. – les valeurs indiquées n’en sont que quelques-unes), chacune de ces valeurs entraînant des conséquences rhétoriques spécifiques. Par exemple, lorsque le locuteur apparaît comme sachant : 9 « Bref impromptu sur Beethoven, artiste entrepreneur », Sociétés et représentations, 11(1), 13-18. 36 1) le locuteur apparaît comme se contredisant, si un contenu anti-orienté est affirmé dans la suite du discours (c’est ce que j’ai appelé la « contrainte de cohérence » dans L., 2015b) ; 2) l’énoncé peut fonctionner comme une réfutation d’un autre énoncé véhiculant un contenu opposé. C’est donc dans le plan de la voix que se construit ce que Maingueneau (1998) appelle la situation d’énonciation, où l’on trouve les positions subjectives de locuteur, d’allocutaire et de tiers. Or d’après ce que l’on vient de voir, il faudrait ajouter une précision : ces positions sont construites toujours qualifiées par une certaine valeur énonciativo-rhétorique. Le locuteur n’est pas simplement le responsable que l’énoncé se construit. L’indication est plus précise : il s’agit d’un type de voix gardant un certain type de rapport au contenu sémantique. De même pour l’allocutaire ou le tiers, leurs positions ne sont pas des coquilles vides, leur présence est caractérisée. La situation d’énonciation est toujours modalisée. Lorsqu’on étudie la situation d’énonciation que produisent les textes scientifiques, on s’aperçoit de l’importance de l’identité des individus qui prennent la parole. Contrairement aux idées reçues, l’énonciation scientifique est faite de prise de positions, où l’identité de celle ou de celui qui parle est déterminante. La notion de personnage, que j’avais utilisée dans des travaux précédents (L., 2009a), permettait d’introduire cette dimension des prises de position, des filiations théoriques, des appartenances académiques, du « poids » d’une signature. J’adoptais, en l’interprétant librement, la notion de personnage de Barthes (1970), selon qui un personnage est un « nom propre » qui fonctionne comme un « champ d’aimantation de sèmes » et qui « [renvoie] virtuellement à un corps » (p. 72). Cette dimension n’est pas celle de la voix, c’est-à-dire celle où l’on trouve les subjectivités abstraites qui structurent la situation d’énonciation, mais celle des contenus sémantiques associés aux personnages publics qui portent des noms propres et auxquels on peut demander des comptes sur ce qui est dit : c’est la dimension des points de vue. L’insistance sur cette distinction entre deux plans (voix / points de vue) a surtout le but de montrer la nécessité de mieux penser leur articulation. Comme on l’a dit plus haut, si l’énoncé de Pierre Bourdieu construit, dans le plan de la voix, une position subjective locuteur avec une valeur de type sachant, c’est bien le personnage Pierre Bourdieu qui apparaît comme disposant de ce savoir, sur le plan des points de vue. 37 Il est évident que les positions subjectives peuvent être occupées par des personnages. Dans les textes scientifiques contemporains, la position « locuteur » est toujours occupée par le personnage (ou les personnages) signataire(s). Lorsqu’un personnage occupe une position subjective dans le plan de la voix, on peut dire qu’il se produit une personnagisation de ces positions. Cela n’est pourtant nullement nécessaire : dans un roman, la position subjective du locuteur peut être laissée inoccupée (lorsque le narrateur de La Jalousie met en scène son rapport maladif à sa femme, le lecteur aurait aussi tort de prendre Alain Robbe-Grillet pour responsable des propos que les spectateurs du film des frères Lumière qui partaient en courant à l’approche du train). L’articulation entre le plan de la voix et celui des points de vue se produit donc au moyen de la personnagisation des positions subjectives ouvertes dans la situation énonciative que construit l’énoncé. Mais cette articulation se donne de façons différentes. Par exemple, l’énoncé de Bourdieu construit un locuteur sachant, et cette valeur qui est associée à une position subjective « passe » d’une certaine manière au personnage Bourdieu, qui occupe cette position. Cela permet d’expliquer qu’un énoncé ayant cette même forme mais paraissant sous une autre signature produirait une situation énonciative en tous points équivalente à celui produit par Bourdieu. Seul le personnage qui apparaîtrait comme sachant serait différent. On peut dire que lorsqu’une position est personnagisée, la valeur associée à cette position subjective (ici, la valeur sachant) est héritée par le personnage qui l’occupe. Or certains énoncés produisent bien plus que l’héritage des valeurs rhétoriques : c’est le cas lorsqu’un locuteur apparaît comme engagé. D’après Carel (ms.) le mode du conçu, que je caractérisais comme produisant un locuteur engagé, entraîne une « description délocutive » du locuteur. En effet, selon Carel, ce mode énonciatif produit un locuteur qui est décrit par le contenu sémantique, de sorte qu’énoncer je trouve que Pierre a bonne mine c’est construire, comme on l’a dit plus haut, un locuteur « optimiste par rapport à la santé de Pierre ». Avec le concept de personnagisation, je tentais de montrer que pour expliquer les effets des énoncés sur ces constructions sémantiques à long terme que sont les « auteurs des textes scientifiques », il fallait distinguer le plan de la voix de celui du point de vue, admettre que chaque plan comporte des subjectivités spécifiques, et qu’ils sont reliés par des mécanismes qui excèdent le cas du mode du conçu. En particulier, lorsque le locuteur est construit comme engagé, le personnage n’apparaît pas seulement comme engagé, mais en plus, les contenus sémantiques que l’énoncé pose apparaissent comme des prises de position caractérisant le 38 personnage. Par exemple, ce titre d’un article d’Albert Ogien, grâce à la négation polémique, construit un locuteur engagé. Les sciences cognitives ne sont pas des sciences humaines. Le dispositif de signature personnagise cette position subjective : le personnage Albert Ogien reste désormais, et jusqu’à preuve du contraire, associé au contenu sémantique selon lequel les sciences cognitives ne sont pas des sciences humaines. En somme, toute occupation d’une position subjective par un personnage, donc toute personnagisation, entraîne pour ainsi dire « par défaut » l’héritage de la valeur rhétorique caractérisant la position, mais la valeur engagé ajoute à ceci l’association des contenus sémantiques affirmés dans l’énoncé au personnage, qui se retrouvera désormais compter avec ces nouveaux concepts parmi ceux qui le composent. On peut dire que lorsque ces deux types d’héritage ont lieu (héritage de la valeur rhétorique associée à une position subjective, héritage des contenus sémantiques affirmés dans l’énoncé) l’énoncé accomplit un degré plus élevé de personnagisation de l’énonciation que lorsque le personnage hérite seulement de la valeur rhétorique de la position subjective qu’il occupe. On peut s’apercevoir qu’on introduisait par ces observations une problématique qui dépasse celles dont s’occupent les études en énonciation : car il est difficile d’admettre qu’un texte scientifique a pour vocation de construire des personnages qui se déploient dans l’horizon sémantique du texte : sa réussite ultime est que cette opération ait lieu au sein même du champ rattaché à sa discipline – si l’on veut, par le truchement de l’espace de signification que produit le texte. La personnagisation est précisément ce qui permet d’associer le chercheur A. Ogien au « camp » de ceux qui s’opposent à l’avancée des sciences cognitives sur le terrain des sciences humaines : c’est donc un mécanisme énonciatif qui se branche sur des phénomènes qui se situent en dehors de l’énoncé et de son énonciation, au-delà du texte. 2.5. Bilan L’un des fils conducteurs des recherches que j’ai menées au cours de cette période est l’étude de la subjectivité dans la signification linguistique du point de vue d’une théorie de la polyphonie renouvelée, qui s’imbrique à la sémantique argumentative et qui réinterprète la notion d’énonciateur en tant que modalité énonciative. J’en ai fait le thème fédérateur d’un numéro thématique de la revue Verbum, paru en 2016. Parmi les contributeurs, certains adoptaient pleinement cette approche, d’autres dialoguaient avec elle, parfois même de 39 manière critique. Ont participé à ce numéro Marion Carel, Oswald Ducrot, Julien Longhi, Francesca Mambelli, Tomonori Okubo, Alain Rabatel, Corinne Rossari et Margot Salsmann. Les problèmes que comportait cette approche étaient néanmoins nombreux. Pour commencer, je parlais du « ton de l’énoncé », comme si tout énoncé était constitué d’une seule couche énonciative où se définit une propriété affectant l’énoncé dans sa globalité. La même question se posait après avoir redéfini les tons en tant que modes, après avoir intégré l’interlocution et précisé l’idée de force rhétorique : on a toujours l’impression qu’en caractérisant les propriétés énonciatives d’un contenu argumentatif, on produit une description du volet énonciatif de l’énoncé tout entier. Or peu à peu j’admettais que tout énoncé construit une image complexe de son énonciation, avec des imbrications spécifiques entre des subjectivités et des composantes sémantiques. En supposant que le paramétrage énonciatif d’un contenu décide, par exemple, de la force rhétorique de l’énoncé, je ne prenais pas en compte l’interaction entre les paramètres énonciatifs des différents éléments du sens : l’image que construit l’énoncé de son énonciation est le résultat complexe des différentes instructions énonciatives comportées par la phrase. On peut accepter que la question de Silvia quand finira la comédie que vous donnez sur mon compte ? introduit le contenu [vous jouez une comédie sur mon compte] sur le mode du trouvé, mais il est pourtant évident que cet énoncé a une sorte de « coloration subjective », Silvia est investie dans ce qu’elle dit : on imagine la comédienne prononcer cette phrase d’un ton exaspéré, ce qui est très loin de l’idée de détachement que l’on associe au mode du trouvé. Évidemment, la tournure quand finira montre un locuteur impatient et la question « rhétorique », plus le syntagme sur mon compte font apparaître non pas seulement un locuteur mais aussi un individu ayant le rôle du locuteur, c’est-à-dire le personnage Silvia, comme espérant, voire comme demandant qu’une certaine action, qui se fait à son insu, cesse. Une description énonciative complète de l’énoncé devrait prendre en compte la combinaison de tous ces éléments, l’approche que je développais devait s’enrichir de niveaux analytiques supplémentaires pour atteindre ce but. Il y a aussi des problèmes relatifs au domaine d’application de ces concepts. Admettons que la force rhétorique est une notion adéquate pour un certain type de situations, notamment pour les dialogues. Mais qu’en est-il des textes monologaux, comme les contes ou les romans ? Appliquer cette notion directement aux textes narratifs, c’est négliger leurs spécificités énonciatives. Ces difficultés, je les apercevais, mais elles me semblaient dessiner des voies à suivre plutôt que présenter des obstacles. Cependant, le problème majeur que comporte cette 40 démarche je ne l’ai conçu que dans l’examen rétrospectif mené avec Camus (Camus & Lescano, 2019). L’approche polyphonique que je défendais repose sur une conception du sens que l’on peut qualifier d’internaliste, d’après laquelle le sens d’un énoncé est essentiellement « apporté » par l’énoncé lui-même, et qui me semble actuellement impossible à maintenir. Je suivais par-là pratiquement l’ensemble de la sémantique et de la pragmatique, y compris la sémantique argumentative, pour lesquelles le sens de l’énoncé est fonction de la signification de la phrase et d’une connaissance du contexte immédiat d’énonciation. Or il n’est pas difficile d’établir qu’on ne peut pas connaître la valeur sémantique d’un énoncé sans avoir une vision globale de son contexte « élargi », constitué par des possibilités sémantiques qui se déploient dans un extérieur de l’énoncé, qui n’est pas cet extérieur de l’énoncé qu’est la langue, mais qui est plutôt proche de la problématique qu’introduisent les formations discursives de Pêcheux (1975) et la « primauté de l’interdiscours » de Maingueneau (1984). Cela est notamment visible lorsqu’on s’intéresse à des situations conflictuelles, où on ne peut concevoir un « sens » de l’énoncé qui soit indépendant de sa convergence ou de sa divergence avec des positions ayant été installées au cours de l’évolution de la situation dont ils font partie – la partie IV de cette synthèse revient sur ces idées. Mais au-delà de ces problèmes généraux de la démarche, il y en avait d’autres, d’ordre strictement descriptif. La suite de mes travaux a été orientée précisément par le traitement d’une de ces difficultés ponctuelles. Cette suite fait l’objet de la partie qui suit. 41 3. L’existence publique des entités sémantiques En effet, l’apparition d’un problème dans le développement de ces questions énonciatives m’a amené à poser les premiers jalons de ce qui allait devenir le centre de mes recherches ultérieures. Le problème était le suivant : l’étude des modes énonciatifs laissait inexpliquée une donnée centrale pour comprendre leur fonctionnement : tout contenu sémantique ne peut pas être énoncé sur n’importe quel mode dans n’importe quel contexte. Je trouve que la baleine est un mammifère, qui présente son contenu sur le mode du conçu, est un énoncé pour lequel il est difficile d’imaginer un contexte d’énonciation qui lui convienne, alors que le même contenu introduit en discours sur le mode du trouvé, comme La baleine est un mammifère pose moins de problème. L’inadéquation modale d’un énoncé révèle que l’entité sémantique qu’il véhicule comporte une certaine propriété qui rend son énonciation plus adéquate sur certains modes que sur d’autres (en tout cas pour les sujets qui produisent ce jugement). La mise en discours de [la baleine vit dans l’eau PT est un mammifère] sur le mode du trouvé est ressentie comme moins inattendue que son énonciation sur le mode du conçu. En formulant cette hypothèse, je supposais que pour une communauté donnée, et à un moment donné, une entité sémantique est plus susceptible d’être mise en discours de telle ou telle manière. Autrement dit, pour résoudre ce problème de l’adéquation ou l’inadéquation d’un mode énonciatif relativement à une entité sémantique, j’admettais que les entités sémantiques existent pour une communauté donnée avec une certaine qualité. La solution était donc de postuler qu’étant donné un groupe social, seulement certaines entités admettent facilement d’être énoncées sur le mode du trouvé. Or cette hypothèse dépendait d’une autre, plus générale, à savoir que des entités sémantiques se rapportent aux groupes sociaux. Comment appréhender ce rapport entre un groupe social et des entités sémantiques ? La Théorie des topoï d’Anscombre et Ducrot avait déjà effleuré ce problème. D’après cette théorie, tout se passe dans l’activité discursive comme si les participants disposaient d’un répertoire de croyances communes 10 . Ces croyances communes, qu’Anscombre et Ducrot appellent topoï, ont une structure particulière : il s’agit d’un lien entre deux prédicats graduels, lien qui autorise le passage d’un argument à une conclusion. Le locuteur d’un énoncé, en convoquant un topos, le déclare valide. Mais cette thèse peut être retournée. Si un 10 Les topoï sont des « croyances qui sont présentées comme communes à une certaine collectivité dont font partie au moins le locuteur et son allocutaire : ceux-ci sont supposés partager cette croyance avant même le discours où elle est mise en œuvre » (Ducrot, 1988 : 2). 42 topos est une croyance que les participants d’une situation discursive supposent partagée (ou présentent comme partagée – mais ce n’est pas là la question), alors le concept de topos fournit la structure de ce que les sujets entendent être leurs croyances partagées. Admettons maintenant que les notions de bloc sémantique et d’aspect argumentatif, tel que l’affirme Carel (1992, 1998a et b, 2011), permettent de résoudre des contradictions que porte la Théorie des topoï, et donc qu’on gagne en cohérence si on appréhende avec les catégories d’aspect et de bloc ce qu’Anscombre et Ducrot conceptualisaient à l’aide des topoï. La thèse d’Anscombre et Ducrot, dans sa version « inversée », reste, à mon avis, légitime : si des « croyances partagées » sont en fonctionnement dans l’activité discursive, celles-ci doivent être de nature argumentative. En incorporant la Théorie des blocs sémantiques, j’ai donné à cette thèse (notamment dans L. 2013b, 2015a et 2015d) la forme suivante : les unités qui permettent de caractériser les croyances partagées par un groupe ont la structure de l’aspect argumentatif (j’ai abandonné explicitement – ou plutôt transformé radicalement – cette thèse à partir de L.2015e). Cette thèse prend pour acquises certaines affirmations que porte la TBS mais s’éloigne d’autres. Je faisais mienne l’affirmation selon laquelle toute entité sémantique est une saisie normative ou transgressive d’un bloc sémantique, et que de ce fait aucune neutralité, aucune objectivité n’est jamais atteignable. L’interdépendance normative/transgressive en tant que fait sémantique premier est la proposition centrale de la TBS et traverse sans doute mes propres travaux de manière inaltérable. Mais la TBS est une théorie du système lexical de la langue et de la manière dont l’arrangement des mots de la phrase produit le sens de l’énoncé ou, dans des travaux plus récents, l’intégration de l’énoncé à l’horizon sémantique du texte (Frenay et Carel, 2019). Comme toute sémantique linguistique, la TBS laisse en dehors de ses préoccupations, de ses objets observés ou observables, les croyances qu’ont les groupes sociaux. Or l’écart est bien plus profond qu’une simple différence d’objet. La TBS, dans une optique explicitement structuraliste, fait de la langue un système fermé, homogène et autonome. Elle pourrait à ce titre admettre peut-être que les croyances sociales se trouvent encodées dans le système sémantique d’une langue (c’est-à-dire dans la signification linguistique des mots qui composent le système lexical d’une langue). Mais l’idée que les groupes humains ont des « croyances » qu’ils partagent et que ces croyances peuvent être isolées pour en dégager des propriétés et des modes de fonctionnement, fait émerger la possibilité que l’objet de la sémantique ne soit ni fermé, ni homogène, ni autonome. 43 3.1. Des « concepts » S’il s’agit d’étudier le rapport entre sémantique et croyances, puisque les croyances sont un type particulier de pensée, on ne pouvait pas faire l’économie d’une interrogation du rapport entre sémantique et pensée. Dans une première approche à cette question, j’ai cherché à établir quelques points de contact et de divergence avec la théorie développée par Frege, qui est à la base de la philosophie de l’esprit (qui se fonde précisément sur des interrogations autour du rapport entre langage, sens et pensée), comme des sémantiques vériconditionnelles (L. 2015d). Pour Frege, il existe une homologie parfaite entre un certain type d’entité sémantique et un certain type de pensées. Frege considère en effet que le sens d’un énoncé assertif est une pensée (Frege, 1918). Mais ce que Frege appelle pensée est quelque chose de bien particulier. C’est d’abord quelque chose dont on peut se demander si c’est objectivement vrai ou faux. On doit exclure donc tout ce qui relève des impressions subjectives : le sentiment qu’un aliment est amer ou qu’un paysage est agréable sont des représentations et ne tombent pas sous la catégorie de ce que Frege appelle une pensée. Les pensées n’appartiennent ni au « monde intérieur » (c’est le monde des représentations) ni au « monde extérieur », c’est-à-dire aux choses que l’on peut percevoir avec nos sens. Les pensées existent plutôt dans un « troisième domaine », qui n’est ni le monde intérieur des individus, ni le monde des objets. Contrairement aux représentations subjectives, les pensées n’ont pas besoin d’un individu qui les porte pour exister. Le théorème de Pythagore, soutient Frege, n’a pas besoin qu’un individu le porte dans sa conscience pour être vrai, et ceci, intemporellement. Dans la théorie de Frege, les pensées ne sont pas produites par les hommes, car elles existent dans un « troisième domaine » atemporel où se trouvent toutes les pensées éternellement vraies et éternellement fausses. Les pensées ne sont pas produites donc, car elles sont atemporelles et externes aux individus : mais ceux-ci peuvent les saisir. Des individus différents peuvent saisir une même pensée et la juger vraie ou bien fausse. Affirmer « La Terre tourne autour du Soleil », consiste à saisir la pensée que la Terre tourne autour du Soleil, juger qu’elle est vraie et produire l’affirmation qui exprime cette pensée et ce jugement. Cela n’affecte en rien ni l’existence, ni la vérité ou la fausseté de cette pensée. On voit que la théorie de Frege sépare nettement, d’une part, les pensées et d’autre part, les énoncés qui les expriment. Un énoncé assertif exprime une pensée et le jugement que celle-ci est vraie. Un énoncé assertif n’est ainsi que l’un des « habits sensibles » d’une pensée 44 donnée. De fait, une même pensée peut être exprimée par des énoncés de forme différente11. Par exemple, les deux énoncés suivants, l’un coordonnant deux phrases avec et, l’autre coordonnant les mêmes phrases avec mais, expriment exactement la même pensée, et ont donc le même sens, étant donné que pour Frege et et mais ne changent pas les conditions dans lesquelles la pensée exprimée peut être vraie ou fausse. Pierre est venu et Marie est restée chez elle. Pierre est venu mais Marie est restée chez elle. Quelle est la structure de ces entités que Frege appelle pensée ? Une pensée contient au moins un objet et un concept, pris dans une relation selon laquelle l’objet est une sorte de complément qui « sature » une place vide du concept (Frege, 1892). Une pensée élémentaire complète peut être exprimée par un énoncé assertif indépendant, constitué d’un sujet grammatical, chargé de dénoter un objet, et d’un prédicat, qui dénote un concept. Le sens d’un énoncé assertif est donc une pensée dans laquelle un concept subsume un objet (que cette pensée soit vraie ou fausse). Le sens de l’énoncé César conquit la Gaule est la pensée (objective) d’après laquelle l’objet que désigne le nom propre « César » tombe sous le concept CONQUIT LA GAULE (x). Dans le calcul de prédicats, qui est une tentative de produire un langage dépourvu des ambiguïtés dont pâtissent, d’après Frege, les langues naturelles, les énoncés assertifs ne contiennent pas des mots mais des symboles, du type a pour les noms d’objets et P pour les prédicats qui dénotent des concepts. Un énoncé complet dans ce type de langage a donc la forme P(a). C’est ce qu’on appelle une proposition logique. Du point de vue de la sémantique d’inspiration frégéenne, les énoncés assertifs simples des langues naturelles peuvent être traduits par des formules en langage formel, les énoncés-formule produits par la traduction en langage formel ont donc la structure élémentaire P(a). Ils supposent donc que la structure sémantique d’un énoncé en langue naturelle est donnée par la structure syntaxique de sa traduction en langage formel, soit, pour un énoncé assertif élémentaire : P(a). On peut ainsi dire que la structure de la pensée complète élémentaire, comme la structure des entités sémantiques élémentaires, pour Frege et pour les sémantiques qui s’en inspirent, est définie comme la relation d’un objet à un concept telle que le premier sature le second. En somme, j’avais posé l’hypothèse de l’homologie structurelle entre au moins un certain type de pensées et les entités sémantiques élémentaires. Je retrouvais cette hypothèse, telle quelle, dans les travaux de Frege et de ses continuateurs. Mais cette conception de la 11 Frege, 1892, p.131, n.1. 45 pensée était loin d’être immédiatement transposable à mon approche, qui adoptait les postulats de la sémantique argumentative. La conception frégéenne peut être résumée en trois caractéristiques essentielles : Frege appelle « pensée » quelque chose 1) dont on peut se demander si c’est vrai ou faux ; 2) qui existe dans un domaine objectif, car externe aux individus et intemporel ; et 3) qui contient un concept saturé par un objet. On sait très bien que les travaux d’Anscombre et Ducrot qui ont fondé la sémantique argumentative sont des tentatives pour montrer l’insuffisance et les erreurs des sémantiques basées sur la logique frégéenne. La sémantique résultante rejette la possibilité 1) que l’on puisse se demander légitimement si ce qu’un énoncé exprime est vrai ou faux ; 2) que ce que l’on énonce soit objectif et 3) que le sens soit déterminé par une relation entre des concepts et des objets. Il restait néanmoins l’hypothèse de l’homologie entre unités de pensée et unités sémantiques. Mon objectif était alors de montrer que la supposition que les entités sémantiques sont telles que le postule la TBS entraîne des conséquences directes et nécessaires sur ce qu’on entend par pensée. J’ai cru nécessaire d’ajouter à mon tour quelques arguments contre certains aspects des sémantiques logiques, ne serait-ce que pour m’acquitter à mes propres frais du prix d’un nouveau dialogue possible, fondé cette fois sur l’exploration des rapports entre pensée et sémantique. Mon argument principal était tiré du constat que très souvent les sémanticiens d’inspiration frégéenne sont confrontés à la nécessité de rendre compte d’un certain type de « lien » sémantique. Par exemple, Krifka et al. (1995) posent le problème suivant. Ils constatent que l’énoncé reproduit ci-contre est insuffisamment décrit par la simple saturation d’un concept par un objet. A child born in Rainbow Lake is left-handed. Fr. Un enfant né à Rainbow Lake est gaucher. Dans une approche frégéenne simpliste, on pourrait dire que le sens de cet énoncé dit que tous les enfants qui naissent dans la ville de Rainbow Lake sont gauchers, c’est-à-dire que pour tous les enfants saturant le concept NÉ À RAINBOW LAKE (x), ils saturent également le concept GAUCHER (x). Mais Krifka et al. notent, avec raison, que cette interprétation ne rendrait pas compte du fait que cette affirmation ne vaut pas seulement pour les enfants étant nés (donc existant dans le monde au moment de l’énonciation de la phrase) : elle établit une sorte de loi qui vaut pour tout enfant susceptible de naître. Leur solution est de proposer que cet énoncé exprime un jugement qui est vrai non seulement dans le monde « réel », mais aussi dans un ensemble de « mondes alternatifs », qui sont des alternatives plausibles au monde 46 réel. Il y aurait un type de jugement particulier, qu’ils appellent nomique ou « law-like » et qu’on aurait envie de traduire par normatif, qu’ils définissent par cette mise en correspondance entre une vérité relative au monde réel et une vérité relative à des mondes alternatifs. Ces jugements normatifs s’opposent aux jugements « accidentels », qui ne sont vrais que pour le monde réel. Le problème que je souhaitais faire remarquer est que pour rendre compte du sens de l’énoncé en question, il n’est pas non plus suffisant d’établir qu’une correspondance entre les concepts NÉ À RAINBOW LAKE (x) et GAUCHER (x) est vérifié pour tous les enfants d’un certain ensemble. Cette description isole deux concepts et suppose que l’énonce affirme une coïncidence parfaite entre les deux. Mais on sait bien qu’une coïncidence est un lien bien tenu, alors que l’énoncé semble affirmer un lien fort, un lien même si fort que le fait de naître à cette ville semble entraîner inexorablement, comme une sorte de sortilège dont cette ville ne peut se séparer, celui d’être gaucher. Il en va de même pour un énoncé du type Les banquiers sont radins. L’énoncé ne dit pas qu’étant donné l’ensemble des individus qui tombent sous le concept BANQUIER (x), ces mêmes individus sont subsumés, par une sorte de hasard fortuit, sous le concept RADIN (x). L’énoncé affirme plutôt que BANQUIER (x) est dans un lien si fort avec RADIN (x) qu’on ne peut les séparer : être banquier rend radin, l’un ne vient pas sans l’autre, il y a entre ces propriétés une interdépendance totale. Une meilleure solution, proposais-je, était de supposer que ce que la sémantique frégéenne appelle « concept » n’est pas une sorte de propriété qui peut être énoncée avec vérité ou fausseté d’un individu, mais plutôt un schéma argumentatif normatif ou transgressif dans le sens de Carel (1995) – je ne faisais ici d’ailleurs qu’appliquer ses thèses sur les prédicats linguistiques. Ce qu’on appelle en général un concept ne peut être une propriété telle qu’il peut être vrai de dire qu’un objet a telle ou telle propriété. Les entités conceptuelles doivent être envisagées comme des schémas normatifs ou transgressifs. Les énoncés précédents ont dans leur sens les concepts [né à Rainbow-Lake DC gaucher] et [banquier DC radin]. J’ai ainsi proposé d’appeler « concepts » les unités sémantiques normatives ou transgressives lorsqu’elles sont considérées en tant qu’unités de la pensée sociale – je m’approchais ainsi, par cette usage du terme « concept », de l’usage qu’en fait Durkheim (1912), qui appelle ainsi les unités de la pensée de la société (il les appelle aussi « représentations collectives »). 47 3.2. L’espace conceptuel Ces considérations m’ont amené ainsi à postuler que les schémas sémantiques que Carel appelle « aspects argumentatifs » fournissent la structure élémentaire des unités qui peuplent le domaine de la vie symbolique d’un groupe social, unités que j’appelais alors « concepts ». Je réinterprétais le « troisième domaine » de Frege et affirmais que la vie sociale se développe dans un « espace conceptuel » qui n’est pas à situer dans la conscience des individus. Proche de la notion d’« univers sémantique » de Greimas (1966), qui est le système de significations d’une langue concomitant à une vision du monde, et de « sémiosphère » de Lotman (1992), comme l’espace à l’intérieur duquel la signification est possible, je définissais l’ « espace conceptuel » comme le domaine où ont lieu les processus de création, d’imposition, de qualification des concepts disponibles dans une conjoncture donnée. Il s’agissait donc d’élargir la portée des thèses de la sémantique argumentative, et en particulier celles de Carel : les schémas normatifs ou transgressifs (et donc les blocs qu’ils appréhendent) n’existent pas seulement encodés dans la signification lexicale des mots d’une langue ou attachés à un énoncé singulier qui les exprime, ils existent aussi dans un domaine où ils sont pris dans des processus qui les rendent disponibles. C’est à ce mode d’existence des schémas sémantiques que j’attribuais le nom de « concept ». Pour justifier la nécessité de postuler ce troisième mode d’existence des schémas sémantiques, il faut accepter que certains phénomènes qui ne sont pas déterminés par la signification linguistique d’un lexème ou par le sens d’un énoncé singulier s’expliquent néanmoins par le recours à des schémas normatifs ou transgressifs. Ce qu’on appelle communément des « stéréotypes », en particulier ceux qui concernent un certain groupe social, en fournit un bon exemple (voir à ce propos L. 2013b). Prenons le cas des lycéens américains blancs qui maintiennent, à l’égard de leurs camarades noirs, des stéréotypes racistes, par exemple celui selon lequel le fait d’être noir est cause de mauvaise performance scolaire (cf. Désert, Croizet et Leyens, 2002). Il est largement admis, au moins depuis Medin (1989), que les stéréotypes font apparaître une propriété donnée non pas comme accidentellement liée au groupe qualifié, mais plutôt comme appartenant à sa « nature », à son « essence ». Dans cette interprétation, le stéréotype en question fait reposer sur la nature de l’être « noir » le fait d’avoir des mauvaises notes. En termes sémantiques, il semble suffisant de dire que le stéréotype en question existe sous la forme d’une interdépendance normative entre être noir et avoir de mauvaises notes. 48 Une fois admise l’idée qu’un stéréotype peut être identifié à un schéma normatif, la question qui se pose est celle du mode d’existence de ce schéma. La TBS reconnaît deux modes d’existence pour les schémas argumentatifs : ils peuvent exister à l’intérieur de la signification d’un terme de la langue ou bien en tant que composante du sens d’un énoncé particulier. Or les stéréotypes n’appartiennent à aucun de ces deux modes d’existence. On ne peut pas dire qu’un terme de la langue encode dans sa signification lexicale un schéma du type [noir DC mauvaises notes]. Autrement il faudrait accepter que tout emploi du mot « noir » ou de l’expression « mauvaises notes » fait potentiellement allusion à ce schéma. On ne peut pas non plus supposer que ce schéma n’existe que dans la mesure où il est produit par un énoncé singulier, que cet énoncé aurait l’entière responsabilité de son apparition. Les énoncés n’émergent pas sur une page blanche, ils exploitent des schémas qui sont déjà là, avec un certain degré d’énonçabilité. Il semble ainsi nécessaire d’accepter que des concepts existent en dehors de la langue, en dehors de l’énoncé singulier. Au moins deux points de rencontre s’étaient ainsi dessinés entre ma démarche et celle de la logique frégéenne. Je maintenais d’abord l’idée de Frege d’un domaine, que Frege qualifie de « logique », et moi de « sémantique », extérieur à l’esprit où prennent place des entités sémantiques accessibles aux individus. Les unités que j’isolais étaient des unités publiques, et j’affirmais, comme Frege, qu’elles existent indépendamment de ses porteurs individuels. Cependant – mais cela n’enlève rien à l’importance de ce point de rencontre – l’hypothèse de ce type de réalité qui est accessible aux individus tout en leur restant extérieure n’est pas spécifique à Frege, la « langue » de Saussure comme le « fait social » de Durkheim en dépendent aussi. L’attribution d’une même structure aux unités de la pensée et aux unités sémantiques, ou plutôt le fait de considérer les unités de pensée comme des unités sémantiques était un deuxième point de contact. Toutefois, les incompatibilités restaient insurmontables. Une pensée, pour Frege, est une relation entre un objet et un concept dont on peut se demander si elle est vraie ou fausse, et cette vérité ou cette fausseté est atemporelle. Indépendantes des saisies qu’en font les sujets, les pensées frégéennes sont objectives. Les schémas normatifs/transgressifs, on l’a vu, ne peuvent pas être évalués en ce qui concerne leur vérité ou leur fausseté, car comme l’a déjà remarqué Carel (2011), la normativité et la transgression ne sont pas vérifiables, ne peuvent pas être comparées à un état de choses auquel elles puissent correspondre. Les schémas sémantiques ne peuvent pas non plus être considérés comme objectifs, non pas parce qu’ils existeraient forcément liés à des individus (l’idée de langue se passe ouvertement des individus), mais parce qu’en tant 49 qu’interdépendance, un concept normatif ou transgressif est toujours une sorte d’amalgame, de prise de position, le fragment d’une vision particulière du monde. Cette homologie entre la pensée et ce que les énoncés expriment est loin d’être acquise dans le cadre de la TBS. En effet, Carel exclut la possibilité que la connaissance des entités sémantiques passe par l’accès à un autre domaine que celui du système linguistique, que ce soit « le monde » ou « la pensée » (Carel, 2011 : 83). Le projet que je formulais était le suivant : une approche « tbsienne » des espaces conceptuels implique le refus de certaines limites que Carel assigne aux entités sémantiques (c’est-à-dire aux blocs sémantiques et donc aux aspects argumentatifs qui les appréhendent), limites qu’au fond toute sémantique linguistique s’auto-impose. Il fallait passer d’une conception strictement linguistique de ces entités à une autre qui permette l’étude de leurs propriétés plutôt que ceux de leur expression et leur encodage lexical ; autrement dit, abandonner le domaine de la langue pour observer les espaces sociaux de circulation des entités sémantiques. La conception du sens linguistique que fournit la Théorie des blocs sémantiques devait être, pour moi, élargie à la nature des concepts qui peuplent la pensée sociale. En résumé, il fallait passer de l’étude de la signification linguistique à celle des entités conceptuelles, conçues comme des schémas normatifs / transgressifs, sans égard à leur fonction par rapport à un mot, à un énoncé ou à un texte, mais en tant qu’unités de la pensée sociale. 3.3. Les représentations sociales Le point de départ de cette réflexion, rappelons-le, était le problème de l’inadéquation modale de certains énoncés : certaines unités sémantiques notamment sont réfractaires à des modes faibles. On pourrait reformuler maintenant cela en disant que certains concepts existent comme des « évidences », d’où qu’un énoncé comme Je trouve que la Terre tourne autour du Soleil apparaisse comme inattendu. L’exploration du rapport entre la sémantique et le domaine des croyances partagées était devenu ainsi nécessaire. Mais une fois posée l’homologie entre les unités sémantiques et les unités minimales de la pensée sociale, pouvaiton conclure directement que les concepts – tels que nous les concevions – sont des « croyances » ? Qu’est-ce qu’une « croyance » ? En philosophie du langage et en pragmatique, une vision des choses très peu contestée suppose qu’une croyance est une représentation du monde vis-à-vis de laquelle un sujet a une certaine attitude qui consiste à prendre cette représentation pour vraie. En effet, ce courant reprend d’abord à la logique l’idée qu’une 50 pensée élémentaire est quelque chose qui peut être vrai ou faux, et dont la structure est, en gros, de la forme CONCEPT(objet). Cette pensée est censée être une représentation du monde, c’est-à-dire qu’elle représente un état de choses vérifiable, dont la vérité ou la fausseté peut être donc évaluée. Dans l’esprit d’un individu, cette pensée fait l’objet d’une attitude qui concerne sa vérité. Si le sujet Max possède la croyance « P », c’est que P est une représentation du monde que le sujet Max prend pour vraie. La question qu’il faut se poser maintenant est ce que devient cette définition de la croyance si l’on abandonne la conception des pensées élémentaires de la logique et que l’on postule qu’il s’agit plutôt de schémas normatifs ou transgressifs. On peut essayer de répondre à cette question en continuant avec l’exemple des stéréotypes. Les concepts que donnent forme aux stéréotypes permettent de produire des jugements singuliers. Par exemple un concept qui donne forme à un stéréotype machiste comme [homme DC NEG sait faire la cuisine] permet de produire la réponse que l’on voit dans ce dialogue fictif : – Tout ce que Max peut faire est un œuf au plat. – Normal, c’est un homme. Or si ce jugement singulier peut être dit reposer sur une croyance, on ne peut dire qu’il fasse l’objet pour autant d’une attitude que l’on puisse décrire comme « le fait de prendre pour vrai » que les hommes font mal la cuisine. La raison est simple : la question sur la vérité d’un concept n’a pas de sens. Un concept ne peut être vrai ou faux, car un concept est une structure sémantique sans correspondance dans le monde. En réalité, si croyance signifie l’attitude qui consiste à penser que quelque chose est vrai, alors les concepts ne peuvent être des croyances. Mais est-ce qu’un stéréotype est vraiment quelque chose à laquelle on « croit » ? N’est-il pas une manière de penser, plutôt que le contenu d’une croyance ? C’est exactement ce qui invite à postuler une conception des stéréotypes en tant que schémas normatifs/transgressifs. Plutôt que de dire que les membres d’un groupe social donné partagent telle croyance, il suffit de postuler que tel concept fait partie des concepts partagés par tel groupe. Ce qu’il faut observer, ce sont les concepts à travers lesquels les sujets produisent des jugements, pensent. Les concepts sont les moules à partir desquels les individus produisent des jugements singuliers. Ainsi, les lycéens blancs sujets de l’enquête citée plus haut pensent leurs camarades, en partie, à travers le concept raciste [noir DC avoir des mauvaises notes]. 51 En poursuivant ces recherches, j’entrais évidemment dans une sphère qui dépasse les limites habituelles des sciences du langage. J’empiétais en particulier sur le champ d’action d’une discipline dont l’objet est précisément le mode de fonctionnement des schémas à travers lesquels les groupes sociaux pensent le monde : la psychologie sociale. Je me suis intéressé, notamment dans L. (2013b), à un courant particulièrement prolifique en France, celui fondé par Moscovici, dont la thèse centrale peut être résumée ainsi : chaque groupe social structure sa pensée, son expérience et ses actions grâce à des schémas partagés, des « représentations sociales » (Moscovici, 1961), qui sont une réinterprétation des « représentations collectives » de Durkheim (1912). Les représentations sociales sont les opinions, les croyances et les connaissances que partagent les membres d’un groupe. Si ces représentations sont « sociales », ce n’est pas tant du fait d’être détenues par une multiplicité d’individus, mais surtout parce que ces représentations sont socialement construites. Ce courant, me semblait-il, devait pouvoir apporter l’armature dont le rapprochement entre sémantique et pensée sociale que je tentais de mettre en place avait besoin afin de produire des descriptions significatives. Pourtant, l’examen attentif du concept de « représentation sociale » m’a montré qu’un tel dialogue était impossible. Je partageais avec la psychologie sociale l’idée générale que les sociétés (et non pas les individus, chacun dans son esprit) produisent les schémas à travers lesquels se produisent les visions du monde, idée que l’on trouve déjà dans la théorie sociologique de Durkheim. Mais quel type de chose est une « représentation sociale », de quoi est-elle faite ? Le chemin par lequel j’ai entrepris cet examen est celui de la mise en lumière de la façon dont ce courant de la psychologie sociale conçoit la structure interne des représentations sociales. Beaucoup de psychologues sociaux considèrent, avec Abric (1993), que la structure d’une représentation sociale est telle qu’un noyau central s’accompagne de schèmes périphériques. Le noyau central est l’élément le plus stable de la représentation, ainsi que celui grâce auquel les autres éléments de la représentation sociale, qui seront dits « périphériques », acquièrent un certain sens. Il est important d’établir que contrairement aux « représentations » de la psychologie cognitive, qui sont en général des transpositions de la formule logique CONCEPT(objet), les « représentations sociales » sont des ensembles d’éléments, des configurations composées d’une multiplicité d’entités singulières. Cependant – et c’est précisément l’obstacle principal au rapprochement entre ces propositions et la mienne – la structure de chacun de ces éléments singuliers est exactement celle des « représentations » de la psychologie cognitive et donc de la « pensée » de la logique 52 frégéenne. Une représentation sociale est un réseau de schèmes attribuant chacun une propriété à un objet. La principale préoccupation des travaux qui s’intéressent à la structure des représentations sociales est d’établir le type d’organisation interne de ces complexes, organisation qui devrait permettre de caractériser adéquatement les liens qui existent entre les différents éléments singuliers de cette structure, notamment en classant les éléments singuliers de la représentation sociale (qui est donc un réseau organisé d’éléments) comme « centraux » ou « périphériques ». Les différents éléments d’une représentation ont des qualités, par exemple, ils peuvent être plus ou moins persistants ou labiles, et ce sont ces qualités qui déterminent leur place en tant que périphériques ou en tant que centraux à l’intérieur de l’organisation de la représentation sociale. Cette conception de l’organisation interne d’une représentation n’est pas en soi problématique. Mais elle n’apporte pas de réponse achevée à la question de la constitution interne d’une représentation sociale. Car ce qu’il faut déterminer est la nature de chaque élément singulier participant de cette organisation complexe. Or cette question n’est pas abordée de front par les auteurs qui travaillent dans ce courant. Cependant, si l’on observe, d’une part, les analyses et d’autre part, certaines affirmations d’ordre théorique, il apparaît que les éléments singuliers qui composent les représentations sociales ne consistent en rien d’autre qu’en l’attribution d’une propriété à un objet. On retrouve donc à nouveau la structure CONCEPT (objet). Par exemple, si on est face à un individu qui juge que les hommes font mal la cuisine, on conclura qu’il mobilise un schéma qui attribue la propriété de mal faire la cuisine à l’objet « les hommes » – on se demandera ensuite si ce schéma apparaît comme stable, auquel cas il fait partie du noyau de la représentation sociale, ou bien s’il est plutôt labile, auquel cas il faut alors le classer parmi les schémas périphériques. Je pensais repérer une contradiction fondamentale qui ébranlait tout l’édifice de la psychologie sociale. En supposant que les éléments qui entrent dans la composition des représentations sociales sont de la structure CONCEPT (objet), la psychologique sociale du courant initié par Moscovici laissait entrer par la fenêtre ce qu’elle aspirait à rejeter par la porte : la possibilité pour une société de penser des objets indépendants de leur propre production symbolique. Si détenir une représentation c’est véhiculer l’attribution de propriétés à un objet, cela implique que l’objet existe indépendamment de la représentation. D’après Moscovici, les représentations « profilent » les objets qui les concernent, les « donnent à voir » d’une certaine manière, plutôt qu’elles ne les construisent de toutes pièces. Mais cela veut dire alors que les objets « Noir », « Homme », « Femme », etc. ont, préalablement au « profilage » qui leur font subir les représentations d’un groupe, une existence objective. Tel 53 qu’on a pu le voir plus haut, l’impossibilité radicale d’un énoncé objectif est peut-être la thèse centrale de la sémantique argumentative. Mais cette impossibilité d’une objectivité énonciative dérive de l’incapacité des unités sémantiques à être vérifiées dans le monde. Étant donnée l’homologie structurelle entre les entités sémantiques et les unités élémentaires de la « pensée sociale », j’affirmais que celle-ci ne pouvait intégrer à aucun niveau, une référence à des objets du monde. Ceci implique qu’il n’y a rien dans le monde qui puisse être reconnu comme objectivement « Noir », « Homme » ou « Femme ». Nommer c’est produire un jugement en appliquant un concept, et tout concept est un schéma sémantique socialement construit. 3.4. Le terrain commun Ces contradictions que je croyais découvrir dans ce type de psychologie sociale m’ont amené à poursuivre d’autres voies. J’abandonnais donc les tentatives pour établir un certain dialogue avec la psychologie sociale, mais je ne revenais pas les mains vides de cette exploration. J’en avais tiré au moins une leçon : pour étudier le mode d’existence des unités de la pensée sociale, il faut observer les processus dans et par lesquels celles-ci sont construites, négociées, mises en relation. Je me suis replié sur des positions plus proches de mon « appartenance disciplinaire » et, toujours muni de l’idée que les unités élémentaires de la pensée sont des schémas normatifs ou transgressifs, j’ai interpellé cette fois une théorie pragmatique dont les thèses sur les croyances partagées sont très répandues dans les travaux anglophones : la théorie du common ground de Stalnaker (1973, 2002). Pour Stalnaker, les participants d’une conversation partagent un common ground, expression que l’on peut traduire par terrain commun, qui serait l’ensemble des croyances que tous les partenaires prennent pour admises par tous les autres participants de la même situation. Nous reproduisons ci-contre l’une des définitions les plus récentes qu’en donne Stalnaker : φ appartient au terrain commun d’un groupe si tous les membres acceptent (dans cette interaction) que φ, et ils croient tous qu’ils acceptent tous que φ, et ils croient tous qu’ils croient tous qu’ils acceptent tous que φ, etc. (Stalnaker, 2002 : 716, je traduis). Dans cette définition, φ est le nom d’une entité sémantique susceptible d’être vraie ou fausse, dont la structure minimale est, à nouveau, celle qui attribue une propriété à un objet, soit qui met en relation une entité de nature conceptuelle avec un objet du monde. Dans ce 54 courant pragmatique, cette entité est conçue comme une unité d’information, c’est-à-dire comme la description objective d’un état de choses dans le monde, à propos de laquelle chaque sujet parlant peut avoir une certaine attitude, comme croire qu’elle est vraie ou qu’elle est fausse, ou bien l’accepter, ce qui veut dire que le sujet traite l’information comme vraie, en suspendant momentanément la possibilité qu’elle soit fausse. D’après Stalnaker, le terrain commun d’une situation apparaît lorsqu’un sujet parlant présuppose une unité d’information et que cette information n’est pas démentie par la suite. Les informations présupposées par les participants d’une situation font partie du terrain commun de cette situation. On peut voir que la théorie frégéenne est ici en partie maintenue et en partie rejetée. Elle est maintenue en ce qui concerne la structure élémentaire de la pensée et des unités sémantiques. Or la pensée élémentaire est envisagée d’emblée comme ayant une fonction descriptive : il s’agit d’une piece of information, d’une unité informative, ce qui véhicule en filigrane l’appartenance de ces unités à un régime général de transmission inter-individuelle de descriptions du monde. De fait, la pensée n’apparaît plus comme appartenant à un « troisième domaine » objectif et intemporel, externe aux individus. Ce type de pragmatique envisage la pensée plutôt en tant qu’état mental. S’il y a néanmoins « objectivité », ce n’est pas dans l’existence intemporelle des pensées, ni dans leur indépendance vis-à-vis du support subjectif (l’esprit des individus), mais plutôt dans la possibilité d’une évaluation de la correspondance entre l’unité sémantique et le monde. Dans L. (2015a) j’ai tenté de montrer plusieurs problèmes de cette approche. Bien entendu, la conception des unités sémantiques comme des représentations objectives d’un état de choses dans le monde était d’emblée réfractaire à l’idée qu’elles sont en réalité des schémas normatifs ou transgressifs, et dépourvus donc de toute capacité représentationnelle. La visée informative que cette théorie associe aux unités sémantiques (qualifiées de « pieces of information ») était aux antipodes des thèses de la sémantique argumentative, d’après laquelle la valeur informative d’un énoncé n’est jamais première – elle est au mieux un « sous-produit » sémantique dérivé de l’annulation de contraintes argumentatives (Anscombre et Ducrot, 1986). Mon but était néanmoins de mettre temporairement entre parenthèses ces incompatibilités qui frappent évidemment toute rencontre avec l’approche logiciste, pour me concentrer sur les problèmes spécifiques à la notion de terrain commun, même si les problèmes que j’ai identifiés dérivent, au bout du compte, du logicisme de l’approche. Je n’en mentionnerai qu’un, qui concerne non pas la nature des unités du terrain commun, mais celle de leurs relations. J’illustrais cette difficulté, entre autres, à l’aide de cet extrait d’une interaction en ligne dans le forum du Nouvel Obs. Quelques jours auparavant, Manuel Valls, à 55 l’époque ministre de l’Intérieur, avait déclaré « les Roms ont vocation à rentrer en Roumanie ou en Bulgarie », déclarations qui avaient été largement relayées par les journaux. La ministre du Logement, Cécile Duflot, avait réagi en laissant entendre que ces propos ne respectaient pas « les valeurs de la République, qui sont des valeurs de fraternité, notamment »12. Voici le fragment (où les propos de Marc apparaissent dans ce forum comme une réponse à ceux de Lucie) : LUCIE : Un sondage CSA-BFMTV publié mercredi 3 octobre dit que 2/3 des Français sont plus proches de Valls que de Duflot. Non c’est faux !! archi faux !!! Le sondage ment, le sondage ne dit pas la vérité. La vérité c’est que Valls est plus proche de 2/3 des Français que Duflot. Si demain les Français étaient pour les 2/3 opposés aux bougnats qui se remettraient à accaparer tous les bistrots de France, Valls serait plus proche de ces 2/3 là. Valls connaît par excellence les lois de la mathématique populiste. Peu importe l’axiome proposé, si le chiffre de 2/3 le tient pour axiome, Valls le suivra […] MARC : Les Français […] sont exaspérés. Que des politiques tentent de surfer sur cette exaspération – en paroles s’entend – est tout à fait normal. Ce n’est pas du populisme comme diraient les mal-pensants. C’est simplement le jeu de la démocratie, l’homme politique devant REPONDRE aux désidérata de ceux qui votent ou ont l’intention de voter pour lui […] On a dans le terrain commun de cette petite interaction au moins ces deux pièces d’information : (1) (2) M. Valls a déclaré que les Roms ont vocation à rentrer en Roumaine et Bulgarie. Le 2/3 des Français pensent que les Roms ont vocation à rentrer en Roumaine et Bulgarie. Pour Lucie, l’information (2) répond à une volonté populiste, démagogique, qui consiste à orienter la politique en fonction de l’opinion publique. Marc est d’accord sur le fait que Valls oriente la politique d’après l’opinion publique, mais pense que suivre cette logique n’est pas du populisme mais presque un devoir démocratique des hommes politiques. Il faudrait donc dire que tous deux acceptent comme vraie l’information suivante : (3) M. Valls oriente ses décisions en fonction de l’opinion publique. Par ailleurs, Lucie accepte comme étant vrai que M. Valls applique une stratégie populiste ; Marc, de son côté, que M. Valls ne fait que son devoir d’homme politique dans un régime démocratique. Ces deux informations, puisqu’elles n’apparaissent pas comme acceptées par 12 Pour les deux déclarations on peut consulter L’Obs, Valls : "Les Roms ont vocation à revenir en Roumanie", nouvelobs.com, publié le 24 septembre 2013. Les extraits analysés sont tirés du forum de cet article. 56 les deux participants, ne font pas partie du terrain commun de l’interaction. Ce qui me semblait poser problème est que l’unité (3) est pour Lucie une manifestation du populisme de M. Valls, alors que pour Marc, il s’agit d’une manifestation de son devoir démocratique d’homme politique. En réalité, (3) ne représente pas un point d’accord entre Lucie et Marc : au contraire, la réaction de Marc montre qu’il y a désaccord sur ce que (3) veut dire. Supposer que (3) fait partie du terrain commun de cette interaction fait apparaître un faux accord entre les participants. Pour envisager une solution au problème que pose cette interaction, il faut commencer pour supposer, d’une part, que les unités sémantiques sont des schémas normatifs ou transgressifs, car il s’agit d’établir que, pour Lucie, Valls applique une logique populiste en ce qu’il suit aveuglement l’opinion de la majorité, [les Français disent X DC Valls fait X], alors que pour Marc, Valls respecte le jeu de la démocratie en répondant aux attentes des électeurs [les électeurs demandent DC Valls répond]. Les deux participants semblent mobiliser un même concept d’après lequel l’opinion de Valls est réglée sur la volonté de la majorité des Français, que l’on peut schématiser ainsi : (4) [les 2/3 des Français sont pour le retour des Roms en Roumanie et en Bulgarie DC Valls est pour le retour des Roms en Roumanie et en Bulgarie] Or chaque participant fait entrer ce concept en relation avec un autre concept, et ces relations le sémantisent de deux manières différentes. Dans les propos de Julie, (4) apparaît comme une manifestation particulière de la logique du populisme, soit [les Français disent X DC Valls fait X]. Les propos de Marc le font apparaître plutôt comme manifestant la logique de la démocratie qu’il définit au moyen d’un concept comme [les électeurs souhaitent X DC Valls répond à ce souhait]. J’appelais cela un changement de cadre. Laura fait dépendre (1) du cadre [les Français disent X DC Valls fait X], alors que Marc le fait dépendre du cadre [les électeurs souhaitent X DC Valls répond à ce souhait]. Lorsqu’un concept est le cadre d’un autre, les deux forment une seule unité. L’unité que propose Lucie et celle que propose Marc sont incompatibles. Ainsi, on ne peut pas dire que le concept (4) fait partie de leur terrain commun, car chaque participant faisant dépendre (4) d’un cadre différent, il n’est pas « le même » concept pour l’un et pour l’autre. Pour Lucie, c’est une manifestation singulière de la logique populiste ; pour Marc, du devoir démocratique le plus fondamental. Un problème supplémentaire apparaît. Comment montrer qu’une fois l’intervention de Marc accomplie, la position de Lucie elle-même est réinterprétée et semble avoir besoin de nouveaux arguments pour être posée à nouveau en se débarrassant de la réinterprétation de 57 Marc ? Après l’intervention de Marc, pour qu’une nouvelle intervention dans la suite de la même interaction soutienne que Valls partage l’avis de la majorité des Français par populisme plutôt que par son respect des principes démocratiques, il faut une défense ou une nouvelle attaque, il faut en somme essayer de se débarrasser de l’effet produit par l’intervention de Marc. Mais pourquoi cette nécessité est-elle si flagrante, si chaque croyance prend place dans l’esprit individuel ? En réalité, disais-je dans L. (2015a), les actions discursives individuelles produisent des effets sur un plan collectif, dans lequel les concepts sont ajoutés, modifiés, mis en relation les uns avec les autres. Les effets des actions discursives individuelles se produisent dans cet espace partagé. Dans une interaction, les actions discursives individuelles sont subordonnées à ce que les participants supposent qui a lieu dans cet espace partagé. On peut imaginer une réunion de travail dans laquelle quelqu’un avance une proposition, quelqu’un d’autre apporte par la suite une précision, quelqu’un d’autre encore rejette cette précision en gardant la proposition initiale. Cela ne veut pas dire que tout le monde ait la même idée de ce qui est en train d’avoir lieu, mais plutôt que si on veut décrire les concepts qui surgissent dans une situation, les modifications qu’ils subissent, leurs relations, les contraintes qui s’imposent aux uns comme aux autres, il est possible d’objectiver une sorte d’espace de travail. Je transposais ainsi au domaine des situations discursives l’idée d’une espace conceptuel global que je concevais dans mes travaux préalables comme l’environnement symbolique dans lequel évoluent les sociétés. J’ai fait l’hypothèse que les concepts qui surgissent dans une situation discursive prennent place dans l’« espace conceptuel » de cette situation. Julie propose un cadre pour le concept (4) et Marc modifie ce cadre. Ce changement de cadre (que j’appelais de façon un peu fastueuse reframing ou recadrage) produit de nouvelles contraintes publiques car c’est l’espace conceptuel de l’interaction qui est affecté, et non pas les esprits individuels. Désormais, dans ce forum, exploiter le cadre posé par Julie, se fera forcément au détriment de celui posé par Marc. L’idée de terrain commun introduit au moins trois éléments essentiels pour l’analyse de la dimension sémantique des situations discursives complexes. Premièrement, la possibilité de penser qu’à chaque situation discursive peut correspondre une configuration sémantique. La notion de terrain commun, au moins à première vue, pouvait être vue comme une version plus précise, plus locale, car relative à une situation donnée, de ce que j’entendais auparavant par « espace conceptuel », que je voulais relatif à toute une société (en réalité, à bien y regarder, il s’agissait plutôt de saisir des coïncidences entre des états mentaux individuels, plutôt que d’objectiver un espace collectif dans lequel interviennent les énoncés). Deuxièmement, son intérêt pour les attitudes publiques des participants de l’interaction. Pour déterminer quelles 58 entités font partie du terrain commun d’une interaction, on ne doit pas chercher à savoir ce que les intervenants pensent être vrai, mais ce qu’ils acceptent comme vrai dans leurs énoncés (certes Stalnaker, suivant en cela une application trop exigeante de la maxime de sincérité de Grice, fait en même temps l’hypothèse que les attitudes publiques sont sincères, mais cette hypothèse, au fond, est superflue). Troisièmement, le terrain commun est évolutif. La théorie du terrain commun prend pour objet la création et l’évolution des croyances partagées au cours d’une interaction. Ces éléments allaient être décisifs dans ma conception de ce domaine collectif où persiste le résultat des opérations discursives, même en l’absence de toute possibilité d’un véritable dialogue entre les théories, vue l’incompatibilité de ce qu’on peut appeler avec Ducrot (1984) leurs « hypothèses externes », c’est-à-dire celles qui permettent de construire l’observable qu’une théorie se donne. 3.5. Bilan Jusqu’à mes travaux développant l’idée de « ton », devenus ensuite des « modes », il ne faisait aucun doute pour moi qu’une entité sémantique était fondamentalement attachée à un mot, associée à un texte. Or le problème de l’acceptabilité des modes faisait émerger la possibilité que les unités de sens soient attachées plutôt aux groupes sociaux. Attachées par quel type de lien ? J’aurais pu formuler ce rapport entre entités sémantiques et groupes sociaux à la manière d’Anscombre et Ducrot, d’après lesquels le sens des énoncés contient des allusions à des croyances présentées comme partagées. Sans doute motivé en partie par mes collaborations avec des chercheurs venant d’autres horizons et qui trouvaient dans la sémantique argumentative des outils pour déceler des visions du monde cachées dans les discours13, l’enjeu était plutôt devenu, pour moi, d’établir dans quelle mesure les acquis de la sémantique pouvaient éclairer non pas la question des croyances qui sont présentées comme partagées mais plutôt celle des croyances partagées tout court. En reprenant le fil de la Théorie des topoï, je prenais l’hypothèse que le sens des énoncés repose sur une sorte de jeu qui consiste à faire comme si on partageait des croyances, pour en proposer une autre qui abandonnait la figure du « comme si » : les sujets partagent effectivement des croyances, et la nature de ces croyances est celle par laquelle la TBS caractérise les unités sémantiques élémentaires. 13 Je pense notamment à de nombreuses rencontres avec le groupe des Questions socialement vives d’EFTS, et tout particulièrement les activités menées au sein du projet ANR ED2AO, 2009-2013. 59 Le dialogue avec la logique cherchait à montrer que les inquiétudes de la philosophie analytique autour des relations entre langage et pensée pouvaient recevoir des formulations donnant à ces questionnements une toute autre portée. Peut-être par un excès d’optimisme, je supposais possible d’interroger les problèmes d’une théorie avec les acquis d’une autre qui lui est entièrement réfractaire. Le résultat était prévisible : le renforcement de l’abîme qui sépare les deux paradigmes. L’adoption du terme « concept » pour nommer ces unités qui étaient désormais pour moi les unités élémentaires de la pensée sociale prétendait avant tout occuper le terrain de travail de la philosophie analytique et de la pragmatique qui s’y articule en y déployant les acquis de la sémantique argumentative. La discussion avec la psychologie sociale, née de la constatation d’un ensemble de préoccupations partagées, s’achevait, elle aussi, sur une impasse : la structure que Moscovici, Albric et d’autres attribuent à l’unité de la pensée sociale va à l’encontre de leur projet antiréaliste. Leur dépendance vis-à-vis d’objets extérieurs à la représentation rendait cette approche inconsistante. Il faut admettre nonobstant que ce procès fut trop expéditif. J’aurais pu reconnaître que les composantes internes des représentations sociales peuvent être analysées à partir de ce que j’entendais par « concept », qu’il est en fin de compte légitime de supposer que l’« objet » d’une représentation sociale est à la fois déjà-là et construit par la représentation. Toutefois, ces obstacles-là ne sont pas ce qui a empêché au dialogue avec la psychologie sociale d’être productif. L’obstacle principal se trouvait en réalité, mais cela je ne l’ai vu que plus tard, dans le fait que la psychologie sociale est… une psychologie. Qu’elle cherche à révéler dans les discours ce que les groupes « pensent », plutôt que les schémas concrètement actifs à un moment donné dans la production effective de discours et d’actions. Plus précisément, le frein le plus important pour cette rencontre était le « psychologisme » de la psychologie sociale, alors que ma démarche acquérait de plus en plus une approche antipsychologiste de ce que je continuais à appeler, sans doute par le poids de l’habitude, « pensée sociale », mais qui était plutôt une intrication d’espaces collectifs de signification – bien entendu, ici signification ne reprend pas le terme que Ducrot (1984) oppose au sens : notre emploi essaie de nommer seulement de la manière la plus générale possible les processus et les entités qui rendent possible qu’un discours soit une matérialité signifiante. Dans ma critique du terrain commun de Stalnaker, j’ai trouvé une nouvelle formulation du rapport entre entités sémantiques et collectifs sociaux. Ces entités se déploient dans les espaces de signification qui sont concomitants aux situations discursives. Outre les incompatibilités signalées plus haut, affectant essentiellement leurs fondements, d’autres 60 différences importantes se dessinaient entre l’approche de Stalnaker et celle que j’essayais de mettre en place. La plus importante est peut-être que le terrain commun d’une interaction est fait de coïncidences entre les états mentaux des différents participants d’une situation, tandis que ce que j’aspirais à observer était plutôt le résultat des opérations effectuées par chaque discours. Or la persistance des effets d’un discours ne peut être observée que dans les énoncés qui le suivent. En cherchant à établir les rapports entre sémantique et pensée sociale, j’arrivais à la conclusion que tout ce que l’on peut observer sont des schémas sémantiques qui sont mis en production par les énoncés et les contraintes que ces schémas font peser sur les énoncés qui suivent. Ces schémas sont certainement en fonctionnement dans les esprits individuels, la « vision du monde » d’un individu se structure sans doute sous la forme de schémas normatifs et transgressifs. Mais même en supposant que les unités qui composent la configuration sémantique d’une situation discursive ont une correspondance cognitive, cette hypothèse devenait pour moi, en fin de compte, secondaire, voire concrètement inexploitable. J’aurais pu faire appel à la notion de mémoire discursive de Berrendonner (1986) pour les traiter. Se basant, entre autres, sur la notion de terrain commun de Stalnaker, la mémoire discursive de Berrendonner est un stock évolutif d’informations, connaissances, lieux communs pris pour partagés par les interactants, comme résultat d’inférences faites à partir des énoncés produits dans une situation donnée. Mais, pour moi, « pensée » ne voulait dire en fin de compte que « schéma à partir duquel se produisent des discours ». On se serait trouvé encore face au même abîme épistémologique. On peut identifier dans ce qui précède deux lignes d’évolution claires, concernant des aspects théoriques et méthodologiques. Dans mes premiers travaux, j’entendais contribuer à l’enrichissement d’une sémantique linguistique en étudiant la signification instructionnelle véhiculée par des éléments de langue. Dans cette nouvelle phase, mon but était devenu d’aborder d’autres fonctions des entités sémantiques, concernant leur rapport à la pensée sociale. Ce changement impliquait un abandon : les théories avec lesquelles j’abordais la signification linguistique offraient peu d’aide pour traiter ces fonctions. Au contraire, elles les refoulaient vers l’extérieur d’une étude sémantique, déclarant même l’absence d’interdétermination mutuelle. Les dialogues que j’ai tenté d’établir avec des traditions théoriques différentes visaient à construire une approche fondée sur les acquis principaux de la sémantique argumentative pour appréhender ce sujet de préoccupation classique qu’est l’articulation entre sens et société. Les travaux dans lesquels j’explorais le fonctionnement des « concepts » intégraient aussi une évolution dans la constitution de mon matériau 61 d’observation. Auparavant, il était, pour moi, suffisant de travailler sur des exemples construits ou des fragments textuels isolés, issus la plupart du temps de textes littéraires. Lorsque j’analysais des rapports entre énoncés, je pouvais me contenter d’un énoncé et sa réplique, car je m’intéressais à la manière dont un énoncé conditionne les réactions qu’il peut lui-même susciter. Il était maintenant devenu nécessaire de passer à l’observation de situations où des énoncés différents travaillent sur un même espace de signification. 62 4. Les processus de structuration sémantique de la conflictualité sociale Afin d’étudier la façon dont les concepts « habitent » un espace conceptuel, j’ai entrepris de délimiter un type d’espace conceptuel particulièrement « vivant » : j’ai commencé à étudier des controverses publiques, des situations conflictuelles ayant acquis une portée sociale : avortement en France dans les années 70 (L. 2015b), le cas « Nisman » en Argentine (L. 2015e), le conflit à Notre-Dame-des-Landes (Camus & Lescano 2019). Je me suis arrêté sur le conflit portant sur le retour du loup en France dans le but de caractériser le mode de fonctionnement des unités sémantiques dans un environnement conflictuel. Ce conflit était intéressant pour plusieurs raisons, mais il l’était en particulier par sa vitalité : bien que se développant depuis le début des années 90, moment où des loups réapparaissent dans le Sud-Est français (l’espèce avait été éliminée du territoire national dans l’entre-deuxguerres), lorsque je commence à suivre le dossier, en 2014, la question du loup est présente dans la presse locale et nationale, des associations sont constituées, d’autres fusionnent, une consultation publique ouverte pendant deux mois par le Ministère de l’écologie sur une décision ponctuelle recueille plus de 2500 contributions, des actions « coup de poing » voient même le jour (séquestration du directeur d’un Parc national). Ce conflit oppose, pour le dire synthétiquement, les éleveurs de brebis et des défenseurs du loup. Les éleveurs, regroupés en syndicats, affirment vouloir garantir l’exercice de leur activité face au loup, qu’ils présentent comme une nuisance. Il faut donc que l’on puisse tuer des loups. Or le loup a été inscrit parmi les espèces strictement protégées, au niveau européen et national, il est donc interdit de le tuer, sauf dans des cas très précis. Afin de renforcer le respect de cette interdiction et de promouvoir une pratique de l’élevage compatible avec la présence de prédateurs, des associations écologistes agissent sur des fronts différents (accompagnement d’éleveurs à la protection des troupeaux, participation à des groupes de discussion organisés par l’État, attaques en justice des autorisations ponctuelles à abattre des loups, publications à la destination du public, etc.). Des lois, des plans officiels de gestion du loup, des décrets, des arrêtés préfectoraux font évoluer sans cesse l’activité d’élevage, la possibilité de déroger à l’interdiction de tuer des loups. Mon corpus a été constitué par tous les textes traitant de la question du loup ayant été diffusés sur Internet pendant l’année 2014. En considérant aussi bien les textes de loi que les commentaires laissés par des internautes dans un forum internet, 63 je suivais en partie la méthodologie totalisante d’Angenot (1989). J’ai établi dans ce conflit, dans les limites arbitraires que fixait l’année 2014, une sorte de laboratoire pour l’étude d’unités sémantiques évoluant dans un environnement conflictuel. Mais plus mon travail avançait, plus j’avais besoin de caractériser cet environnement lui-même : que fait un texte de conflit ? Comment saisir la question des identités ? Quels types d’événements peuvent s’y produire ? Quels types d’actions peut-on y effectuer ? Quel rapport entre la dimension sémantique et la dimension sociale de ces conflits ? Peu à peu, l’objectif de mes recherches s’est transformé. Il ne s’agissait plus de décrire le mode d’existence des unités sémantiques dans un environnement conflictuel, mais de caractériser la dimension sémantique des conflits. C’est à cet objectif qu’essaie de répondre mon manuscrit Prolégomènes à une sémantique des conflits sociaux. L’affirmation principale que j’y développe est que l’enjeu des conflits sociaux est d’instaurer, garder ou transformer des possibilités d’action plutôt que des formes de pensée, plutôt que des visions du monde. À partir de l’idée qui parcourt la sociologie selon laquelle les actions qui comptent dans une société, les actions sociales, sont celles qui « ont du sens », je fais l’hypothèse que les actions disponibles pour un groupe social existent sous la forme de schémas sémantiques. Ces schémas surgissent, sont retravaillés, renforcés, combattus, connectés entre eux, non pas dans l’esprit individuel de chaque homme, mais plutôt dans des formations collectives changeantes. Les discours qui donnent sa forme à un conflit social agissent sur l’évolution des actions qui sont rendues disponibles dans un espace sémantique précaire – espace qui contraint en retour les effets des interventions discursives. Le lien entre action et sémantique se concentre dans la nature des entités sémantiques qui intègrent une orientation vers l’action. Ces postulats que je présente de manière un peu péremptoire sont le résultat d’une confrontation entre, d’une part, la réinterprétation en clef spinozienne de plusieurs concepts marquants de l’analyse du discours, de la théorie politique, de la sémantique argumentative, et d’autre part, la matière que fournissent les textes de mon corpus. 4.1. Formations discursives et espaces sémantiques Une tentative de théorisation intégrale d’une sémantique spécifique à des situations constitutivement conflictuelles précède la nôtre : celle que Maingueneau présente dans Sémantique de la polémique (1983). Pour Maingueneau, la description sémantique d’une polémique concerne essentiellement la détermination des schémas sémantiques qui sont 64 concrétisés par les multiples énoncés du conflit. Prenant appui sur le concept de formation discursive de Foucault, cette démarche ne cherche pas à établir la « pensée » de chaque protagoniste du conflit, elle ne s’attache pas non plus à rétablir des séries de lexèmes constatées dans les textes : il s’agit plutôt d’établir d’abord, la nature, et ensuite, la composition d’une organisation sémantique qu’on ne trouvera telle qu’elle dans aucun esprit individuel, dans aucun texte singulier. Comme la formation discursive de Foucault, cette organisation sémantique, relative à une conjoncture, définit ce qui apparaît comme étant énonçable à partir de certaines positions (dans le cas étudié par Maingueneau, les positions relatives au jansénisme et à l’humanisme dévot au XVII siècle). Mais à la différence de Foucault, qui brouille les différences entre la matérialité langagière de l’évènement énonciatif et ses conditions de possibilité, Maingueneau distingue une surface discursive, faite de textes, et les éléments abstraits (catégories, règles, opérations) qui la sous-tendent. J’ai conçu, à partir de ces bases, le projet d’une sémantique des conflits sociaux. Mon objectif, comme celui de Maingueneau, était de postuler des catégories aptes à l’analyse non pas de mots, d’énoncés ou de textes, mais d’une configuration sémantique attachée à une conjoncture d’ordre conflictuel. Je rejoignais par là aussi quelques aspects de la théorie de Pêcheux. En effet, la théorie qu’il propose se fonde elle aussi, partiellement, sur le concept de formation discursive de Foucault, mais en la réélaborant dans le cadre de la théorie de l’idéologie d’Althusser (1970). Pêcheux développe, au sein d’un projet à la fois marxiste-léniniste et abreuvé abondamment des thèses de Lacan, une théorie sémantique de l’idéologie et de la subjectivité, qui imbrique le sens aux structures sociales et aux processus psychologiques d’identification. Cet auteur propose, comme Maingueneau, une interprétation sémantique des formations discursives : une formation discursive est un ensemble organisé d’énonçables. On peut constater que malgré leurs différences, je dirais même malgré leur irréductibilité, les approches de Maingueneau et de Pêcheux s’accordent sur un point important : elles posent toutes deux une pensée du fait sémantique comme concomitant non pas d’une langue, ni des textes, ni encore de l’esprit des individus, mais des rapports conflictuels entre des groupes sociaux. La sémantique que j’essaie de mettre en place s’inscrit dans cette ligne. Des obstacles importants frappent néanmoins la possibilité d’intégrer pleinement l’une ou l’autre de ces tentatives à une sémantique des conflits sociaux. Premièrement, Maingueneau concevait l’organisation sémantique de la polémique comme une compétence, au sens chomskyen du terme, c’est-à-dire comme un système de règles permettant de produire ou de comprendre des énoncés « bien formés » relativement à un type de discours (par exemple, un discours janséniste ou humaniste dévot). Non pas que 65 cette compétence ait une réalité dans l’esprit des individus : la compétence discursive par laquelle Maingueneau analyse la polémique est un dispositif descriptif, une production de l’analyste. Contrairement aux catégories de Maingueneau, celles que je développe ne se présentent pas comme des outils que l’analyste construit afin de rendre compte de la surface discursive14 : mes questionnements et mes hypothèses sont ontologiques. La question que je me pose ne porte pas sur la méthode à adopter pour mieux décrire un phénomène mais plutôt sur les propriétés du phénomène lui-même. Les notions que j’élabore aspirent à identifier le type d’entités et de relations qui conditionnent les effets des discours (conçus comme les unités de la surface discursive du conflit), entités qui sont la cible de l’action des discours, qui concentrent des manières de dire et d’agir et qui définissent ce qui est en jeu dans un conflit. L’espace sémantique d’un conflit n’est pas, pour moi, un dispositif construit par l’analyste destiné à expliquer ce que font les discours. Ma supposition est réaliste : les discours agissent sur un espace sémantique qui conditionne en retour leur émergence comme leurs effets. Mon approche est ainsi analogue à celle du sociologue qui affirme l’existence d’une structure sociale conditionnant les actions individuelles et sur laquelle ces individus agissent en l’entretenant ou la transformant, alors que celle de Maingueneau serait proche de celle du sociologue qui considère qu’il faut, dans le travail d’analyse, construire une structure pour expliquer les comportements des individus. La difficulté majeure que l’on rencontre à l’heure de transposer directement la théorie de Pêcheux est qu’elle est conçue entièrement dans le but de rendre compte de la domination de classe : elle explique par quels moyens le discours participe à – et, on pourrait dire, ne participe qu’à – l’assujettissement des individus, à la domination d’une classe sur l’autre. Le mécanisme postulé fait du discours un outil de la reproduction des relations de domination qui sont, en dernière instance, déterminées dans d’autres couches de la structure sociale, en particulier, dans la base économique de la société. Cela implique que s’il y a modification des rapports sociaux, ces changements ne sont pas le résultat des interventions discursives sur des espaces sociaux où s’articulent les énonçables disponibles, mais plutôt dans une sphère où la sémantique n’a pas de prise, une réalité empirique dont les lois sont d’une toute autre nature que celle des lois qui régulent la formation de ce qu’il est possible d’énoncer à un moment donné. En somme, pour la théorie de Maingueneau, comme pour celle de Pêcheux, l’énoncé individuel ne peut que reproduire ce qui est déjà là. Tout se passe comme si les énoncés 14 Voir en particulier Maingueneau (2011). 66 singuliers n’avaient jamais la capacité de modifier les énonçables qui se trouvent disponibles à un moment donné. L’énoncé, pour la Sémantique de la polémique, comme pour les Vérités de La Palice, exprime partiellement une configuration sous-jacente. À une précision près : pour Pêcheux, l’énoncé produit quelque chose, à savoir, l’assujettissement de l’individu à une formation idéologique – ou il faudrait dire, le reassujettissement, étant donné que l’individu est toujours déjà interpellé en tant que sujet, et cela même à sa naissance (du moment où l’attend une place dans l’état civil, dans sa famille, etc.). C’est la seule « transformation » que produit l’énoncé ; la formation discursive elle-même, les relations significatives qui la composent ne seront altérées que par des mécanismes non sémantiques, liés en dernière instance à l’économie. Pourquoi est-ce un obstacle ? Et pourquoi cela nous semble-t-il si contraignant ? Parce que cette hypothèse va à l’encontre de ce qu’on observe dans les conflits sociaux, dont la configuration sémantique évolue par l’action de discours concrets. Prenons seulement un exemple. Dans le conflit autour du loup en France, pendant longtemps, la presse nationale a produit un récit aux allures de fait objectif d’après lequel le loup, après avoir été exterminé au début du XXème siècle, était revenu spontanément sur le territoire français à partir de l’Italie en traversant les Alpes. Or une allocution du maire de Nice dans une réunion de chasseurs, où il déclare que le loup a été réintroduit en France artificiellement avec la protection de l’État, a fait perdre de son évidence au récit d’après lequel le loup est revenu naturellement sur le territoire français. Désormais, souvent, les textes journalistiques présentent le retour spontané du loup comme sujet à polémique. Autrement dit, l’allocution du maire de Nice intervient dans le conflit affectant la possibilité d’énoncer le retour spontané de cette espèce en tant que fait incontestable. Ceci est un évènement sémantique, car la possibilité d’énoncer un certain propos d’une certaine manière est altérée. Des évènements sémantiques, d’envergure variable, se produisent sans cesse par l’action de discours qui altèrent à rythme soutenu la configuration sémantique du conflit. Les dicibles disponibles dans un conflit évoluent sans cesse, et la responsabilité de ces évolutions revient à l’action des discours. La capacité des discours à transformer les configurations sémantiques corrélatives à des conjonctures sociales conflictuelles et l’instabilité structurelle des espaces de signification qui en résulte sont conceptualisées par Laclau et Mouffe dans leur Théorie du discours (Laclau & Mouffe 1985). Pour ces auteurs, l’espace politique est un espace de discursivité. Ces auteurs entendent par là que ces espaces sont constitués de pratiques discursives et de relations qui lient des signifiants et des signifiés, relations qui de notre point de vue devraient être 67 qualifiées de sémantiques 15 . Ces espaces discursifs sont entièrement modelés par les interventions discursives effectuées par les acteurs du conflit, interventions qui transforment donc sans cesse les rapports entre signifiants et signifiés qui sont disponibles pour la production sociale de sens. Dans une manifestation de 1989 à Prague, des manifestants arborent des pancartes avec le mot « Vérité », d’autres, avec le mot « Justice ». Par des interventions comme celle-ci ces deux termes deviennent discursivement substituables et donc sémantiquement équivalents. Ils signifient ce pourquoi ils sont là dans ce contexte particulier : ils sont là, entre autres, pour demander la « fin des arrestations arbitraires » (Laclau 2000). La signification de ces termes, dans ce contexte, et grâce à ces interventions discursives, est cette équivalence particulière qui les rend interchangeables pour signifier la demande de la fin des arrestations. Contrairement aux approches de Maingueneau et de Pêcheux, celle de Laclau et Mouffe fait de l’énoncé une matérialité agissante, ayant le pouvoir d’altérer les éléments d’une configuration sémantique qui précède l’énoncé et qui le succèdera. Reconnaître aux discours leur statut d’intervention (Laclau 1980) est essentiel pour établir le type de rapport qui relie la matière discursive à l’espace sémantique d’un conflit. Cependant, la posture de Laclau et Mouffe comporte de sérieuses difficultés. D’abord, la distinction fondamentale entre les matérialités signifiantes et les conditions qui rendent ces matérialités signifiantes est aplatie dans la catégorie de discursivité. Les énoncés sont ainsi confondus avec l’espace de signification auquel ils se rapportent. Il s’additionne une description peu reproductible des entités, des relations et des processus sémantiques, fondée essentiellement sur des catégories issues de la théorie psychanalytique de Lacan. Outre ces difficultés, majeures, mais qui peuvent sembler ne pas atteindre le cœur de cette approche, la théorie de Laclau et Mouffe, que l’on peut qualifier, en suivant Hansen (2010), de « constructivisme radical », dépend de deux postulats, pour moi, inacceptables. Le premier est que la configuration sémantique des espaces socio-politiques est, pour Laclau et Mouffe, le résultat contingent d’interventions discursives. Ce postulat est leur réponse face à la rigidité causale qu’ils associent au matérialisme historique. Laclau et Mouffe aspirent à dépasser l’hypothèse marxienne selon laquelle les faits idéologiques sont toujours déterminés en dernière instance par des faits économiques. L’alternative qu’ils postulent à la place est la déconnexion totale des faits idéologiques vis-à-vis d’autres sphères et notamment vis-à-vis des structures économiques. Or cette déconnexion a deux conséquences descriptivement peu pertinentes. 15 Laclau (2007), fondé sur des arguments tirés de la psychanalyse, soutient que ces rapports vont au-delà de la sémantique, car ils concernent aussi des liens entre des signifiants. 68 La première est que, à accepter cette position, les discours sont nécessairement toutpuissants. En effet, face aux analyses de Laclau et Mouffe, on a l’impression qu’il suffit que les discours signifient une relation quelconque, pour que cette relation devienne active et (pour peu que le contexte s’y prête) productive dans l’espace social, pour que telle identité sociale prenne forme à la place d’une autre. Chaque énoncé semble ainsi contenir en germe tous ses effets. L’observation des conflits montre une toute autre réalité : d’une part, parce que les discours atteignent seulement parfois les buts qu’ils visent (même là où le contexte s’y prête), et d’autre part, parce que les effets d’une action discursive ne sont que partiellement déterminés par le discours lui-même ; ce qu’un discours produit est toujours le résultat d’une interaction entre ce dont il est porteur et ce qui est déjà préfiguré dans l’espace sur lequel il agit. Les effets des discours ne sont pas contingents, car ils sont conditionnés par les entités, les relations, les mécanismes qui se trouvent déjà en fonctionnement dans l’espace sémantique sur lequel ces discours portent leur force. La seconde de ces conséquences est que si on acceptait le résultat du travail discursif comme une construction contingente, alors on le déconnecterait complètement de la finalité de l’intervention comme des mécanismes qu’il active. Les interventions discursives dans une situation de conflit visent la défense ou l’attaque, le maintien ou la menace des pratiques sociales en cours dans une conjoncture donnée, pratiques qui donnent forme à l’existence réelle des collectifs qui constituent une société. D’un autre côté, les discours n’interviennent pas sur un espace dépourvu de déterminations, mais sur un système de causalités, où chaque intervention entraîne des cascades de conséquences par l’activation de mécanismes déjà en place. Le résultat d’un discours n’est pas identifiable à l’avance, car son efficacité est dépendante d’une multiplicité de facteurs, mais il n’est pas contingent. Il ne faut pas perdre de vue qu’on qualifie souvent de contingent ce dont on ne comprend pas la cause. Ces difficultés de l’approche de Laclau et Mouffe ne doivent pas empêcher d’y identifier une thèse, que j’adopte sous une forme, pour ainsi dire, épurée : les discours qui participent d’une conjoncture conflictuelle modifient sa configuration sémantique, ce qui découle du fait que l’espace sémantique d’un conflit social est une configuration antagonique construite à coup de discours, et donc nécessairement précaire. Mais une fois que l’on accepte cette thèse générale, tout reste encore à faire : quelle est la nature sémantique des enjeux d’un conflit ? quel rapport entre le discours individuel et les configurations sémantiques ? Comment se produisent les identités des collectifs qui participent d’une lutte ? De quelle manière sont reliées les pratiques des collectifs en lutte et leur existence sémantique ? 69 4.2. Programmes Abordons ces questions une à une. Une fois qu’on admet qu’à un conflit social correspond une configuration sémantique, il devient nécessaire de s’interroger sur la nature de cette configuration. Un point de départ pour répondre à cette question surgit d’une convergence entre les approches déjà évoquées (celles de Foucault, de Laclau & Mouffe, de Maingueneau, de Pêcheux) à savoir, leur position réfractaire à une sémantique vériconditionnelle, représentationnelle, référentielle. Dans chacune de ces théories, il y a sens dans la mesure où il existe la possibilité d’énoncer un certain propos (en tant que résultat d’un processus socio-historique de longue haleine ou bien comme l’effet d’interventions discursives précises). Or ce propos n’est en aucun cas la représentation d’un objet du monde ni l’attribution d’une propriété (avec vérité ou fausseté) à cet objet. Parmi ces approches, celle qui développe un modèle sémantique consistant est celle de la Sémantique de la polémique de Maingueneau, qui se fonde sur la notion de règle générative de Chomsky (1957) et celle de sème de Greimas (1966). Dans ce modèle, chaque formation discursive est constituée d’un système cohérent d’éléments sémantiques (sèmes), ce système étant engendré à partir de l’application de règles génératives. Mais l’idée qu’un espace sémantique puisse être généré par des règles formelles va à l’encontre de la possibilité que son évolution soit déterminée par l’action des discours qui y interviennent. Car ce système est un produit de l’analyste destiné à montrer la cohérence de l’ensemble des discours de la surface du conflit. Il ne contient pas la possibilité d’intégrer des effets transformateurs de discours individuels. La notion de sème comporte, elle aussi, des difficultés. Cette notion est proposée par Greimas pour rendre compte de la perception du monde liée à une langue dans un univers symbolique clos sur luimême. Obtenus par une méthode introspective fondée sur le primat de la perception propre à la phénoménologie, les sèmes semblent destinés à formaliser une interprétation portée par l’analyste. Si l’objectif que l’on se donne est celui d’appréhender les potentialités discursives déployées dans une conjoncture concrète, la sémantique argumentative, et en particulier la Théorie des blocs sémantiques, est plus à même de fournir des réponses : tout son appareil théorique est orienté vers la découverte des discours virtuels qu’évoquent les énoncés concrets. La TBS n’est pas simplement une théorie de plus qui se trouverait converger avec le postulat d’après lequel tout objet de sens est fait de discours, postulat que posent les analystes des formations discursives. La TBS fait de la nature de ces objets son unique domaine d’étude. Pour la TBS, la signification des mots est faite des types de discours que ce mot rend possibles, et le sens d’un énoncé n’est rien d’autre que les paraphrases qu’il habilite. 70 On avait vu que, pour l’analyse du discours, les formations discursives sont essentiellement le lieu de constitution du dicible lié à une conjoncture. C’est là où se forme « ce qui peut et doit être dit » (la formule est proposée par Pêcheux mais pourrait être souscrite par Foucault, Maingueneau ou Laclau & Mouffe). La TBS permet de préciser cette idée : ce qui peut et doit être dit se présente sous la forme de saisies normatives ou transgressives de blocs sémantiques. Mais en adoptant cette posture on rencontre de nouveaux problèmes. Un premier problème est que le mode d’existence que la TBS accorde aux entités sémantiques est celui qui correspond à une sémantique linguistique : les interdépendances normatives ou transgressives existent soit comme des éléments encodés dans la signification lexicale, soit attachés au sens d’un énoncé particulier. Or lorsqu’on les considère comme des résultats d’interventions discursives, les entités sémantiques apparaissent prises dans des relations de convergence ou de divergence avec d’autres, ont un degré de productivité plus ou moins élevé, peuvent être énoncés avec une plus ou moins grande évidence. Le schéma sémantique [espèce en danger DC protéger cette espèce] existe dans l’espace sémantique de plusieurs conflits différents (dans celui du conflit autour du loup, mais aussi dans celui qui porte sur la réintroduction de l’ours dans le sud-ouest, entre autres). Mais dans chacun d’eux il aura été rendu plus ou moins productif, son évidence aura été plus ou moins solidement construite, etc. On ne peut considérer que les discours ont construit et travaillent sur exactement la même entité dans l’un et dans l’autre. Un autre problème pour maintenir telles qu’elles toutes les catégories de la TBS est que les discours de conflit n’épuisent pas leur visée dans la détermination des énoncés possibles. Dans le conflit du loup, certaines parties cherchent à habiliter et renforcer la possibilité de tuer des loups, certaines autres à empêcher qu’il soit possible d’accomplir ce type d’action. Plutôt qu’à habiliter des énoncés, les discours de conflit semblent plutôt chercher à rendre disponibles ou indisponibles des actions. Si on admet que l’enjeu principal d’un conflit est la détermination des actions disponibles, alors il serait peu honnête de traiter la question de l’action en second lieu, comme subsidiaire d’une dynamique qui serait principalement relative à la possibilité d’un propos. Une telle position affaiblirait toute approche de la conflictualité sociale – c’est, de fait, l’un des problèmes que rencontre la théorie de Laclau et Mouffe. Une proposition pour faire face à ces problèmes a été élaborée conjointement avec Zoé Camus. Nos recherches communes ont été déterminantes dans la définition de la direction de mes propres travaux. Les travaux de Camus sur la dimension sémantique de ce qu’elle appelle « assemblées citoyennes politiques » l’amenaient à des questionnements similaires aux miens 71 (Camus, 2020). Les problèmes que nous posait la transposition directe des catégories de la TBS pour étudier la dimension sémantique de situations conflictuelles nous ont conduit à développer un programme de recherche commun aux deux approches (l’une portant sur des conflits sociaux, l’autre sur des assemblées citoyennes politiques). Le point central du cadre que nous élaborons est une définition des unités élémentaires de la dimension sémantique des situations discursives d’ordre politique. Cette unité est pour nous une interdépendance sémantique (normative ou transgressive) située et orientée à l’action. Nous appelons cette unité programme (Camus et Lescano, 2021a et b). Si nous nommons ces entités sémantiques programme, c’est pour mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit d’une virtualité orientée vers sa mise en œuvre, la raison d’être de tout programme étant de s’accomplir dans des actions – même si on ne peut jamais savoir à l’avance si un programme va effectivement produire les actions qu’il préfigure. Les programmes sont nécessairement situés en ce qu’ils sont toujours ancrés dans un point de l’évolution d’un espace sémantique particulier, dans lequel les discours l’ont connecté à des programmes particuliers, l’ont rendu plus ou moins productif, lui ont donné une force d’évidence plus ou moins grande. Concernant le lien entre sémantique et action, en réalité il ne suffit pas de dire que les programmes sont des schémas orientés vers l’action. Les programmes ne sont que des possibilités d’action. C’est le point décisif de la base spinozienne de cette approche : un programme est une puissance d’agir 16 . La matérialité des actions vers lesquelles les programmes s’orientent peut être essentiellement constituée de langage (comme la défense ou l’attaque d’un certain programme) ou non (comme tuer des loups) – on verra néanmoins que les liens entre les programmes et ces différents types d’action sont de nature différente. Adopter cette perspective revient à expliquer le travail agonistique des individus, des collectifs, des institutions, comme la concrétion de leur effort pour maintenir certaines possibilités d’agir et en transformer d’autres, pour en ajouter de nouvelles ou pour empêcher que certaines possibilités d’agir soient mises en œuvre. Cette explication s’éloigne de celle d’après laquelle la polémique publique est un mode de gestion de la conflictualité sociale (Amossy 2014). Les situations conflictuelles n’ont pas la fonction socio-politique d’offrir « un moyen de coexistence qui assure un vivre-ensemble » (p. 215), elles se développent parce que les puissances d’agir qui définissent l’existence sociale des groupes sociaux sont affectées par d’autres ou en affectent d’autres, et cela est inévitable. L’ontologie spinozienne est réfractaire 16 La place de l’idée de puissance d’agir (potentia agendi) est centrale dans le système philosophique que Spinoza développe dans son Éthique. 72 à cette vision fonctionnaliste de la polémique. Les conflits ne sont pas des mécanismes de régulation sociale dans le but d’une entente démocratique. Ils sont au contraire déterminés par l’effort indéfectible que mènent individus et collectifs pour se maintenir et renforcer leur capacité d’action, dans un contexte où toute action affecte nécessairement les puissances d’agir existantes. Illustrons ces idées de manière sommaire avant de les aborder plus en profondeur. Parmi les programmes qui ont une place centrale dans le conflit du loup, on trouve ceux qui participent à définir la possibilité ou l’impossibilité d’abattre des loups. L’un d’eux construit le loup comme une nuisance qu’il faut, de ce fait, pouvoir tuer. Ce programme définit la possibilité d’une action discursive, celle de produire un discours affirmant la nécessité d’abattre des loups, étant donné qu’ils sont nuisibles. Les syndicats d’éleveurs interviennent dans ce conflit, en partie, pour parvenir à ce que ce programme soit discursivement productif. Le type de discours habilité par ce programme peut être représenté par la notation établie par Carel pour les aspects argumentatifs, on peut dire donc que ce programme définit la possibilité d’un propos comportant cette structure sémantique : [le loup est une nuisance DC tuer le loup]. Un autre programme construit la possibilité d’affirmer que le loup est une espèce strictement protégée dont l’abattage doit être impossible, que l’on peut schématiser comme [l’espèce loup est strictement protégée DC NEG tuer le loup]. Ce second programme est installé dans l’espace sémantique du conflit dès que les premiers loups apparaissent en France, au début des années 90, lorsque l’État français transpose dans la loi nationale la protection du loup qui avait déjà été établie par une convention européenne. Par la suite, les associations écologistes font en sorte que cette possibilité d’un agir discursif soit renforcée. Que fait un discours sur un programme ? Quel est son pouvoir ? Un premier type d’effet concerne la productivité des programmes. Les discours qui participent d’un conflit rendent les programmes plus ou moins productifs. Il faut distinguer deux niveaux dans la productivité d’un programme. Le premier répond à l’idée intuitive d’« activité ». Chaque intervention qui porte sur un programme, qu’elle vise à le renforcer ou à l’affaiblir, le rend plus actif : on peut dire dans ce cas que le discours augmente la productivité générale du programme. Mais ces interventions travaillent dans des directions opposées, certaines visent à renforcer cette puissance d’agir, d’autres à l’affaiblir. C’est-à-dire que seulement certaines des interventions discursives qui visent le programme semblent l’accomplir – alors que d’autres semblent tenter de diminuer la possibilité qu’il soit accompli. Il s’agit d’un travail discursif affectant un autre type de productivité, que l’on peut appeler spécifique. Je regroupe les interventions discursives qui visent à augmenter la productivité spécifique d’un programme en deux 73 familles : les naturalisations (qui présentent le programme comme dépourvu de toute polémicité, comme s’il s’agissait d’un fait de la nature) et les investissements (qui se montrent comme une prise de position). J’appelle combats les interventions qui affaiblissent la productivité spécifique d’un programme. Par exemple, le fragment reproduit ci-contre d’un billet publié par le collectif d’associations Cap Loup vise, entre autres choses, à renforcer la puissance d’agir que définit dans ce conflit le programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé], en l’investissant. (12) La population de loups est certes actuellement dans une dynamique plutôt positive au niveau national, et ce retour naturel est une chance formidable pour nos écosystèmes. Mais la conservation de l’espèce n’est pas encore assurée en France. Notre pays, comme les autres, doit prendre sa part dans la protection des loups. C’est à la fois une nécessité patrimoniale et une obligation réglementaire de la France au niveau européen17. D’autre part, une brochure publiée par un groupement de syndicats d’éleveurs effectue une intervention inverse, qui combat le même programme : (13) Le loup n’est pas une espèce rare et menacée18 L’intervention de Cap Loup vise à renforcer, et celle des éleveurs à affaiblir la capacité du programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé] à produire de nouvelles actions. Elles travaillent de manière antagoniste sur la productivité spécifique de ce programme mais elles renforcent toutes deux sa productivité générale, car elles exploitent toutes deux le schéma sémantique qu’il contient et renforcent ainsi son activité relative dans le conflit. Ces éléments visent à apporter quelques éléments de réponse à la deuxième de nos questions : quel rapport entre le discours individuel et les configurations sémantiques ? Lorsqu’un discours intervient sur l’espace sémantique d’un conflit, il fait au moins une chose : il investit, naturalise ou combat un programme donné. Par conséquent, chaque programme peut recevoir d’innombrables opérations différentes, mais il peut aussi recevoir de manière répétée la même opération (un programme peut être naturalisé, investi ou combattu à plusieurs reprises, par des discours indépendants qui s’étalent dans le temps). Dans l’approche développée avec Zoé Camus, on nomme « modes d’intervention » les possibilités d’opérations sur un programme donné qui ont été installées dans un espace sémantique (Camus & Lescano 2019). Ainsi, on peut dire que dans le conflit autour du loup, des discours 17 « Manifestations anti-loup : les éleveurs se trompent d’ennemi », Cap Loup, 25 novembre 2014. 18 « Le loup : 10 vérités à rétablir », Jeunes Agriculteurs, Chambres d’agriculture de France, Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles, Fédération Nationale Ovine (disponible entre autres dans les sites web de la FNSEA et de la FNO), 20 février 2014. 74 ont installé un mode d’intervention qui consiste à investir le programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé]. Les modes d’intervention partagent plusieurs de leurs propriétés avec les programmes : ils existent dans la mesure où ils sont installés dans un espace sémantique, ils sont situés, car ils entrent dans des relations précises, ils peuvent être plus ou moins productifs. Mais il est intéressant de signaler ici surtout ceci : les modes d’intervention sont des puissances d’agir, au sens où ils définissent la possibilité d’une action. Or l’action que définit un mode d’intervention est d’un type bien particulier : c’est une action qui vise à modifier un élément précis d’un espace sémantique (un programme), de sorte que l’on peut dire que c’est dans l’espace sémantique d’un conflit que se définissent les actions qui visent sa propre transformation. 4.3. Actions Si on admet la démarche présentée jusqu’ici, on doit aussi admettre que les conflits sociaux sont avant tout mus par un travail agonistique pour rendre certains programmes susceptibles d’engendrer un type d’action et pour empêcher que d’autres restent disponibles ou le deviennent. Il faut distinguer sur ce point les actions qui passent essentiellement par une production discursive des autres types d’action, étant donné qu’elles se rapportent aux programmes de manières différentes. Lorsqu’on met en production un mode d’intervention existant dans un espace sémantique visant à renforcer la puissance d’agir d’un programme (en le naturalisant ou en l’investissant), on réalise la puissance d’agir que définit ce programme, le programme devient acte. Par exemple, le discours de Cap Loup accomplit la puissance d’agir discursive définie dans le programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé]. Les actions discursives habilitées par un programme peuvent être plus ou moins disponibles. Camus (2020) suppose que cette facette des programmes est liée à des processus qu’elle appelle de « (dé)stabilisation ». D’après Camus, un programme est d’autant plus stable que l’action discursive qu’il habilite peut être concrétisée sans produire de réactions polémiques. Plus un programme peut être mis en discours sous le mode de l’évidence sans que cela suscite des réactions négatives, plus on peut considérer que ce programme a été stabilisé par les interventions discursives ayant eu lieu dans cet espace sémantique. Il ne faut donc pas confondre la stabilisation d’un programme avec sa productivité. Un programme qui fait l’objet de nombreuses opérations visant à le déstabiliser (il reçoit de nombreux combats) aura de ce fait un haut degré de productivité générale, peut avoir également une productivité spécifique élevée (s’il reçoit aussi de nombreux investissements), mais n’atteindra qu’un 75 faible niveau de stabilité, précisément parce que sa capacité à produire des discours non polémiques est mise en échec. Je pense, comme Camus, que la (dé)stabilisation de programmes est le moteur principal de l’évolution des espaces sémantiques conflictuels. La déstabilisation des programmes porte directement sur leur capacité à produire des discours non polémiques, mais a aussi des conséquences sur leur capacité à produire des actions dont la réalisation n’est pas fondamentalement langagière. Et la question se pose parce qu’il semble évident que les conflits sociaux ne sont pas des débats idéologiques : il s’agit plutôt de faire en sorte que des pratiques précises persistent ou cessent. En dernière instance, il s’agit de savoir par exemple si oui ou non l’État œuvrera de manière à réduire drastiquement la population de loups, si oui ou non les chasseurs et éleveurs seront autorisés à tirer sur des loups. Ces actions sont irréductibles à un pur acte linguistique. Nous avons besoin d’établir de quelle manière les actions ne passant pas essentiellement par la production d’une matière langagière se rapportent à l’espace sémantique du conflit. Parmi les études sociologiques qui se concentrent sur les aspects non langagiers des actions, un certain consensus existe autour de l’idée que les actions qui ont une existence sociale (et non purement individuelle) sont celles qui ont une certaine correspondance avec des concepts, qui peuvent être interprétées (on trouve ces idées dans les travaux de Durkheim, de Weber et dans les traditions dont ils se trouvent à l’origine). La sociologie semble ainsi appréhender les actions dont elle fait son objet d’étude dans un rapport nécessaire avec « quelque chose » qui relèverait d’une dimension sémantique. Mais il faut se rendre à l’évidence – et il faut l’affirmer sans équivoque avec la sémantique argumentative : les entités sémantiques et les faits du monde sont incommensurables, rien ne permet d’établir un rapport d’homologie ou de similarité entre elles. L’action du berger qui tue le loup est un fait de plomb, de chair et de sang, un programme est une entité sémantique. Cependant, notre berger a tué un loup dans l’exercice d’un permis obtenu grâce à un dispositif officiel ayant vu le jour suite à des âpres luttes entre éleveurs et écologistes. Son action non seulement a été rendue disponible dans l’espace sémantique de ce conflit par des interventions discursives, mais surtout la possibilité de ce type d’action est ce pourquoi ces interventions ont eu lieu. La pragmatique s’est, bien entendu, emparée de la question du rapport entre sens et action mais elle le fait sous des angles qui ne recouvrent pas entièrement le problème que j’essaie de poser. Elle s’est occupée des effets « dans le monde » des actions langagières, notamment à partir des concepts d’acte illocutoire et de performativité. Lorsque l’analyse du discours traite de l’action, c’est aussi généralement pour identifier la puissance performative du langage. La rhétorique argumentative reconnaît que la parole argumentative est une 76 « parole d’action » (Doury 1997). Mais ce dont on a besoin, c’est d’une conceptualisation du lien entre, d’un côté, des entités sémantiques ayant été installées dans un espace social, sans cesse retravaillées par des discours, et de l’autre côté, des actions dont le support matériel n’est pas fait de langage. Et la question se pose car les premières semblent déterminer la disponibilité des secondes ; et la disponibilité des secondes semble définir tout l’enjeu faisant évoluer l’espace sémantique du conflit. La performativité permet d’expliquer la portée actionnelle d’un énoncé, mais non pas l’articulation possible entre des entités sémantiques et des actions non langagières. L’hypothèse sous laquelle je travaille actuellement est que les actions sont connectées aux programmes en deux phases. D’abord, suite à des interventions discursives antagonistes, certains programmes apparaissent comme aptes à engendrer des actions ; ensuite, des actions sont connectées a posteriori, par des discours, à des programmes. Cette voie rend nécessaire que l’on accepte l’existence de liens significatifs entre des entités de type hétérogène, comme le sont les actions dépourvues de langage et les entités sémantiques. Ces liens on peut les saisir à l’aide du concept d’agencement de Deleuze et Guattari (1980). Un agencement est une connexion signifiante, une union entre des éléments quelconques produisant une configuration sémantique. Le concept d’agencement permet de penser la forme la plus abstraite de connexion sémantique, pouvant se manifester sous des formes spécifiques différentes. Agencement est, dans mon cadre, le terme désignant toute possible liaison signifiante entre deux entités, quelle que soit la nature du lien, quelle que soit la nature des entités. Un type d’agencement particulier est celui qui fait apparaître une action comme l’accomplissement d’un programme. Il s’agit d’un type de connexion signifiante particulière qui relie des entités sémantiques et des actions de telle sorte que les actions apparaissent comme accomplissant des entités sémantiques. Une action concrète ne peut en réalité avoir d’existence sociale que si elle est intégrée dans un agencement spécifique dans lequel elle apparaît comme accomplissant un ou des programmes qui la préfigurent. Une action ne comportant pas de langage ne comporte de ce fait pas non plus de portée sémantique en soi. Celle-ci n’est possible qu’à condition que ce matériau asémantique soit agencé à des programmes. La connexion a posteriori peut être effective, mais il suffit qu’elle soit seulement potentielle pour que l’agencement fonctionne. Reprenons les deux phases de ce processus. La première est le résultat d’un travail discursif préalable dans l’espace sémantique. Pour qu’une action concrète (un berger tue un loup) apparaisse comme ayant accompli un programme, il est nécessaire que, préalablement, au moins un programme ait été stabilisé en tant que programme apte à être agencé à des actions sous le mode de l’accomplissement. La deuxième phase relie, post hoc, l’action du berger sur le loup, sous le 77 mode de l’accomplissement, à au moins un programme ayant été stabilisé comme apte à être agencé à des actions sous le mode de l’accomplissement, ou bien laisse cette possibilité latente. Cette idée de possibilité latente définissant un agencement effectif ne fait qu’appliquer un principe sémantique que l’on voit à l’œuvre par exemple dans le dispositif de la signification paraphrastique tel que le met en place Carel. Pour Carel, si le sens d’un énoncé contient un enchaînement argumentatif, c’est parce que cet énoncé contient la possibilité d’être paraphrasé par cet enchaînement argumentatif (et non pas parce que cet énoncé a effectivement été paraphrasé par cet enchaînement argumentatif). Le sens de l’énoncé n’est pas constitué par des paraphrases effectives mais par les paraphrases qu’il habilite. Ce que je postule c’est que l’existence sémantique d’une action de type non langagier est déterminée par les connexions discursives qu’elle habilite, mais à une précision près : la possibilité de ces connexions doit avoir été préalablement construite dans l’espace sémantique où elles interviendraient (c’est ce qui a lieu lorsqu’un processus discursif conflictuel aboutit, par exemple, à la promulgation d’une loi stipulant la possibilité d’un type d’action, comme la loi qui établit les conditions sous lesquelles quelqu’un peut tuer un loup). Ce tableau reste néanmoins extrêmement simpliste. L’une problématiques à approfondir est qu’une seule action peut être connectée de manières différentes à un espace sémantique. Par exemple, l’action du berger peut être préfigurée par un programme comme [attaque de troupeau DC protéger le troupeau] mais aussi par un autre comme [le loup est protégé PT on tue des loups], en tension avec le premier. L’existence sémantique de l’action concrète sera donc déterminée par cette tension, l’action est agencée à une configuration conflictuelle. Toutes ces considérations sur le rapport entre programmes et action doivent être faites extensives aux modes d’intervention. Les modes d’intervention définissent des possibilités d’opérations sur des programmes, comme par exemple < combattre [le loup est une espèce en voie de disparition DC protéger le loup] >. Une manière de mettre en production un mode d’intervention est de produire un discours qui contienne ce qu’on pourrait appeler un opérateur portant sur un segment textuel mettant en production plus ou moins directement le schéma sémantique que contient le programme. Par exemple, dans l’intervention suivante, l’éléments certes, pas du tout et puisque sont des opérateurs mettant en production au moins trois modes d’intervention : 78 Le loup est une espèce certes protégée mais pas du tout en mauvais état de conservation, loin de là puisque sa population est en augmentation.19 < naturaliser [le loup est une espèce protégée DC NEG les bergers peuvent défendre leurs troupeaux des attaques de loups] < combattre [l’espèce loup est en mauvais état de conservation DC l’espèce loup doit être protégée] < naturaliser [la population du loup est en augmentation PT l’espèce loup est protégé] Cependant, un mode d’intervention peut être mis en production de manière plus indirecte. Par exemple, l’intervention suivante de la Confédération paysanne, mobilise un mode d’intervention très productif dans ce conflit qui consiste à investir le programme [loup DC NEG élevage] : Les éleveurs du Mercantour qui vivent la prédation depuis 20 ans n’en peuvent plus (…) Les éleveurs en système herbager et pastoraux n’ont plus la possibilité d’exercer leurs métiers. 20 Mais quels sont les éléments qui permettent d’affirmer qu’il s’agit d’un investissement ? On peut établir seulement que ce segment discursif cherche – entre autres – à augmenter la productivité spécifique d’un programme selon lequel la prédation entraîne l’impossibilité d’exercer le métier d’élevage en système herbager ou pastoraux. Il serait nécessaire de disposer d’un système de correspondances entre formes linguistiques et opérations possibles sur des programmes ; ce travail reste à faire. Établir exactement le programme visé par l’opération ne s’avère pas plus simple. Mais les difficultés sont autres : il s’agit moins de trouver des correspondances entre des expressions et des schémas sémantiques que d’accepter que pour établir les programmes précis sur lesquels opère une intervention discursive, il faut une connaissance de l’espace sémantique sur lequel ce discours intervient. De manière générale, l’opacité règne en ce qui concerne l’identification des programmes précis sur lesquels un discours travaille, propriété discursive qu’on abordera un peu plus bas, lorsqu’on présentera l’idée de projection. Tout comme les programmes peuvent être agencés à des actions ne passant pas essentiellement par une émission linguistique, on peut mobiliser des modes d’intervention par des actions non strictement langagières. Un cas sans doute extrême est celui de la séquestration du directeur du Parc de la Vanoise le 5 septembre 2015 par plusieurs dizaines d’éleveurs exigeant l’abattage de 5 loups. Cette action, qui comporte en partie des actions non strictement langagières, comme la privation temporaire de la liberté du directeur du parc, vise 19 20 Consultation publique, Guy, 10 juillet 2014. En gras dans l’original. « Loup : Nos positions », 11 septembre 2014. 79 à renforcer la productivité spécifique de quelques programmes concrets. Mais évidemment si cette action n’avait pas été agencée à des modes d’intervention précis, son impact sur l’espace sémantique du conflit aurait été, au mieux, aléatoire et diffus, au pire, imperceptible. Or ces éleveurs ont obtenu satisfaction à une demande ponctuelle : la possibilité d’abattre davantage de loups. Pour le dire en un mot, la ligne de recherche sur laquelle je travaille pour traiter le rapport entre sémantique et actions non discursives peut être résumée ainsi : l’existence sociale des actions non langagières est dépendante des interventions discursives ayant installé la possibilité que des programmes ou des modes d’intervention apparaissent comme susceptibles d’être accomplis, et de la connexion discursive post hoc (effective ou latente) d’actions précises à ce type d’entités. Une action ne comportant pas de langage et n’étant pas agençable à des éléments d’un espace sémantique constitué reste socialement inaccessible – ce qui veut dire sans doute inaccessible tout court. Une conséquence qu’imposent ces idées est que les discours ont un lien privilégié – mais non pas exclusif – avec les espaces sémantiques des conflits sociaux21. Pourtant, ce privilège n’implique pas que le lien entre l’action et le programme, grâce à l’agencement que produisent les discours, devient direct ou transparent. Les actions sont toujours opaques : il n’y a rien dans une action qui la destine de manière naturelle à être l’accomplissement d’un programme plutôt que d’un autre. 4.4. Corps Les analystes semblent tous s’accorder dans la reconnaissance du rôle structurant de la problématique des identités lorsqu’il s’agit de décrire les espaces sociaux où se constituent les énonçables disponibles. Qu’il s’agisse de l’identité de classe, de collectifs ou de mouvements, que l’on fasse référence à des processus relatifs à la signification, à des procédés rhétoriques, à des mécanismes psychologiques, sociologiques ou politiques, aucune approche n’échappe à cette préoccupation. La question qu’il faut donc se poser est la suivante : que peut apporter à cette réflexion d’admettre que l’enjeu d’un conflit social est de définir les puissances d’agir disponibles ? Pour commencer, il s’agit de constater une sorte de paradoxe qui frappe l’analyse du discours. Qu’ils prennent leurs sources dans les travaux de Foucault, de Pêcheux ou de Maingueneau, une grande partie des auteurs travaillant en analyse du discours, partagent au moins deux postulats. D’une part, on accepte que les identités ne sont pas fixées une fois pour 21 Ce qui est en consonance avec la prééminence qu’attribue Pêcheux (1975) au discours dans les phénomènes relatifs à l’idéologie. 80 toutes mais qu’elles sont au contraire le résultat de processus socio-historiques de formation du social. D’autre part, les discours apparaissent comme dépourvus de la capacité de transformer de manière plus ou moins immédiate les identités disponibles. Le paradoxe est que l’on pense les identités comme des constructions discursives, alors qu’au moment d’analyser des discours, sa capacité transformatrice file entre les doigts de l’observateur, le discours étant ramené encore et à encore à son aptitude expressive et reproductrice. L’approche de Laclau et Mouffe, qui fait de la question de l’identité son objet prioritaire, propose une solution à ce problème en attribuant aux discours la faculté de modifier les identités existantes. Les identités sociales, dans leur optique, sont en constante évolution, et cela précisément par l’action des discours, qui en modifient leur composition et leurs rapports antagoniques et convergents à d’autres identités. Ces thèses sont intégrées et retravaillées dans l’approche que je développe. Mais la posture de Laclau et Mouffe fait émerger de nouveaux problèmes, dont le plus remarquable concernant la question des identités est sans doute celui qui provient de son idéalisme : dans leur théorie, les identités sociales sont essentiellement une affaire de signifiés liés à des signifiants. Je suis pour ma part de l’avis (à partir d’une interprétation d’Althusser qui diverge de celle qu’en font Laclau et Mouffe) que les conflits sociaux sont plutôt des antagonismes qui portent sur la définition de pratiques sociales. D’après ce que l’on a vu plus haut, ce qu’on nomme en général pratiques sociales doit être défini comme des agencements dans lesquels des programmes apparaissent comme pouvant être accomplis, à un degré plus ou moins élevé, par des actions langagières ou non langagières. Les pratiques sociales qui définissent les identités sociales sont donc essentiellement des puissances d’agir (dont la capacité à être accomplies est variable). Il faut donc repenser la question de l’identité en nous appuyant sur une interprétation sémantique de la théorie spinozienne. Le point de départ pour étudier d’un point de vue sémantique les identités qui se déploient dans un conflit social est, d’une part, une certitude et de l’autre, une contrainte. La certitude est que les textes, les interventions, doivent être considérés dans leur relation à leurs porteurs. Non seulement parce que ces textes vont donner forme à leur identité (comme le soutient à peu près tout analyste du discours), mais aussi parce que ces interventions visent à avoir des conséquences sur les actions disponibles pour leurs porteurs (ou des porteurs d’autres textes) – c’est en cela que les situations que nous étudions peuvent être appelées « conflits sociaux » plutôt que « débats », « polémiques » ou « controverses ». La contrainte est que tout ce qu’on a face à nous, tout ce que l’on peut observer relativement à la problématique de l’identité sociale, est l’existence publique des porteurs des textes. Certains auteurs appellent ces êtres « sujets », d’autres « agents », d’autres 81 encore les appellent « acteurs ». Nous ne savons que ceci : lorsqu’un texte émerge pour agir sur un conflit public, et que ce texte est associé à une signature, cette signature renvoie à un être identifiable dans cet espace public qu’est l’espace sémantique du conflit : par exemple, l’association écologiste Ferus ou la Fédération des acteurs ruraux. De quoi est faite l’existence sémantique de ces êtres identifiables ? La réponse à cette question peut être déployée en deux volets. L’existence sémantique de cet individu collectif qu’est, par exemple, une association écologiste, contient les résultats de l’activité de cette même association dans ce conflit ainsi que tout ce qui, émanant d’autres porteurs de textes, attribue à cette association des propos, des attitudes, des actions, et ainsi l’affecte. Considérée à un point quelconque de l’évolution d’un conflit du loup, l’association Ferus a été constituée, en partie, par la succession des investissements, des combats et des naturalisations accomplis par les textes produits par Ferus dans la scène publique. Les modes d’intervention que cette association a installés en tant que siens définissent une partie de sa place dans ce conflit, et constituent ce qu’on peut appeler les orientations de Ferus dans ce conflit. En d’autres mots, les orientations de Ferus dans cet espace sémantique sont les modes d’intervention qui sont susceptibles d’être remis en production par des textes portant la signature Ferus. Le combat du programme selon lequel il faut pouvoir tuer des loups, car il s’agit d’une espèce nuisible fait partie des orientations de cette association. Mais cette caractérisation est encore incomplète. Car l’existence sémantique de Ferus est aussi conditionnée par des interventions portées par d’autres organismes, associations, syndicats, personnalités, etc. qui ciblent Ferus, qui visent la modification de la capacité de Ferus à agir dans ce conflit. Par exemple, un célèbre blog défendant les intérêts des éleveurs qualifie de « propos d’intégristes » certains propos tenus par Ferus. Cette attaque modifie l’existence de Ferus dans la mesure où s’il gagnait en productivité, si d’autres textes remettaient en production cette même qualification, la force globale des actions de Ferus sur cet espace sémantique s’en verrait affectée : cette association apparaîtrait de plus en plus comme réfractaire à tout dialogue, à tout changement, comme définie par la rigidité aveugle de sa pensée. Pour rendre compte de la nature de ces êtres, de la manière dont ils composent ces différentes puissances d’agir, de leur évolution permanente par des modifications réciproques, il convient de faire appel au concept de corps de Spinoza. Pour Spinoza, tout ce qui est reconnaissable en tant qu’individu et qui peuple la Nature (les sociétés humaines en font partie), a un « corps ». On pourrait être tenté de penser que ce concept prend le corps humain pour modèle pour faire ses propriétés extensives à d’autres types d’être. Il n’en est rien. Le 82 « corps » de Spinoza est une catégorie générale désignant un mode d’être qui se définit par le fait de composer d’une certaine manière des puissances d’agir. Spinoza considère que lorsque les hommes s’associent ils forment des corps que l’on qualifierait aujourd’hui de « sociaux » ou de « politiques ». Par exemple, pour Spinoza, un État est un corps complexe qui compose d’une certaine manière spécifique les puissances d’agir d’un groupe humain, dont les membres sont, eux aussi, des corps définis par des combinaisons de puissances d’agir. La capacité d’agir d’un corps est déterminée, selon Spinoza, par sa propre composition et aussi par la manière dont celle-ci est affectée par d’autres corps. Cependant une propriété des corps gouverne leur fonctionnement général : tout corps s’efforce, dans la mesure de ses possibilités, de « persévérer dans son être »22, c’est-à-dire d’accomplir sa puissance d’agir. La théorie de Spinoza, on peut le voir, peut être comprise comme contenant une ontologie de la vie sociale, autrement dit, comme contenant une anthropologie23. Saisie dans son dynamisme, la vie sociale est intrinsèquement conflictuelle, car chaque corps est en permanence affecté (c’est-à-dire que sa capacité d’agir est renforcée ou affaiblie) par les actions d’autres corps24. Le concept de corps permet d’appréhender la problématique des identités dans une conception des conflits sociaux comme portant sur la définition de puissances d’agir disponibles dans une conjoncture donnée. L’existence sémantique d’une association écologiste, celle d’un syndicat professionnel, sont des puissances d’agir composées, identifiables grâce à une dénomination (Ferus, Fédération des acteurs ruraux…), en permanente évolution. Ces combinaisons identifiables de puissances d’agir sont des entités sémantiques complexes que l’on peut appeler, en transposant le concept spinozien en clef sémantique, corps. Toute action qui porte sur le conflit surgit en mettant en œuvre une puissance d’agir appartenant à un corps – on dira par raccourci que cette action surgit incorporée25. Un corps est toujours identifiable, car constituer un corps dans un espace sémantique, c’est faire émerger un complexe de puissances d’agir susceptibles d’être mises en production au nom de ce corps. Des dispositifs textuels, comme la signature, ont pour fonction d’inscrire dans un corps les actions que porte le texte (en y installant par exemple des modes d’intervention en tant qu’orientations). Ce qui veut dire que la dénomination du corps a une 22 Éthique, Partie III, Proposition VI. Voir à ce propos Lordon (2006, 2011). 24 Cette interprétation reprend, dans ses grandes lignes, des arguments développés dans Lordon (2015). 25 On remarquera que cette incorporation n’est pas équivalente de celle que définit Maingueneau (1984), dont le modèle est le corps physique et qui permet de préciser la problématique de l’éthos. En revanche, sa définition comporte des proximités avec mon usage du terme incarner lorsque je dis que les individus incarnent des corps, bien que je n’ai pas donné à ce terme un statut de concept. 23 83 fonction sémantique : par sa capacité identificatrice, elle articule autour d’elle les différentes puissances d’agir qui sont combinées dans un corps. Un corps est constitué des modes d’intervention que les discours qui surgissent au nom de ce corps sont susceptibles de mettre en production (ses orientations) et des modes d’intervention qui sont des orientations d’autres corps, mais dont la mise en production modifie de quelque manière ce corps (ses affections). Par exemple, à un moment donné de l’évolution de l’espace sémantique du conflit autour du loup, le corps « José Bové » contient le mode d’intervention suivant, en tant qu’orientation, suite à des propos où J. Bové affirme que « les territoires ruraux attendent aujourd’hui une modification du statut du loup en tant qu’espèce protégé »26 : < combattre [le loup est menacé DC le loup doit être protégé] > Des personnalités et associations de défense du loup interviennent ensuite pour affecter le corps « José Bové », en installant et en renforçant la possibilité d’une parole qui montre Bové comme incohérent, voire comme traître, car il ne respecte pas les valeurs qu’il prétend siennes (on peut lire par exemple : « José Bové n’est pas un écologiste » 27 ). Le mode d’intervention suivant apparaît donc comme une affection du corps « José Bové » : < investir [José Bové se dit écologiste PT NEG José Bové est écologiste] > Une « affection », car toute mise en production de ce mode d’intervention affecte la puissance d’agir globale de ce corps, autrement dit, sa capacité (plus précisément, la capacité des actions qui surgissent au nom de ce corps) à produire des effets dans cet espace sémantique (par exemple, sa capacité à augmenter la productivité spécifique de programmes précis). Mais la présentation que l’on vient de faire peut laisser penser que les conflits portent essentiellement sur la définition des puissances d’agir qui composent les corps des associations, des syndicats et des personnalités. En réalité, les corps qui se déploient dans l’espace sémantique d’un conflit ne correspondent pas seulement aux êtres sociaux dont la signature est un nom propre, mais aussi à ceux que l’on peut identifier à l’aide de ces noms communs qu’on caractérise habituellement comme désignant ou construisant des « catégories sociales » : on a ainsi dans ce conflits les corps des éleveurs, des bergers, des chasseurs, des citoyens, des écologistes… Ces corps existent dans l’espace sémantique du conflit dans la 26 « Bové, l’écologiste », La Buvette des Alpages, 28 novembre 2014. « José Bové n’est pas un écologiste », Jean-François Noblet, de l’association Nature et Humanisme, ecologienoblet.fr, 5 janvier 2014. 27 84 mesure où on les construit, et contiennent eux aussi des orientations et des affections associées à une dénomination, ainsi qu’une puissance d’agir globale. En dernière instance, l’enjeu des conflits concerne davantage ce dernier type de corps que ceux qui sont identifiables à des personnalités ou à des organisations. Ces thèses font surgir de nombreuses questions et de multiples problèmes à résoudre. Mentionnons seulement la question de l’existence de corps au nom de quoi personne ne parle et dont l’existence dépend exclusivement des discours qui le construisent de l’extérieur. Par exemple, parmi les 2500 contributions à la Consultation Nationale, personne ne parle au nom des bergers, et pourtant, on en parle. Des discours comme « Il est inadmissible de toucher à la population des loups […] sous prétexte de laisser dormir les bergers...» 28 affectent négativement le corps « bergers », alors qu’aucune contribution n’est construite comme portant une parole de berger. Peut-on affaiblir la puissance d’agir d’un corps que personne n’incarne dans un espace sémantique donné ? Pour répondre à cette question, il ne semble pas absurde d’accepter qu’à un moment de l’évolution d’un espace sémantique, un corps puisse n’être constitué que d’affections (des modes d’intervention qui affectent sa puissance d’agir globale) sans que ce corps ne comporte d’orientations spécifiques. Cette situation conditionnerait d’emblée toute prise de parole au nom du corps en question, en l’occurrence au nom des bergers, de sorte que, dans ce contexte, prendre la parole en tant que berger reviendrait à produire un discours dont la capacité à agir a déjà été affaiblie. Le concept de corps permet de penser ce qui fait charnière entre les interventions discursives accomplies dans l’espace sémantique d’un conflit social et les conséquences que ces interventions produiront pour les sociétés et ses membres. En effet, les programmes qui se stabilisent dans un espace sémantique sont intégrés dans des agencements qui préfigurent des actions (langagières ou non) que les individus peuvent accomplir en incarnant des corps. Des interventions des défenseurs du loup ont cherché à déstabiliser des programmes qui participent à préfigurer la possibilité de la transhumance (qui est la pratique qui consiste à transporter les troupeaux en haute montagne quand l’été arrive pour qu’ils paissent librement), que les syndicats d’éleveurs ainsi que l’État ont œuvré à maintenir et à renforcer. La persistance de cette pratique chez les éleveurs et bergers est ainsi le résultat du travail des discours qui participent à structurer les actions des individus qui incarnant les corps bergers ou éleveurs. Ces pratiques existent sous la forme de programmes qui ont été construits et travaillés comme prêts à être accomplis. Je n’entends par là que donner une formulation 28 Consultation publique, contribution de « tournesol25 », le 11 juillet 2014. 85 sémantique en clef spinozienne d’idées développées dans une abondante littérature en sciences sociales et humaines à partir d’interprétations diverses d’un passage des Recherches philosophiques de Wittgenstein autour des formes de vie (ma propre conception s’inspire en particulier de Lordon, 2011) – je parle, pour ma part, de modes de vie29. Les actions disponibles dans un espace sémantique sont incorporées, sont intégrées dans des corps sous la forme de puissances d’agir. Mais ces actions sont de type divers. Par exemple, les modes d’intervention rendent disponibles des actions visant à travailler la productivité (spécifique et générale) des programmes, ainsi que leur stabilité. Si un syndicat combat un programme comme [le loup est une espèce en danger DC le loup doit être protégé], il le fait en mettant en production le mode d’intervention qui définit la possibilité de cette intervention. Pris à un moment donné de l’évolution d’un conflit, d’un point de vue métasémantique, un corps est constitué des possibilités d’intervention sur des programmes qu’il a déjà mobilisées. La dimension méta-sémantique des corps concerne les possibilités d’action visant l’espace sémantique. Il existe aussi, dans un corps, une dimension exo-sémantique, définie par un sous-groupe de programmes : ceux qui participent à des agencements où se préfigurent des actions disponibles pour le groupe qu’incarne ce corps, ou, si l’on veut, son mode de vie. Cette dimension est exo-sémantique car les actions qu’elle rend disponibles ne visent pas directement la modification de l’espace sémantique. Lorsque des bergers transportent leurs troupeaux en haute montagne, et effectuent ainsi des actions agencées aux programmes de la transhumance et leurs tensions, ces actions prolongent l’emprise de la sémantique vers le monde. La distinction entre ces deux dimensions permet de mieux saisir la place centrale de la sémantique dans les conflits sociaux et leur principe de fonctionnement : les intervenants des conflits sociaux mobilisent des puissances d’agir méta-sémantiques (des modes d’intervention) pour (dé)stabiliser les possibilités d’actions exo-sémantiques des corps (les programmes qui constituent leur mode de vie). Cependant on se gardera de ne pas en déduire qu’il y a d’une part une dimension politique ou militante, qui serait concernée par les modes d’intervention et une autre qui lui serait étrangère, et qui serait son simple résultat : celle des modes de vie. L’éleveur qui transporte son troupeau à la montagne au mois de juin pour y rester tout l’été, le berger qui tire sur un loup, effectuent (qu’ils le veuillent ou non, la question n’en est pas là), un acte qui 29 Je parle de modes de vie plutôt que de formes de vie en référence à la conception de Spinoza selon laquelle tout existant est une « manière » (modus) qu’adopte la « substance » (qui est, pour moi, la dimension sémantique de la vie sociale), ce dont découle l’impossibilité de penser un mode de vie en soi, car il ne s’agit que de l’une des manifestations (relationnelles) d’un espace sémantique dans sa globalité. Voir, à ce propos, la définition V de la Partie I de l’Éthique. 86 participera au renforcement d’un certain nombre de programmes et à l’affaiblissement d’autres. Ses actions ont nécessairement donc une portée sur l’espace sémantique du conflit, certes plus indirecte que celle du tract, de la lettre ouverte, de la manifestation ou de l’opération « coup de poing », mais indispensable pour que le travail mené au nom du corps qu’il incarne garde sa force. De manière générale, toute action (sociale) est agencée d’une certaine manière à un programme existant dans un espace sémantique, et sa concrétisation participe du renforcement de cette puissance d’agir qu’est le programme, souvent au détriment d’autres puissances d’agir concurrentielles. Des lors, si on accepte qu’est politique ce qui participe au maintien ou de la transformation des actions sociales disponibles, alors on doit admettre que toute action sociale (qu’elle comporte du langage ou non) mérite l’étiquette de politique. 4.5. L’espace sémantique comme plan de projection S’il est nécessaire d’étudier la configuration sémantique d’un conflit, en la constituant en objet indépendant, irréductible à la somme des sens des énoncés singuliers, c’est parce que pour rendre compte de l’effet d’un discours, il faut connaître les mécanismes sémantiques déjà en place dans le conflit, mécanismes qui vont conditionner – sans pour autant déterminer – ce que peuvent les groupes sociaux qui incarnent les corps disponibles, et par conséquent les effets des discours qui émergent au sein d’un conflit. Jusqu’ici il a été question de la nature de ce qu’un discours peut faire sur une entité sémantique, de la nature de différents types d’entités, des rapports entre l’espace sémantique et son extérieur. Il s’agit maintenant d’envisager l’espace sémantique comme un espace de contraintes pesant sur les actions discursives (ou non discursives) qui le ciblent. Ces contraintes proviennent de la manière dont les entités d’un espace sémantique se rapportent les unes aux autres, par les types de relations qui les unissent. Nous n’avons évoqué pour l’instant qu’un type de relation élémentaire entre des corps : l’affection, qui a lieu lorsqu’un texte émanant d’un corps installe un mode d’intervention dont la mise en production altère la puissance d’agir globale d’un autre corps. Le mode d’intervention qui consiste à investir l’inconsistance de l’écologisme de José Bové participe de l’existence sémantique de cette personnalité publique, intègre son « corps ». Il en est une affection, car sa mise en production affecte l’impact des actions portées par ce corps. Ce mode d’intervention est donc à la fois orientation des associations écologistes qui le mettent en production et affection du corps José Bové. C’est là un rapport direct, explicite, entre deux corps. Mais les 87 corps sont reliés entre eux plus couramment par des liens indirects. Par exemple, lorsqu’un même mode d’intervention est orientation de corps différents, tous ces corps, convergeant sur une même orientation, seront transformés d’après l’évolution de ce mode d’intervention ou du programme qu’il intègre. Par exemple, lorsque le mode d’intervention qui consiste à naturaliser le programme du retour spontané du loup en France perd de son évidence, tous les corps qui ont ce mode d’intervention comme orientation doivent faire face désormais à sa déstabilisation. Même si aucun discours particulier n’affirme explicitement que ces corps différents sont unis par une orientation commune, ils sont, de fait, convergents sur une orientation. De même, lorsqu’un corps a une orientation inverse à celle d’un autre corps (par exemple, l’un investit un programme que l’autre combat), alors ces deux corps se trouvent dans une relation de divergence, même si aucun texte produit par l’un d’eux ne fait mention de l’autre. On a vu plus haut que le collectif Cap Loup contient comme orientation le mode d’intervention qui consiste à investir le programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé] et que les propos si critiqués de José Bové combattent précisément ce même programme. On peut donc dire que Cap Loup et José Bové se trouvent dans une relation de divergence sur, au moins, un programme, même si ni Bové ni Cap Loup ne se mentionnent l’un l’autre. Ces rapports indirects entre des corps permettent de voir qu’une intervention discursive ciblant un élément singulier de l’espace sémantique (par exemple, un programme) produit des effets sur une multiplicité d’entités (tous les corps ayant comme orientation ou comme affection l’un des modes d’intervention intégrant ce programme). Or il ne s’agit pas d’un phénomène isolé. Le principe général de l’organisation de l’espace sémantique est celui d’après lequel l’action d’un discours sur l’un des éléments d’un espace sémantique en affecte nécessairement d’autres – principe omniprésent, car autrement, chaque discours s’épuiserait dans l’expression des points de vue de son porteur et un conflit serait une juxtaposition de monologues. Le mécanisme par lequel l’effet d’une intervention sur un point de l’espace sémantique se diffuse vers d’autres points du même espace peut être appréhendé de manière condensée à l’aide de l’intervention déjà citée plus haut du collectif d’associations de défense du loup Cap Loup, répétée ci-contre : La population de loups est certes actuellement dans une dynamique plutôt positive au niveau national, et ce retour naturel est une chance formidable pour nos écosystèmes. Mais la conservation de l’espèce n’est pas encore assurée en France. Notre pays, comme les autres, doit prendre sa part dans la protection des 88 loups. C’est à la fois une nécessité patrimoniale et une obligation réglementaire de la France au niveau européen30. Acceptons que le segment souligné mobilise le mode d’intervention suivant : < investir [le loup est menacé DC le loup doit être protégé] > Ce faisant, ce discours ne fait pas que mettre en production ce mode d’intervention. Car mobiliser un mode d’intervention, c’est toujours agir sur un programme. Ici, le discours renforce la productivité spécifique du programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé]. Par ailleurs, comme ce texte porte la signature Cap Loup, ce mode d’intervention est renforcé en tant qu’orientation du corps Cap Loup (ce texte aurait installé cette orientation dans ce corps si ce mode d’intervention n’avait jamais été mobilisé par Cap Loup préalablement) dont la puissance d’agir globale est également consolidée. Ceci montre que les différentes entités de l’espace sémantique (programmes, modes d’intervention, corps) sont des cibles possibles pour des opérations spécifiques, puisqu’un discours donné a des effets spécifiques sur chacun d’eux. Or aucun programme n’existe dans un espace sémantique sans être intégré dans un mode d’intervention, aucun mode d’intervention n’existe sans être l’une des composantes d’au moins un corps. Prenons la relation entre programmes et modes d’intervention : il est impossible de mettre en production un programme sans l’affecter d’une certaine manière, sans que le discours le travaille en renforçant ou en affaiblissant sa productivité générale et spécifique, de même que sa stabilité. Le programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé] ne peut jamais être énoncé strictement en tant que programme, c’est-à-dire sans que le discours le naturalise, l’investisse ou le combatte. De même, mobiliser un mode d’intervention c’est toujours raffermir les corps dont il est une orientation. Il faut ainsi accepter que les différentes entités de l’espace sémantique existent à la fois de façon indépendante du reste (ce qui nous permet de dire qu’un discours effectue telle ou telle opération sur un programme, sur un mode d’intervention, sur un corps, en ayant des effets particuliers sur chacun) et intégrées à d’autres types d’entités (un corps est le complexe de ses orientations et de ses affections, qui sont des modes d’intervention ; un mode d’intervention est une puissance discursive qui consiste à mettre en production un programme en l’affectant d’une certaine manière). Tout type d’entité d’un espace sémantique est définie par une manière d’être intégrée à d’autres types d’entités, tout en gardant sa capacité à évoluer de manière indépendante. Pour nommer ce lien je parle de projection. 30 « Manifestations anti-loup : les éleveurs se trompent d’ennemi », Cap Loup, 25 novembre 2014. 89 La projection est un type de lien sémantique dans lequel un élément a est intégré à un élément b tout en restant disponible en tant que cible spécifique pour des interventions discursives. Par exemple, dans cet espace sémantique, le programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé] se projette sur le mode d’intervention qui consiste à l’investir et aussi sur un mode d’intervention qui consiste à le combattre, qui est mobilisé entre autres, comme on l’a vu plus haut, par José Bové. Ce programme se projette donc sur deux modes d’intervention. Prenons maintenant le mode d’intervention qui l’investit. Il se projette sur le corps « Cap Loup », qui l’intègre en tant qu’orientation, mais aussi, sur d’autres corps qui donnent forme à l’existence sémantique des associations défendant le développement du loup. Du point de vue de la dispersion des effets d’une intervention discursive concrète, on peut considérer l’espace sémantique comme un plan de projection, car tout élément se projette sur un autre, et que par conséquent affecter directement un élément de l’espace sémantique, c’est affecter indirectement tous les éléments sur lesquels il se projette. La projection est le mécanisme général par lequel les effets d’un discours sur un élément ponctuel se transmettent au reste de l’espace sémantique. Elle se trouve à la base de plusieurs phénomènes. On en présentera brièvement les plus importants. Le premier est facilement perceptible, car il repose sur le mécanisme de dichotomisation du conflit, habituellement remarqué (Amossy 2014, Maingueneau 1983, Plantin 1996). Ce conflit ne fait pas exception : malgré la multiplicité de corps et des positions, malgré de persistants désaccords entre les principaux syndicats d’éleveurs, on a l’impression que deux camps internement homogènes s’affrontent dans une dichotomie parfaite : les « proloup » (les écologistes) et les « antiloup » (les éleveurs). Même si le tableau est en réalité beaucoup plus complexe, cette impression est dans une certaine mesure bien fondée. En effet, dans ce conflit les convergences entre des corps présentent une densité particulièrement remarquable, mais elles se produisent, schématiquement, de deux manières différentes. Une première modalité est celle des associations écologistes. Plus de quarante de ces associations se sont regroupées dans le collectif Cap Loup. Suite à cette union, les orientations de Cap Loup, peut-on supposer, se projettent automatiquement en tant qu’orientations des associations membres, qui représentent pratiquement la totalité des associations participant de ce conflit. Il serait en effet inattendu (bien que nullement impossible) que suite à des déclarations signées de Cap Loup, l’une de ses associations membres s’en détache. Lorsqu’un texte signé Cap Loup mobilise un mode d’intervention comme orientation de Cap Loup, les corps relatifs aux associations membres héritent de cette orientation. Le rapport entre les corps des associations membres et Cap Loup est tel que chaque association voit sa propre 90 puissance d’agir globale, à la fois renforcée et restreinte. Ce n’est rien d’autre que le mécanisme qui, selon Spinoza, régule toute constitution de groupements sociaux : des individus qui, en se réunissant, transfèrent leur puissance d’agir au groupement tout en dotant le collectif d’une capacité d’action bien plus grande. Dans ce cas, ce transfert limite de manière générale la capacité des associations membres de Cap Loup à produire des actions de manière isolée, à désapprouver les orientations générales de Cap Loup ou des autres associations membres, etc. Mais cette limitation a comme contrepartie un gain en puissance d’agir globale. Le groupement, pris comme une totalité, grâce à la capture de la puissance d’agir des associations membres, dispose d’une puissance d’agir globale dont l’impact est incommensurablement supérieur à celui des associés31. Un évènement fournit un indice de la magnitude du phénomène. Lors de la publication de la première brochure de Cap Loup, les syndicats d’éleveurs réagissent en créant, de leur côté, un corps complexe qui regroupe plusieurs de ces institutions, et qui comprend – fait inédit – les syndicats historiquement rivaux : la FNSEA et la Confédération paysanne. Cette convergence nouvelle surgit ostensiblement pour déstabiliser les orientations de Cap Loup dans une sorte de contrebrochure. Pour résumer, cette première modalité des convergences concerne le groupement des associations grâce auquel chaque orientation du collectif devient immédiatement orientation de chacun de ses membres, produisant un double mouvement de capture et d’accroissement de leur puissance d’agir globale. Il faut remarquer qu’il se produit entre les associations membres de ce groupement en conséquence de ce mécanisme de capture et de convergences, un effet de solidarité face aux attaques. Il ne s’agit pas de caractériser une attitude pyschologique, mais plutôt de remarquer que, dans ces circonstances, lorsque l’une de ces associations est affectée, elles le sont toutes. Tous les membres de ce type de groupement sont toujours affectés simultanément. C’est que leurs convergences ne sont pas seulement des convergences de fait, ces corps sont structurellement solidaires. Mais on remarquera que c’est une solidarité particulière, on pourrait dire de droit, puisque l’association est contractualisée par la création d’un groupement collectif (un acte fondateur désigne les membres, le nom du collectif, etc.). Du côté des syndicats d’éleveurs, si les convergences sont tout aussi denses que celles que l’on remarque parmi les associations écologistes, car un petit nombre de modes d’intervention sont orientations de quasiment tous les corps qui ne font pas partie du groupement « Cap 31 Le mécanisme de transfert de puissances d’agir est décrit par Spinoza notamment dans son Traité politique pour expliquer la naissance de l’État. L’interprétation que nous adoptons s’inspire de celle qu’en fait Lordon (2015). 91 Loup », la modalité par laquelle celles-ci s’obtiennent est fondamentalement différente. Le fait de surface ici est le suivant : un texte signé « FNSEA » (Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles) ou « Confédération paysanne » parle au nom des éleveurs de brebis. Que ces syndicats ne représentent pas, chacun isolément, l’ensemble des éleveurs, cela n’enlève rien à la capacité de chaque syndicat (et d’autres institutions comme la Chambre de l’agriculture) à produire une parole d’éleveur dans l’espace public de ce conflit. Ceci est une affirmation superficielle, parce qu’en posant que les syndicats parlent au nom des éleveurs on ne montre ni les causes, ni les conséquences de cet état de fait, ni les mécanismes dont il dépend. Les individus qui incarnent le corps éleveurs dans leurs interventions publiques peuvent avoir l’impression d’exprimer leur point de vue personnel, mais ce qu’on constate, c’est que les modes d’intervention qu’ils mobilisent sont, pour la plupart, déjà là en tant qu’orientations des corps des syndicats (illusion qui dérive de la méconnaissance des causes, peut-on dire avec Spinoza). Il ne s’agit pas de convergences de fait, comme si tous les éleveurs, considérant leur expérience et pesant les arguments des uns et des autres, étaient arrivés, chacun de leur côté, aux mêmes conclusions. Il ne s’agit pas non plus d’un consensus obtenu grâce à des raisonnements privés ou menés collectivement. Concrètement, ce qui a lieu, c’est que la puissance d’agir des syndicats est démesurément plus élevée que celle d’un éleveur lambda, ce qui leur donne la capacité d’installer des modes d’intervention qui sont disponibles pour les éleveurs. Les orientations des syndicats, quel que soit le syndicat, deviennent immédiatement des modes d’intervention mobilisables (et mobilisés) par les éleveurs individuels, comme si les interventions de la FNSEA ou de la Confédération paysanne remplissaient en quelque sorte un réservoir de types d’interventions possibles pour tout éleveur disposé à s’exprimer en public. Autrement dit, le corps éleveurs hérite automatiquement des orientations des syndicats. La puissance d’agir globale du corps éleveurs est capturée par les corps des syndicats et autres institutions qui les « représentent ». Les syndicats tirent leur puissance d’agir de la capture de la puissance d’agir globale des corps au nom desquels ils agissent. L’espace socio-politique français contemporain est fait de telle sorte qu’incarner le corps relatif à un « secteur professionnel », c’est toujours agir au nom d’un corps dont la puissance d’agir est toujours déjà capturée par des corps institutionnels. C’est par cette capture que ces corps collectifs (éleveurs, chasseurs, etc.) reçoivent, d’une part, des orientations toutes faites, prêtes à l’emploi, mais qu’ils peuvent, d’autre part, compter sur des corps spécialisés dans l’intervention méta-sémantique, comme 92 les syndicats. Les syndicats renforcent la visibilité et la puissance d’agir des éleveurs, mais les dépossèdent de cette puissance dans le même acte. On avait vu que le dispositif de capture est à l’œuvre aussi dans la relation qu’entretiennent le collectif Cap Loup et les associations membres. La différence entre ce qui a lieu dans le cas des associations écologistes et ce qu’on constate dans celui des syndicats d’éleveurs, est que la capture de la puissance d’agir globale du corps « éleveurs » qu’opèrent les syndicats n’est pas de droit, étant donné que chaque éleveur individuel n’est pas adhérent de tous les syndicats, bien qu’elle garde un aspect clairement institutionnel (on ne parle ici que de véritables institutions comme les syndicats ou les chambres professionnelles). Un troisième cas de figure existe. Dans la consultation nationale lancée par le ministère de l’environnement, déjà mentionnée, certains contributeurs parlent en tant que citoyens. Je n’en donnerai ici qu’un exemple : En tant que citoyenne de ce pays, je m’oppose à ce projet. Le loup est une espèce protégée (annexe IV de la directive Habitats), sa chasse est par conséquent incompatible avec la directive européenne.32 Cette intervention et d’autres similaires, participent à installer le mode d’intervention suivant en tant qu’orientation de corps, en tant qu’intervention possible pour quiconque parle en tant que citoyen : < naturaliser [le loup est une espèce protégée DC NEG chasser le loup] > Le corps des « citoyens » a une première caractéristique qui saute aux yeux : personne n’en parle. Autrement dit, ce corps ne reçoit jamais d’affection, il ne contient que des orientations (ce qui en ferait, de ce point de vue, l’inverse exact du corps « bergers »), il semble être un corps inaffectable. La dynamique dans laquelle est prise le corps des « citoyens » est un troisième cas de figure, car il ne s’agit ni d’une capture contractualisée entre les parties, ni réglée sur une « représentativité » institutionnalisée. Le contributeur anonyme à un forum ouvert peut capturer la puissance d’agir globale du corps des « citoyens ». Est-elle grande ? Assurément pas, en tout cas dans ce contexte. Mais elle semble être préférable à celle que l’on associe au nom propre inconnu, celui du signataire lambda. Une question qui se pose est de savoir ce qui a lieu lorsque l’homme politique s’exprime « en tant que citoyen ». On ne peut nier qu’il exploite la puissance d’agir globale acquise par sa propre existence sémantique (par son « corps », au sens technique que je donne à ce terme), 32 Consultation publique, contribution de « Judith Lejeune », 30 juin 2014. 93 même quand il feint de la laisser momentanément de côté. Le corps des « citoyens » intègre-til les orientations de l’homme politique en question ? On a plutôt l’impression qu’il y a des conditions pour que ce type de transfert ait vraiment lieu (tout le monde ne peut pas parler en tant que citoyen, comme tout le monde ne peut pas parler en tant que berger, éleveur ou défenseur du loup). En somme, dans l’espace sémantique du conflit autour du loup, il existe une multiplicité de corps qui gardent entre eux des relations diverses. La plupart de ces corps appartiennent à l’une ou l’autre de deux zones de convergence. La densité de ces convergences est telle qu’une tentative de déstabilisation de l’une des orientations communes affecte automatiquement tous les corps de cette zone. Ces corps sont solidaires, non pas en ce que chacun agit pour l’autre, mais en ce qu’aucune intervention visant l’un d’eux, voire l’une des orientations de l’un d’eux, n’affecte en même temps tous les corps de la même zone de l’espace sémantique de ce conflit. J’avais annoncé que cette configuration où les corps sont non pas dans leur totalité, mais dans leur plus grande partie, intégrés en deux zones internement solidaires, favorise l’illusion d’un conflit structuré en deux camps symétriquement opposés : les « proloup », d’un côté, les « antiloup », de l’autre. Mais cette apparence d’équilibre est brisée dès qu’on prend en compte les interventions de l’État. En stabilisant certaines orientations au détriment d’autres, en pérennisant des composantes d’un mode de vie dont la déstabilisation est la raison d’être d’un grand nombre de corps, les interventions d’État (les lois, les décrets, les arrêtés préfectoraux, par exemple) déséquilibrent l’effort qu’il est nécessaire de déployer pour transformer ou maintenir des puissances d’agir concrètes. Lorsque l’État français transpose dans le droit national la protection stricte du loup, définie dans la Convention de Berne, l’une des orientations des associations écologistes devient pratiquement aussi solide qu’une loi de la nature : empêcher la protection du loup d’être accomplie exige un effort démesurément grand. Concrètement, les corps qui « représentent » les éleveurs mobilisent (principalement) une orientation qui consiste à naturaliser la nécessité que l’État sollicite le changement du statut du loup au niveau européen. L’impact effectif de ces interventions dépend du fait qu’elles soient portées par un corps dont la puissance d’agir globale soit capable de susciter cette action (la demande de changement de statut du loup) au nom de l’État français dans les instances européennes. Pour l’instant ce n’est pas le cas. À chaque intervention d’État, un nouveau point de l’espace sémantique devient point de déséquilibre flagrant, qui n’est certes pas littéralement immuable, mais qui est voué à l’être. En somme, certains corps disposent d’une orientation dont la productivité spécifique est 94 garantie par la loi, les interventions discursives qui cherchent à rendre cette orientation improductive se heurtant à un mur. Par rapport à ce point précis de l’espace sémantique, certains corps ont une puissance d’agir sans commune mesure avec celle des autres corps. On en conclut que l’État agit en distributeur d’asymétries que ceux qui incarnent les modes de vie impliqués dans le conflit s’efforcent d’entretenir ou de saper. Mais aussi que sous l’illusion de dichotomie équilibrée que produit ce conflit se cache une multiplicité changeante de relations asymétriques. Quelles sont les configurations sémantiques qui structurent leurs antagonismes ? Certains corps affectent négativement d’autres corps, certains corps divergent sur un programme précis, certains corps contiennent des orientations devenues intouchables, l’inefficacité de ses attaques est garantie par la Loi. Une dernière source de rapports antagoniques, aussi structurante que celles déjà mentionnées, est produite par des oppositions indirectes entre les corps. Souvent, lorsqu’un programme reçoit une opération, un autre programme est, de ce fait, affecté. Par exemple, lorsqu’une intervention combat [le loup est menacé DC le loup doit être protégé], elle participe au renforcement d’un programme comme [loup DC élevage], la possibilité d’engendrer des discours à partir de ce programme augmente. Inversement, si un programme comme [pastoralisme DC paysage] est investi, alors un programme comme [loup DC biodiversité] est affaibli. Les interventions discursives antagoniques font surgir des incompatibilités entre programmes qui n’ont rien en soi d’incompatibles, mais qui sont le produit strict du travail que les discours accomplissent sur l’espace sémantique du conflit. J’appelle tension cette relation entre programmes. Lorsque deux programmes sont en tension, affecter positivement l’un d’eux (c’est-à-dire augmenter sa puissance d’agir spécifique, en le naturalisant ou l’investissant), revient à affecter indirectement l’autre négativement, et réciproquement, affecter négativement l’un (en le combattant), entraîne indirectement, l’augmentation de la puissance d’agir spécifique de l’autre. Mais on a pu voir que cet espace sémantique s’organise principalement en deux zones de convergence d’une très grande densité, caractérisée par deux groupes de corps solidaires. Cette situation fait que la tension ne relie pas des paires de programmes isolés, mais deux groupes de programmes. Il existe un groupe de programmes qui sont ceux qu’affectent positivement les opérations produites par un corps (ceux que les orientations de ce corps investissent ou naturalisent). Pour les corps qui convergent sur les orientations du corps éleveurs, ce groupe de programmes contient, entre autres, les programmes listés dans (1), pour 95 le corps Cap Loup et ceux des associations membres du collectif, entre autres, les programmes indiqués dans (2) : (1) [loup DC NEG élevage] [loup DC dégâts dans les troupeaux] [pastoralisme DC paysage] [pastoralisme DC biodiversité] (2) [loup DC biodiversité] {retour naturel} [loup PT élevage] [NEG tuer le loup est permis par la loi PT l’État l’autorise] Chaque programme d’un groupe est en tension avec l’ensemble de programmes de l’autre groupe, de sorte qu’affecter n’importe quel programme d’un groupe, c’est affecter de manière inverse les programmes de l’autre. Les zones de convergence que nous avons observées sont reliées par une tension, de sorte qu’affecter n’importe lequel des programmes revient à affecter inversement toute la zone de convergence adverse. Les deux zones de convergence sont par conséquent mutuellement réfractaires. L’effet de camp est le résultat de la combinaison entre cette réfraction mutuelle et la solidarité interne à chaque zone de convergence, de surcroit très dense, puisque l’activité des corps se concentre sur un petit groupe de programmes. Mais il ne faut pas perdre de vue, que les convergences, comme les tensions, n’émergent pas à partir de la dérivation d’un noyau sémantique commun, d’idéologèmes ou concepts premiers, d’une relation antagonique, binaire, structurant a priori la relation entre les corps ou les modes de vie. Elles sont le résultat du travail minutieux que les collectifs et les individus qui incarnent les corps effectuent sur l’espace sémantique du conflit. Il s’agit de retenir que l’effet d’une intervention discursive, sans être déterminé, est conditionné par les mécanismes qui sont déjà en place dans l’espace sémantique et qui déterminent la direction, la force et la nature des projections qui guident le parcours de cet effet. La solidarité entre corps, la capture de puissances d’agir, les asymétries que produisent les interventions d’État et la tension entre programmes ne sont que quelques exemples des configurations qui acheminent les conséquences sémantiques des discours du conflit. 96 4.6. Bilan Proposer d’analyser la dimension sémantique des conflits publics suppose acquise l’idée que les situations conflictuelles comportent un plan sémantique. On aura compris que le terme de sémantique ne signale pas ici le domaine de la signification lexicale ou phrastique, en tant que manifestation particulière ou partielle du système linguistique. Il indique plutôt le domaine de la construction sociale des actions (discursives et non discursives) disponibles dans une conjoncture donnée. Ce qu’on entend par sémantique est donc ici redéfini : je qualifie de sémantique l’analyse de la configuration sociale des puissances d’agir, car elle est composée d’unités significatives gardant un lien privilégié aux discours. Seuls les discours peuvent orienter une action vers un point d’un espace sémantique, en ciblant un programme, un mode d’intervention, un corps. Seuls les discours sont capables de connecter les actions non discursives (qu’elles se montrent comme des actions politiques ou pas) à un espace sémantique. Cette vision de la sémantique est inséparable d’une conception des discours en tant que support fondamental des actions qui travaillent à faire évoluer ou à préserver des modes de vie. La surface discursive d’un conflit, du point de vue de l’analyse, est à la fois l’archive des coups portés sur l’espace sémantique du conflit et le lieu d’observation indirecte de l’évolution de cet espace. On s’apercevra qu’il y a des similitudes et des différences avec la démarche d’un certain type d’analyse du discours, les idées présentées ici résonnent en effet avec les enjeux que se donnent plusieurs auteurs travaillant dans ce domaine. On a déjà mentionné la façon dont mon approche se nourrit (et à la fois s’éloigne) de certains développements marquants de l’analyse du discours, en particulier les conceptions des formations discursives de Foucault et de Pêcheux, la Sémantique de la polémique de Maingueneau, la théorie de Laclau et Mouffe. Il y a en réalité ce qu’on pourrait appeler une communauté d’intérêt entre les idées présentées ici et celles qui définissent le champ de l’analyse du discours. Pour moi, comme pour beaucoup d’analystes du discours, il faut observer la manière dont les discours se rapportent aux configurations sociales. Wodak, l’un des auteurs qui portent l’Analyse critique du discours, soutient que son but est de montrer « comment (au cours d’une situation) le sens et l’action sont modelés par des discours à travers le pouvoir, l’hégémonie et l’idéologie » (2011 : 628, c’est moi qui traduis) : l’intrication entre sens et configuration sociale est située au cœur de la démarche. On peut voir cette même intrication à l’œuvre aussi bien dans les travaux de Paveau (qui étudie le déploiement « politique, linguistique et sémiotique » des pratiques 97 discursives (2019 : 20)), de Krieg-Planque (qui cherche à analyser comment « divers acteurs sociaux (…) organisent, par le moyen des discours, les rapports de pouvoir et d’opinion » (2009 : 9)) et de tous les auteurs qui s’inspirent des travaux de Pêcheux. Or malgré cette communauté d’intérêts, l’objet que se donnent la plupart des analystes du discours ne se confondent pas avec celui d’une analyse sémantique des conflits sociaux telle que je l’entends. Je le montrerai, de manière synthétique, sur un seul exemple, celui de l’Analyse critique de discours tel que le développe un autre de ses auteurs, Norman Fairclough. Cet exemple est particulièrement représentatif, dans la mesure où il s’agit peut-être d’une des approches qui gardent la plus grande proximité avec la mienne. Fairclough (2001) suppose que les entités sociales sont des constructions produites essentiellement par des discours. Il s’agit là d’une posture socioconstructiviste classique. Il considère néanmoins que cette posture rencontre un obstacle important : parfois les discours ne parviennent pas à transformer l’existant social. Pour dépasser cet obstacle, il se donne la tâche de décrire ce qui freine et ce qui favorise ces transformations, c’est-à-dire la capacité des discours à produire des changements sociaux. Je pourrais faire de ces préoccupations les miennes. Pour entreprendre cette tâche, Fairclough observe des pratiques sociales, qu’il définit comme des formes relativement stabilisées d’activités sociales (par exemple, l’enseignement dans une salle de classe, les émissions de télévision, les repas de famille, les consultations médicales). Les pratiques sociales incluent plusieurs composantes : un certain type d’activité, des sujets et les relations sociales qui les relient, des instruments, des objets, un temps et un espace, une certaine forme de conscience, des valeurs et des discours. Tous ces éléments se rapportent les uns aux autres de manière « dialectique », ce qui veut dire qu’ils n’ont pas une existence individuelle : chaque élément participe des autres tout en étant différent. Le but de Fairclough est d’étudier précisément le « rapport dialectique » que gardent les discours avec les autres composantes des pratiques sociales. Cette manière de concevoir les pratiques sociales ne semble s’opposer en rien à l’approche que je défends. Pourtant, lorsque Fairclough analyse le rapport dialectique que garde le discours à l’activité sociale, il développe une vision des discours qui va à l’encontre de l’opacité qui caractérise, selon moi, ce rapport. En effet, d’après Fairclough – sur ce point je ne peux qu’être d’accord –, les discours véhiculent des projets d’action, des « projections sur comment les choses devraient ou pourraient être » (p. 234, je traduis), sous la forme de « pratiques sociales » possibles. La transformation sociale réelle apparaît dans un premier stade lorsque ces pratiques, qui apparaissent d’abord comme projets, sont effectivement mises en œuvre en tant que pratiques réelles. Le stade ultime de la transformation est atteint lorsque les sujets accomplissent ces 98 pratiques comme étant les leurs, sans mettre aucune distance, en supposant qu’ils le font librement (ce qui reprend le thème de la domination telle que la conçoit Althusser). Le point de bifurcation entre l’approche de Fairclough et la mienne se trouve dans son hypothèse d’après laquelle les possibilités d’action que définissent les discours peuvent être mises en œuvre. Cette idée dépend crucialement d’une hypothèse non dite : celle d’un rapport transparent entre les possibilités de pratiques qu’installent les discours et les pratiques effectives. Un programme ne peut jamais être mis en œuvre par une action. Tout au plus, on peut construire discursivement la possibilité qu’un programme apparaisse comme étant mis en œuvre par une action. Un berger qui tue un loup ne met pas en œuvre le programme [les loups sont une nuisance DC les loups peuvent être éliminés]. Mais si ce programme a été installé par des discours comme pouvant être accompli et que cette action est susceptible d’être connectée à ce programme sur le mode de l’accomplissement, alors on peut dire que l’action est agencée à tel programme en tant que l’accomplissant. Cette conception se fonde sur l’opacité du rapport entre ce que les discours peuvent construire, alors que celle de Fairclough se fonde sur la transparence de ce rapport. Les programmes sont des puissances d’agir, parce qu’ils s’orientent à être agencés à des actions, non pas parce que leur constitution interne détermine de façon transparente un certain type d’action dans le monde. Or en contexte de conflit, les actions s’agencent non pas à des programmes isolés mais à des tensions entre des programmes. De ce fait, dans ce type de situation, l’action peut être présentée comme accomplissant un programme, mais elle est agencée à une configuration conflictuelle. L’existence sémantique de l’action du berger qui tue le loup contient à la fois sa légitimation, qui la fait apparaître comme l’accomplissement d’un programme stabilisé par un texte de loi, et sa condamnation, qui lui donne une existence indésirable, sous la forme de son agencement à un programme d’après lequel les loups doivent être strictement protégés car en voie de disparition. Considérons maintenant l’objet que l’approche de Fairclough vise à décrire. L’objet de l’analyse critique du discours tel que l’entend Fairclough est le rapport entre le langage et les changements sociaux. Plus précisément, il décrit comment les changements sociaux se produisent par le changement des pratiques langagières. Pour cet auteur, le fait qu’à un moment donné les étudiants commencent à être appelés, en Angleterre, clients ou consumers, fait partie de la manière dont est menée l’emprise du marché sur le monde de l’enseignement. Par ce changement linguistique que produit la politique du marché, le changement social prend une forme concrète. L’objet qu’aspire à décrire la sémantique des conflits que je développe est la configuration conflictuelle des actions (in)disponibles pour les groupes 99 sociaux et non pas la parution de nouvelles pratiques discursives (même si elles sont concomitantes de transformations sociales). L’objet que j’essaie de décrire est de nature sémantique. Par conséquent, les discours doivent être interrogés, dans mon optique, non pas pour saisir le changement social dont ils sont dépendants, mais pour qu’ils fournissent des points d’appui pour nos hypothèses sur ce que d’autres discours ont accompli sur l’espace sémantique auquel ces discours se rapportent. L’un des principaux problèmes auxquels mes analyses tentent de fournir une réponse est celui du rapport entre le discours et les configurations abstraites qu’on traite en général sous l’angle des idéologies, des positionnements, des identités collectives, des antagonismes sociaux, et qui font qu’une société ne soit pas l’équivalent d’une juxtaposition d’individus. Je partage l’avis de plusieurs tendances de l’analyses du discours, comme par exemple celles qui s’inspirent de la théorie de Laclau et de Mouffe, d’après lesquelles les discours ne doivent pas être conçus comme se limitant à reproduire ces configurations, car ils ont un rôle crucial dans les transformations des modes de vie. Je m’éloigne néanmoins de leur constructivisme radical, car pour moi les espaces sémantiques imposent des contraintes à ce qu’un discours peut faire. Les projections internes à un espace sémantique (les mécanismes de capture, les tensions) conditionnent les effets des interventions discursives : si un discours augmente la puissance d’agir d’un programme qui se trouve en tension avec un autre, le discours affaiblira ce second programme, et ce seulement par une projection précise qu’impose l’espace sémantique dans l’état auquel il se trouve au moment de l’intervention. Il faudrait rendre la formule de Pêcheux plus claire : selon sa formulation bien connue, une formation discursive « détermine ce qui peut et doit être dit » (1975 : 144). J’ai pu reprendre à mon compte cette formule pour caractériser ce que j’entends par « espace sémantique », concept, rappelons-le, issu d’une interprétation en clef sémantique des formations discursives. Mais en toute rigueur, les espaces sémantiques ne déterminent pas ce qui peut et doit être dit : ils rendent certes disponibles des actions langagières sous la forme de programmes et de modes d’intervention, mais ils ne les déterminent pas. Autrement les espaces sémantiques n’évolueraient pas, et ils évoluent, essentiellement par l’action des discours. L’existence d’un programme stabilisé rend seulement moins conflictuelle un certain type d’intervention discursive. Mais une intervention peut réussir à installer un programme inédit ou bien à renforcer un programme auparavant peu productif. L’intervention du maire de Nice qui parvient à transformer l’espace sémantique du conflit en rendant moins facile de narrer le retour du loup comme étant spontané n’aurait pu être possible si ce qui peut et doit être dit avait été déterminé par cet espace sémantique. Les effets de cette intervention ne sont pas libres ni décidées par la seule facture de l’énoncé : ils 100 sont conditionnés par la constitution de l’espace sémantique sur lequel elle agit. Un espace sémantique rend disponibles des actions et conditionne les effets qu’auront les actions qui le cibleront, sans les déterminer. Une mise en surproduction d’un programme peut altérer durablement sa stabilité. Une action qui réussit à faire incarner à son porteur un corps dont la puissance d’agir globale est relativement élevée peut produire plus d’impact qu’une autre. Pour résumer, un espace sémantique ne détermine ni ce qui peut ou doit être dit, ni les effets qu’ont les discours sur lui. Tout ce qu’il détermine, c’est l’existence d’un certain type d’entités, de relations et de mécanismes sémantiques (dans un espace sémantique, il y aura des programmes, des modes d’intervention, des corps, des tensions, des captures…) – c’est-àdire ce qui est invariable à tout espace sémantique. Mais ce qu’on peut ou doit faire grâce à ces mécanismes reste, heureusement, sous-déterminé. 101 5 Bilan et perspectives Le parcours de recherche ici présenté peut sembler à première vue inconséquent. D’abord, je me suis centré essentiellement sur la description de morphèmes grammaticaux et sur le traitement des problèmes les plus classiques de la sémantique linguistique. Ensuite, j’ai développé des notions entrant strictement dans la sphère de la linguistique énonciative. J’ai basculé ensuite, pratiquement sans transition, à l’étude des croyances partagées, discutant avec la psychologie sociale et la philosophie de l’esprit. Je me suis rapproché, enfin, des préoccupations traditionnelles de l’analyse du discours pour étudier des conjonctures sociales conflictuelles. Il s’agit cependant pour moi d’une progression, dont le principe d’explication peut recevoir pour formule le titre de cette synthèse. Ce parcours est en effet un cheminement dont chaque étape cherche à aller plus loin dans une volonté de montrer jusqu’où on doit étendre le regard que porte la sémantique. Dans une première phase, il s’agissait de postuler les conditions de possibilité d’une grammaire argumentative de la phrase. Dans le cadre de la sémantique argumentative, selon laquelle la signification d’une phrase est de nature instructionnelle, je me suis occupé à établir, d’une part certains principes de combinaison pour ces instructions à partir de la description de ce qu’apportent à cette signification des éléments à l’allure peu argumentative, comme les déterminants défini et indéfini. Selon mes travaux de cette époque, les articles défini et indéfini participent à déterminer la structure sémantique des paraphrases possibles d’un énoncé. Cette première étape marque aussi le point de départ de l’inclusion d’instructions relatives à ce que j’appelais le « ton » des énoncés et que j’associais, entre autres propriétés, à la « force rhétorique » d’un énoncé, à sa capacité à réfuter et à être réfuté. Ce « ton », soutenais-je, est décidé dans la signification de la phrase, il s’agit donc d’un problème de sémantique. Dans la période qui suit immédiatement ma thèse, je me suis occupé principalement de la systématisation et l’approfondissement de ces idées sur le « ton » des énoncés. Ce qui m’a amené à introduire dans cette approche sémantique le traitement de la façon dont l’énoncé construit les subjectivités impliquées dans l’interlocution, ainsi que la détermination de la capacité d’un énoncé à accomplir un certain type de réaction négative. Chacune de ces contributions semblait introduire un nouvel élément à considérer sous l’angle de la sémantique, mais se maintenait dans le périmètre d’une sémantique linguistique et phrastique. On a vu que certains problèmes liés à l’idée de ton m’ont amené à postuler qu’il est nécessaire d’accepter que des entités sémantiques peuvent exister sans être encodés dans la 102 signification des lexèmes d’une langue, et qu’il faut même les considérer en tant qu’extérieures aux énoncés concrets qui les manifestent. Les stéréotypes me semblaient illustrer parfaitement ce type d’existence des entités sémantiques que je traitais en tant que « concepts » et que je définissais comme des schémas rendant possibles de discours. Ces premières approximations m’ont conduit à interroger l’idée générale de « pensée sociale », que je voyais comme constituée de ce type de schémas. Cela voulait dire alors que la pensée sociale, que je concevais comme structurée dans un très vaste espace conceptuel, a une dimension sémantique. Mais on voit qu’ici sémantique ne renvoie plus au domaine de la signification lexicale ou phrastique, ce terme indique plutôt un type d’entité. La dimension sémantique de la pensée sociale est celle qui se structure en schémas habilitant un certain type de discours. Rétrospectivement, ces idées apparaissent comme les premiers tâtonnements vers mon approche actuelle. Cherchant à décrire les propriétés des « concepts » lorsqu’il se trouvent pris dans des environnements conflictuels, j’ai aperçu le rôle structurant de la conflictualité, ce qui a réorienté l’ensemble de ma démarche. Mon objectif est devenu celui de décrire la dimension sémantique des conflits sociaux. Or il apparaissait que les enjeux des conflits entre des groupes sociaux n’étaient pas de faire régner une « pensée » sur une autre, mais plutôt de rendre (im)possible d’effectuer un certain type d’action. Des lors, les schémas sémantiques n’étaient plus envisageables en tant qu’unités d’une « pensée » sociale, en tant que « concepts ». Étant intrinsèquement orientés vers l’action, il faut plutôt les concevoir en tant que puissances d’agir. L’ontologie de Spinoza, dans laquelle toute entité est une composition de puissances d’agir, affectée en permanence par ses relations avec d’autres, corrélative d’une théorisation des rapports sociaux, m’a fourni le langage dans lequel réinterpréter les acquis de la sémantique argumentative et de l’analyse du discours, ainsi que certaines problématiques de la théorie politique de Laclau et Mouffe, dans lequel déployer une ontologie cohérente avec le but que je me donne, celui de décrire la dimension sémantique des conflits sociaux. Cette approche a donné lieu à des développements et des applications. J’ai mentionné plus haut que mes collaborations avec Camus ont donné lieu à la création d’un programme de recherche commun : nous l’appelons le « Programme des programmes ». L’objectif de ce programme est de produire des catégories d’analyse pour un grand spectre de situations discursives que l’on qualifie de manière approximative comme étant « d’ordre politique », pour signaler qu’on englobe des situations aussi éloignées les unes des autres comme le sont les conflits sociaux sur le long terme et les assemblées internes à un parti politique. De nombreux mémoires de master (à l’EHESS, à l’Université de Pompeu Fabra, à l’Université de 103 Toulouse) et trois thèses de doctorat en cours (deux à l’Université de Pompeu Fabra codirigées par E. Miche et moi-même, et une à l’Université d’Aarhus, co-dirigée par M. Birkelund et H. Nølke) appliquent l’approche à des objets différents. Dans sa thèse à l’Université de Pompeu Fabra, que je codirige avec E. Miche, F. Morales étudie l’actuel conflit social au Chili. Il analyse en particulier comment la mobilisation des étudiants contre la hausse du prix des transports publics d’octobre 2019 s’est transformée en révolte sociale, provoquant une remise en question du modèle néolibéral chilien dans sa globalité. Dans la même université, et également codirigée par E. Miche et moi-même, C. Dackow étudie, dans la perspective de la Sémantique des conflits sociaux, la conflictualité du discours sur la COVID en Argentine et en Espagne. Marianne Liisberg, sous la direction de M. Birkelund et H. Nølke, rédige une thèse à l’Université d’Aarhus où sont comparés le conflit autour de la construction d’un complexe immobilier sur une zone naturelle protégée de Copenhague (2016) et sur le conflit autour du plan de licenciement dans l’usine GM&S qui commence en 2017 (Creuse). Autour de ce programme de recherche, s’est constitué un groupe interdisciplinaire (sciences du langage, sciences politiques, sociologie, urbanisme) baptisé « Collectif Programma » qu’intègrent, à part Z. Camus et moi-même, Théa Corler, Paula Garaventa, Daniel Gonzalez, Marianne Liisberg, Fortunato Morales et Julia Tournaire. Ce collectif prépare un ouvrage où sont posés les principaux enjeux théoriques et descriptifs du Programme des programmes tout en le mettant en œuvre dans la description de conjonctures conflictuelles contemporaines différentes. Par exemple, Camus décrit des assemblées citoyennes politiques en Espagne et en France (Nuit Debout, le Nouveau parti anticapitaliste, le village andalou de Marinaleda) ; Corler et moi-même décrivons des mobilisations contre des projets d’infrastructure dans des zones naturelles (respectivement : le conflit du « Triangle de Gonesse », et le conflit à Notre-Dame-des-Landes) ; Garaventa étudie le soulèvement populaire déclenché en Honduras en 2017 suite à des élections présidentielles dénoncées comme frauduleuses ; Gonzalez analyse la déstabilisation que subit le discours anti-insurgés en Colombie une fois signé l’accord de paix entre le gouvernement et les FARC en 2016 ; Liisberg élabore une articulation entre le concept d’ « hégémonie » de Laclau et Mouffe et le Programme des programmes, en l’appliquant au conflit de l’usine GM&S ; Morales traite du processus de déstabilisation des aspects les plus structurants de l’espace socio-politique chilien, qui commence par des manifestations d’étudiants et aboutit à la modification, actuellement en cours, de la Constitution nationale chilienne ; Tournaire s’occupe des mécanismes discursifs qui construisent, dans l’espace sémantique de l’urbanisme en France, 104 une pseudo-absence de conflictualité concernant en particulier ce qu’on appelle l’« urbanisme transitoire ». La poursuite de mes travaux ne peut se passer d’aborder la nature du rapport entre sémantique et politique. J’ai constitué déjà des chantiers qui structureront mon travail des prochaines années. Le premier de ces chantiers concerne l’approfondissement du traitement que je donne aux liens qui unissent les pratiques sociales effectives aux schémas abstraits qui les rendent significatives, sinon tout simplement possibles. Les postulats qui guident ma recherche sur ce point sont essentiellement les suivants : l’enjeu des conflits sociaux est de rendre disponible ou indisponible un certain type d’action pour un certain groupe ; les actions disponibles dans une conjoncture donnée sont agencées de manière plus ou moins problématique ou polémique à des programmes. Or un certain nombre d’interrogations surgissent immédiatement. Il faut admettre que la Loi (au sens large, c’est-à-dire l’ensemble des textes juridiques : lois, décrets, arrêtés…) peut assurer la disponibilité d’une action qui s’agence à des programmes comportant un très faible degré de stabilité. En effet, la Loi (contrairement au vote dans les assemblées citoyennes politiques, qui annule la possibilité même du différend – cf. Camus, 2020) ne permet pas de stabiliser les programmes sur lesquels elle porte (car ces programmes peuvent rester très polémiques), mais seulement de garantir la disponibilité d’un certain type d’action. Quelles différences donc entre disponibilité d’une action et stabilité d’un programme ? Une deuxième question surgit du fait que dans les conflits sociaux la (dé)stabilisation de programmes a souvent comme finalité de rendre (in)disponibles les actions que le programme habilite (les actions qui sont agencées au programme en tant qu’accomplissement de celui-ci). De quelle façon la (dé)stabilisation effective d’un programme donné affecte l’(in)disponibilité d’un type d’action précis ? Une troisième question touche à la nature elle-même de ce que je nomme action. Les actions sociales sont pour moi des matérialités agencées à des programmes – et rappelons que les programmes sont des schémas sémantiques orientés vers l’action, ce qui situe l’action non seulement comme finalité du programme mais aussi comme produit de celui-ci, donc comme élément en quelque sorte séparé du programme lui-même. Or ceci semble supposer que l’on puisse identifier une certaine entité ou type d’entité, donc une « catégorie » (c’est-à-dire quelque chose qui est déjà de l’ordre du sémantique), à partir de laquelle il est possible d’isoler un événement ou un type d’événement donné dans une dimension extra-sémantique, 105 qui serait associé d’une certaine manière à la dimension des programmes. Peut-on sortir de ce paradoxe ? Un deuxième chantier concerne la prise en compte d’une problématique jusqu’ici laissée en suspens mais qu’il est urgent d’aborder : il s’agit du rapport entre l’espace sémantique d’un conflit et l’espace socio-politique global dont il fait partie. La thèse sous laquelle je travaille est celle d’une relative autonomie de l’espace sémantique d’un conflit social. L’expression est d’Althusser qui cherchait à délimiter le type de rapport que garde l’idéologie avec l’infrastructure économique. Mais il s’agit plutôt du nom d’un problème que de l’affirmation d’un type de rapport spécifique. La question est dans notre cas particulièrement épineuse, car il faut pouvoir établir plusieurs types de relations possibles. Que les espaces sémantiques des conflits sociaux qui coexistent dans une même conjoncture sociale sont liés entre eux, cela est indéniable. Mais est-ce qu’ils partagent des composantes ? On pourrait croire par exemple que des conflits autour de plans de licenciement contiennent un certain nombre de modes d’intervention communs, comme ceux qui permettent d’affirmer qu’il faut licencier en raison de la nécessité de mettre en place des ajustements structurels, ceux qui combattent le licenciement en masse lorsque la compagnie distribue des dividendes élevés, ceux par lesquels les employeurs naturalisent la poursuite d’efforts de concertation avec les représentants syndicaux... Or s’agit-il des « mêmes » modes d’intervention ? Car ni leur productivité ni leur stabilité ne sera la même à chaque conflit, les tensions dans lesquels ils entreront non plus, ni les corps dans lesquels ils seront incorporés. Une autre série de questions concerne non pas le rapport entre les espaces sémantiques de différents conflits sociaux mais plutôt leur relation à l’espace global au sein duquel ils surgissent. La configuration sémantique d’un conflit social n’est pas indépendante de la productivité et de la stabilisation de programmes dans le champ scientifique, dans le champ des pratiques agricoles, dans le champ des pratiques éducatives, dans le champ des pratiques institutionnelles… L’ensemble de l’espace social semble être ainsi interconnecté. Quels sont les mécanismes qui gouvernent ces connexions ? Le troisième chantier, sur lequel j’ai déjà commencé à travailler, naît de préoccupations descriptives, mais n’est pas dépourvu de questionnements théoriques importants : il s’agit d’aborder de front le conflit autour de la construction d’un aéroport à Notre-Dame-desLandes, que jusqu’ici je n’ai pu qu’effleurer. Ce conflit s’initie au début des années 70, lorsque l’État décide le transfert de l’aéroport de la ville de Nantes à la commune de NotreDame-des-Landes, située à quelques dizaines de kilomètres. L’objectif affiché par l’État était de participer, grâce à la construction d’un nouveau très grand aéroport en région, à la 106 décentralisation du territoire national. Une aire de 1600 hectares est déclarée « zone d’aménagement différée » (ZAD). Le projet ne sera lancé en réalité que dans les années 2000. À partir de 2008, une forte opposition s’organise, et s’installe dans la zone où l’aéroport était censé être construit, la ZAD, acronyme qui est détourné en « zone à défendre ». On commencera à appeler « zadistes » ces occupants de la ZAD ; leur forme d’opposition sera connue comme le « zadisme ». Les manifestations organisées en opposition à l’aéroport convoquent des dizaines de milliers de personnes. En 2015, les médias commentent l’entrée du mot « zadiste » dans les principaux dictionnaires. Les candidats aux élections présidentielles de 2017 se positionnent sur l’issue qu’ils veulent donner à ce projet d’aéroport. Le 17 janvier 2018, le premier ministre annonce l’abandon officiel du projet d’aéroport. Ce conflit est d’un particulier intérêt pour l’étude des aspects sémantiques de la conflictualité sociale, car il comporte plusieurs problèmes de difficile solution. Un premier problème est le suivant : pendant longtemps, des interventions discursives visent le corps des « zadistes », de l’extérieur, notamment en provenance de l’État et des médias grand public, en affaiblissant la puissance d’agir globale de ce corps (les zadistes apparaissent comme une pure négativité, toujours situés dans l’illégalité, l’incohérence, la violence dépourvu d’idées), alors que le surgissement d’interventions au nom des zadistes dans la sphère publique est quasi nul. Le corps « zadistes » existe ainsi dans l’espace politique global comme une pure composition d’affections (négatives), pratiquement sans orientations. Or à regarder l’issue du conflit, la cause qu’ils portaient semble avoir été entendue. Tout semble indiquer que cette issue dépend de ce que les sociologues et théoriciens du politique appelleraient le rapport de forces plutôt que d’un travail discursif de transformation des puissances d’agir disponibles. Cependant il faudrait nuancer cette conclusion. Car, étant né pour parer au projet d’aéroport, les mouvements d’opposition liés au « zadisme » ont intégré ce combat dans des modes de vie beaucoup plus vastes que ceux que peut articuler un combat ponctuel. Le combat est devenu non pas « l’aéroport », mais ce qui rend l’aéroport possible, le mouvement est même passé d’une logique d’opposition à une autre plutôt affirmative, qui passe par la construction progressive et conflictuelle de modes de vie pour lesquels il y a peu de place dans l’espace social global : autogestion de ressources économiques, modalités alternatives de production agricole, construction de liens entre des lieux de lutte… C’est d’ailleurs ce qui a permis l’émergence de corps sur d’autres « fronts » : des dizaines de conflits différents voient émerger leur « zad » et leurs « zadistes ». Par ailleurs, des corps définissant des modes de vie différents à Notre-Dame-des-Landes se sont confrontés à l’intérieur du corps complexe des opposants, confrontations qui ont pris des formes bien 107 différentes tout au long de l’évolution de ce conflit. Il est donc nécessaire d’établir la forme spécifique des rapports entre ces corps, de caractériser la manière dont ils se lient à d’autres dont l’existence ne dépend pas strictement de ce conflit (syndicats d’agriculteurs, partis politiques), ainsi que leurs relations avec le surgissement progressif d’autres collectifs au niveau national. Ce conflit rend enfin également nécessaire de s’interroger sur le rapport entre l’existence sémantique d’un collectif (son corps, son mode de vie) et le territoire sur lequel cette existence se manifeste effectivement. Le territoire est inséparable, dans ce conflit, des modes de vie que les collectifs s’efforcent de construire. On pourrait être tenté de penser que la question du territoire doit être traité dans les schémas sémantiques qui définissent les programmes. Mais l’omniprésence de cette question dans des conflits différents porte plutôt à supposer qu’il s’agit d’un phénomène structurel, qu’il s’agit dans tous les cas d’une dimension transversale aux enjeux qui se définissent dans le conflit de Notre-Dame-desLandes. Est-ce que l’existence des corps est subordonnée à celle d’une sorte de « corps de corps » territorial ? Or le type d’action qui se trouve au centre des préoccupations des opposants et des défenseurs du projet sont des actions qui se présentent d’emblée comme territorialisées. La transversalité de cette dimension participe-t-elle à définir un type de conflictualité spécifique qui se manifesterait dans les conflits où l’enjeu est précisément non seulement la transformation ou le maintien d’actions disponibles, mais aussi et surtout le déploiement de modes de vie territorialisés, la (dé)stabilisation de modes de territorialisation ? 108 Bibliographie Abric, J.-C. 1993. « Central System, Peripheral System: Their Funtions and Roles in the Dynamics of Social Représentations », dans Papers on social representations, 2/2, p. 75-78. Althusser, L. 1970. « Idéologies et appareils idéologiques d’État. Notes pour une recherche ». La Pensée, 151, 3–38. Amossy, R. 2014. Apologie de la polémique. Paris : Presses universitaires de France. Angenot, M. 1989. 1889 : Un état du discours social, Longueuil : Le Préambule. Anscombre, J.C. & Ducrot, O. 1983. L’argumentation dans la langue. Bruxelles-Liège-Paris : Mardaga. 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Bruno (éds.), Actas del IX Congreso Nacional de la Sociedad Argentina de Lingüística, Córdoba, Comunicarte Editorial, CD Rom.  (2003c) « Argumentar en la lengua, argumentar en la enunciación », dans M.M. García Negroni (ed.), Actas del Congreso Internacional La Argumentación. Lingüística, retórica, lógica, pedagogía, Buenos Aires, Instituto de Lingüística, p.108-126.  (2004) « Fuerza argumentativa relativa en los grados superiores de la escala », dans E. Arnoux, et M.M. García Negroni (éds.), Homenaje a Oswald Ducrot, Buenos Aires, EUDEBA, p. 227-257.  (2005) « Lorsque très ne renforce pas », Revue Romane, vol.1, n° 40, p. 101-114.  (2006) « Observaciones sobre ‘comme’ en francés y ‘como’ en español. Un enfoque argumentativo » (en collaboration avec C. Bertrand, M. Campora, M.M. Garcia Negroni), Praxis, n° 9, p. 45-64.  (2007) « Vers une grammaire argumentative de l’article », Revue de Sémantique et Pragmatique, n° 22, 2007, p.119-136.  (2009a) « Ser / estar + adjectif : une question de mise en scène », dans V. Atayan et D. Pizzarini (éds.) Argumentation : théorie – langue – discours. Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wein : Peter Lang, p.183-198.  (2009b) « Para uma gramática argumentativa da frase: os casos de ‘o’ et ‘um' », Letras de Hoje, vol. 44, n° 1, p. 36-45.  (2009c) « Pour une étude du ton », Langue française, vol. 4, n°164, p. 45-60.  (2010) « The Inuktitut morpheme -la- as enunciative distance » (en collaboration avec R. Lavie, D. Bottineau, M.-A. Mahieu), International Journal of American Linguistics, vol.76, n°3, p. 357-382.  (2011) « Para um estudo du tom », Letras de Hoje, vol. 46, n° 1, p. 86-95. 112  (2012a) « Deux (autres) maintenant. Avec une application à La Jalousie de RobbeGrillet », dans M. Carel (éd.) Argumentation et polyphonie. De Saint-Augustin à Robbe-Grillet, Paris, L’Harmattan, p.145-188.  (2012b) « Le passé simple n’est jamais subjectif », TRANEL, n° 56, p. 61-76.  (2013a) « À propos de quelques conditions énonciatives des réfutations », dans J. François, P. Larrivée, D. Legallois & F. Neveu (éds.), La linguistique de la contradiction, Bruxelles : Peter Lang, 197-214.  (2013b) « Stéréotypes, représentations sociales et blocs conceptuels », SEMEN, n° 35, p. 153-170.  (2015a) « Common Ground or Conceptual Reframing ? A Study of the Common Elements in Conflicting Positions in French Interactions », in D’Errico, F., I. Poggi, A. Vinciarelli, L. Vincze (eds.), Conflict and Multimodal Communication, Heidelberg : Springer, p. 137-158.  (2015b) « La personnagisation dans les textes scientifiques », dans R. Bonassio & I. Fabre (éds.), Formes de l’écriture scientifique, Paris : L’Harmattan, p. 147-164.  (2015c) « Sémantique de la controverse : analyse d’un fragment du discours de Simone Veil à l’Assemblée nationale en 1974 », Argumentation & Analyse du Discours, n° 15, en ligne, URL : http://journals.openedition.org/aad/2048.  (2015d) « Blocos semânticos e conceituais : da linguagem aos conceitos », Letras de Hoje, vol. 50, n° 3, p. 294-305.  (2016a) « El signo de polémica. Elementos de la polémica argentina en torno a Alberto Nisman », Topicos del seminario, 2016a, n° 35, p. 173-204.  (2016b) « Le sujet dans la langue. Théorie des blocs sémantiques et théorie argumentative de la polyphonie », Verbum, tome 38, n°1-2, p. 3-29.  (2017) « Prendre position. Une approche sémantique des conflits publics », Conexao Letras, vol. 12, n° 18, p. 73-94.  (2019) « Polyphonie et modes d’intervention discursive. À propos de la description sémantique des situations politiques conflictuelles » (en collaboration avec Zoé Camus), ANTARES: Letras e Humanidades, vol. 11, n° 23, p. 24-52.  (2021a) « Semântica argumentativa e conflitualidade política : o conceito de “programa” » (en collaboration avec Zoé Camus), dans L. Behe, M. Carel, C. Denuc, J. Machado (éds.) Curso de semântica argumentativa: conceitos-chave, Universidade do Estado de Minas Gerais, sous presse.  (2021b) « Sémantique argumentative et conflictualité politique : le concept de programme », (en collaboration avec Zoé Camus), dans L. Behe, M. Carel, C. Denuc, J. Machado (éds.) Cours de sémantique argumentative : des concepts-clefs, Universidade do Estado de Minas Gerais, sous presse. Numéro de revue édité et édition scientifique d’ouvrage  Lescano (éd.) Le sujet dans la langue. Théorie des blocs sémantiques et théorie argumentative de la polyphonie. Tome 28, n°1-2 de la revue Verbum, 2016.  M. Carel, M. et O. Ducrot, La semántica argumentativa. Una introducción a la teoría de los bloques semánticos. M.M. García Negroni et A. Lescano (éds.). Buenos Aires : Colihue Universidad, 2005. 113 Comptes rendus  García Negroni, M.M., Gradualité et réinterprétation. L’Harmattan, Collection «La philosophie en commun», París, 2003. 280 p., Revue Romane, 40/1, 2005, p. 158-161.  Rossari, Corinne ; Anne Beaulieu-Masson ; Corina Cojocariu & Anna Razgouliaeva. 2004. Autour des connecteurs. Réflexions sur l’énonciation et la portée. Sciences pour la communication 75, collection dirigée par Alain Berrendonner, Denis Miéville et Danièle Dubois, Berne : Peter Lang, 255 p. Lingvisticæ Investigationes, 28/2, 2005, p. 342-347 Ouvrage inédit  Prolégomènes à une sémantique des conflits sociaux, 249 p. En préparation  Collectif Programma (Camus, Z., Corler, T., Garaventa, P., Gonzalez, D., Lescano, A., D., Liisberg, M., Morales, F., Tournaire, J.), Sémantique et conflictualité sociale. Le Programme des programmes, 200 p. Communications Conférences invitées  (2021) « Des entités sémantiques orientées à l’action », Conférence plénière au Colloque international Argumentation et énonciation, 7 – 9 octobre 2021, Universidade do Passo Fundo / Universidade Federal de Santa Catarina / EHESS.  (2021) « Semantica y practicas sociales ». Universidad de Murcia, Conférence invitée par Grupo de linguistica materialista, 10 mai 2021. Avec Zoé Camus.  (2021) « Sémantique et conflictualité sociale ». Conférence plénière au Colloque international La Sémantique argumentative et le discours politique, Université d’Aarhus, 27 mai 2021.  (2021) « A propos de la dimension sémantique des conflits sociaux », Conférence invitée par le Département de Français de l’Université d’Aarhus, 29 avril 2021.  (2021) « Entre acción y discurso. Sobre algunas propiedades semánticas de las relaciones de fuerza en el espacio político: el caso de Notre-Dame-des-Landes », 114         participation à la Table ronde « Enunciaçiâo et sentido », invité par Instituto de Estudos da Linguagem. Jornada Internacional Semântica e Enunciaciâo. Universidade Estadual de Campinas, Brésil. 7 avril 2021. (2021) « Introducción al programa de los programas. Semántica, acción y conflictos sociales », avec Zoé Camus, invité par Instituto de Estudos da Linguagem. Jornada Internacional Semântica e Enunciaciâo. Universidade Estadual de Cam-pinas, Brésil. 6 avril 2021. (2020) « La transformación de lo posible: un asunto semántico », avec Zoé Camus. Conférence invitée par Grup d'Estudis del Discurs (GED), Université Pompeu Fabra, Barcelone, 27 novembre 2020. (2020) « El Programa de los programas ». Conférence invitée par Nucleo Lenguaje y Politica. Universidad Diego Portales. Santiago de Chile. 28 août 2020. (2019) « Analisis semantico de conflictos sociales », Conférence invitée par Grup d'Estudis del Discurs (GED), Université Pompeu Fabra, Barcelone, 12 décembre 2019. (2017) « Hacia una descripción semántica de los conflictos sociales ». Université Pompeu Fabra - Grup d'Estudis del Discurs (GED). Barcelona, 20 octubre 2017. (2016) « Description sémantique des conflits sociaux », Équipe CPST (LERASS, Univ. Toulouse), 27 mai 2016. (2014) « La force rhétorique des modalités énonciatives ». Institut des sciences du langage et de la communication de l’Université de Neuchâtel (Suisse). Conférence invitée par la Chaire de Linguistique Française, 3 avril 2014. (2013) « La théorie des blocs sémantiques face au discours ». UFR des Sciences de l’homme et de la société de l’Université de Rouen. Conférence invitée par le laboratoire CIIVIC, 14 juin 2013. Communications invitées dans des journées d’études  (2018) Camus, Z. & Lescano, A. « Les conflits sont-ils polyphoniques ? ». Journées d’étude « Linguistique et écrit, 6 », EHESS, Paris, 2 décembre 2018.  (2018) « Interventions discursives », Journées d’étude « Énonciation », EHESS, Paris, 27 et 28 juin 2018.  (2017) « Zones d’intervention », Journées d’étude « Linguistique et écrit, 4. Constructions argumentatives, EHESS, Paris, 22 novembre 2017.  (2016) « A propos de la construction des positions dans les conflits sociaux », Journées d'étude Linguistique et écrit, 2 : l'énonciation. (CRAL et CRH-GRIHL), EHESS, Paris, 24 et 25 novembre 2016.  (2014), en collaboration avec Marion Carel, « For a semantic analysis of argumentation », Journées d’étude « Rencontres franco-américaines : Approches empiriques de l’argumentation », Laboratoire Communication et Politique (CNRS), Organisées par le Laboratoire Communication et Politique (CNRS, Paris), ICAR/ASLAN (CNRS, Lyon), CRAL (EHESS, Paris), l’UMR « Education, Formation, Travail et Savoirs » (ENFA, Univ. Toulouse), et avec le soutien de la Région d’Île-de-France, Paris, 7-8 juillet 2014.  (2013) « La construction discursive de complexes conceptuels. L'exemple des Pensées philosophiques de Diderot », Journées d'étude "Argumentation et polyphonie. Linguistique, rhétorique, philosophie, sciences de l'éducation", CRAL / EFTS, Univ. Toulouse le Mirail / ENFA, 17 et 18 juin 2013.  (2012) « Les temps verbaux du récit dans un cadre énonciatif », Journée d'étude "La temporalité en linguistique", CRAL / EFTS / LIAS-IMM, EHESS, 11 juin 2012. 115  (2012) « A propos du rôle énonciatif des temps verbaux », Journée d'études CONSCILA (Confrontations en sciences du langage) L'énonciation et les voix du discours, ENS, Paris, 3 février 2012 .  (2011) « Quelques remarques sur le point de vue », Journée d'études Linguistique et textes, CRAL (EHESS/CNRS), Paris, 9 juin 2011.  (2010) « La Théorie des blocs sémantiques et les représentations », Journée d'études Linguistique et interprétation, CRAL (EHESS/CNRS), Paris, 26 mai 2010.  (2009) « Ton et argumentation des verbes de croyance », Journée d'études Art et langage, CRAL (EHESS / CNRS), Paris, 26 juin 2009.  (2009) « L’opposition du spécifique et du générique dans le cadre d’une sémantique argumentative », Journée d’études Les sémantiques argumentatives aujourd’hui, CERCI EA 3824 Axe “Représentations linguistiques et culturelles” : SAD (Sémantique et Analyse du Discours) et IRFFLE, Université de Nantes, 7 février 2009.  (2009) « Quelques remarques à propos des tons », au sein du séminaire de recherche "Temporalité et récit", EHESS, Paris, 21 janvier 2009.  (2008) « Pour une étude du ton », journée d’études organisée « Polyphonie linguistique », Université d’Aarhus, 31 octobre - 1 novembre 2008.  (2008) « Quand les castors ne construisent pas de barrage. Enoncés génériques et argumentation », séminaire de recherche de l’ERSS, Université de Toulouse 2 – Le Mirail. 19 juin 2008.  (2008) « Focalisation interne et focalisation externe : les déguisements du Témoin », Journée d’études Analyse argumentative et polyphonique des textes 2, EHESS, 5 juin 2008.  (2008) « Le ton polyphonique : point de vue et rhétorique », au sein du séminaire "Récit et polyphonie" de Marion Carel et Oswald Ducrot, EHESS, Paris, 4 avril 2008.  (2007) « Une approche linguistique du point de vue narratif », Journée d’études Analyse argumentative et polyphonique des textes, EHESS, Paris, 4 Mai 2007.  (2005) « Sur le rôle argumentatif des articles un et le », Journées d’étude sur l’argumentation, organisées par le Centre de Recherche sur les Arts et le Langage (EHESS/CNRS) et le Département de Français de l’Université de Fribourg (Suisse), Paris, 26-27 janvier 2005.  Bertrand C., Campora M., Garcia-Negroni, M.-M., Lescano A. (2004) « A propos de certains emplois du français comme et de l’espagnol como. Une approche argumentative », Journée d’étude Argumentation et lexique, organisée par le Département des Langues de l’ENS de Cachan et le Centre Interlangue d’Etude en Lexicologie (EA 1984 Université Paris 7 Denis Diderot), Cachan, 19 novembre 2004. Communications dans un colloque à comité de sélection  (2021) “Hacia una polifonia minimalista” (avec Zoé Camus) XIII Colloque International de Linguistique Française, Universidad de Oviedo, 24-26 septembre 2021.  (2021) “L’existence sémantique des groupes en lutte : le cas du zadisme”, XIV Congreso Internacional de Lingüística General, Universidad de Sevilla, 23-25 juin 2021.  (2017) “Identidad y otredad en los conflictos sociales”, III Congreso de Hispanistas y Lusitanistas, Université de Cadix, 13 décembre 2017.  (2017) "On the semantic structure of social conflicts", 15th International Pragmatics Conference, Ulster University, Belfast, 16-21 juillet 2017. 116  (2014) « Linguistique énonciative et discours scientifique », Journées internationales "ConviSciencia de la recherche en éducation", EFTS, Univ. Toulouse, 4-6 juin 2014.  (2013) « About the shared conceptual element of opposite points of view », SSPNet Workshop on Conflict and Communication, Università di Roma 3, 29-31 octobre 2013.  (2010) « Réfuter sur le ton approprié. A propos de quelques conditions énonciatives des réfutations», Colloque international "A contrario - de l'antonymie à la réfutation", Université de Caen, 24-26 mars 2010.  (2009) « Ne me parle pas sur ce ton! Théorie de la polyphonie et tonalité énonciative », Colloque international “Enonciation et texte au cœur de la grammaire. Regards croisés : neuro/psycholinguistique, psychologie cognitive, linguistique, didactique”, Université de Toulouse 2 - Le Mirail, 11-13 mars 2009.  (2007) « Ser / estar : entre argumentation et polyphonie », section Argumentation du XXX Congrès des Romanistes Allemands, Université de Vienne, septembre 2007.  (2007) « Le rôle des énonciateurs dans la description de l’engagement du locuteur. Le cas de < il paraît que > » (avec M. Carel), Colloque international « La notion de prise en charge en linguistique », Université d’Anvers, 11-13 janvier 2007.  (2006) « Une étude polyphonique et argumentative de < un > et < le >», 4èmes Rencontres en Sémantique et Pragmatique, Université d’Orléans, 13-15 juin 2006.  (2005) « La modification par < très > des adjectifs épithètes », Journées Romanes 2 – Nom et syntagme nominal dans les langues romanes, organisées par l’ERSS UMR 5610 Linguistique et dialectologie occitanes et romanes (CNRS, Université de Toulouse 2 - Le Mirail), 27 et 28 janvier 2005.  (2002) « Argumentar en la lengua, argumentar en la enunciación », Congreso Internacional La Argumentación, Université de Buenos Aires, 10-12 juillet 2002.  (2002) « Polifonía extendida. El caso de la prensa gráfica », IX Congreso de la Sociedad Argentina de Lingüística, Córdoba, 22-24 mai 2002.  (2000) « El significado en los modelos de acceso al léxico », VIII Congreso de la Sociedad Argentina de Lingüística, Université de Mar del Plata, 20-23 septembre 2000.  (2000) « Floating competence: Towards discursive dynamics within Anscombre & Ducrot’s Théorie de l'argumentation dans la langue », 7th International Conference of the International Pragmatics Association, Budapest, 9-14 juillet 2000. 117