Dossier scientifique déposé en vue de l’obtention de l’Habilitation à diriger des recherches
Volume II
Mémoire de synthèse de l’activité scientifique
Pour une extension du domaine de la sémantique
présenté par
Alfredo M. Lescano
Université Paris-Sorbonne
Paris 2021
Table des matières
Table des matières ...................................................................................................................... 2
Introduction ................................................................................................................................ 3
1. Problèmes descriptifs pour la sémantique argumentative et la polyphonie linguistique ....... 5
1.1. Théorie de l’argumentation dans la langue ..................................................................... 5
1.2. Théorie de la Polyphonie ................................................................................................. 9
1.3. Modification « graduelle » ............................................................................................ 11
1.4. Une grammaire argumentative de la phrase .................................................................. 13
Structure fonctionnelle ..................................................................................................... 14
Instructions polyphoniques .............................................................................................. 15
1.5. Bilan .............................................................................................................................. 19
2. L’énonciation dans la sémantique ........................................................................................ 21
2.1. La focalisation narrative ................................................................................................ 21
2.2. Approche interlocutive des tons .................................................................................... 23
2.3. Force rhétorique ............................................................................................................ 26
2.4. Personnagisation............................................................................................................ 35
2.5. Bilan .............................................................................................................................. 39
3. L’existence publique des entités sémantiques ...................................................................... 42
3.1. Des « concepts » ............................................................................................................ 44
3.2. L’espace conceptuel....................................................................................................... 48
3.3. Les représentations sociales .......................................................................................... 50
3.4. Le terrain commun ........................................................................................................ 54
3.5. Bilan .............................................................................................................................. 59
4. Les processus de structuration sémantique de la conflictualité sociale................................ 63
4.1. Formations discursives et espaces sémantiques ............................................................ 64
4.2. Programmes ................................................................................................................... 70
4.3. Actions ........................................................................................................................... 75
4.4. Corps ............................................................................................................................. 80
4.5. L’espace sémantique comme plan de projection ........................................................... 87
4.6. Bilan .............................................................................................................................. 97
5 Bilan et perspectives ............................................................................................................ 102
Bibliographie .......................................................................................................................... 109
Liste de publications............................................................................................................... 112
2
Introduction
Le fait sémantique est insaisissable, et cela à plusieurs titres. Tout d’abord, parce qu’à
partir du moment où l’on tente une définition, on prend immédiatement position à l’intérieur
de l’un des nombreux débats qui donnent sa forme à la sémantique. Comme toute pratique
scientifique, celles qui travaillent le fait sémantique sont inséparables d’un effort certain pour
augmenter la puissance descriptive d’un système conceptuel, d’une méthode d’analyse, de
manière explicite ou implicite, au détriment d’autres systèmes et d’autres méthodes. Soutenir
par exemple que le fait sémantique est la signification littérale des énoncés c’est, d’entrée de
jeu, dénier le droit de cité à la sémantique intégrée, qui refuse l’idée que toutes les
énonciations d’une même phrase véhiculent un contenu sémantique invariable. Et de la même
manière, admettre, avec la sémantique intégrée, que la signification des phrases est faite
d’instructions pour l’obtention du sens de l’énoncé, c’est contredire d’un seul coup toutes les
théories qui prennent la vériconditionnalité de la signification parmi leurs fondements. Ces
différences d’approche s’enchevêtrent à d’autres, tout aussi décisives, qui portent sur la
délimitation de la nature et des limites de la matière linguistique à laquelle on rattache la
description produite. On a ainsi postulé des sémantiques pour toutes les unités de la langue et
du discours, sémantiques qui, souvent, se nient les unes les autres : les sémantiques lexicales
ne supposent pas nécessaire de passer au niveau phrastique pour connaître la signification
linguistique qu’encode un lexème, les sémantiques de la phrase n’estiment pas obligatoire de
connaître la composition textuelle dont fait partie une combinaison syntaxique concrète pour
établir sa signification, et ainsi de suite. Postuler que le fait sémantique se rattache à tel objet
est donc, aussi, définir la position qu’on incarne à l’intérieur de ces discussions et de cette
manière dénier ou, le plus souvent, cacher le conflit de perspectives. En somme, le fait
sémantique est inséparable des tensions qui structurent le champ de la sémantique et en cela,
toute définition qui en fait l’économie n’est que partiale et partielle. Mais le fait sémantique
est insaisissable encore dans un autre sens – et c’est, probablement, ce qui le caractérise avant
toute autre considération. Essayer de saisir un fait sémantique, le nommer, le décrire, en
produire une représentation, ce n’est jamais s’emparer de ce fait que l’on aspire à saisir, mais
en produire un nouveau. Le fait à décrire peut être approché, délimité, mis en rapport avec
d’autres, mais ne peut pas être exhibé, reproduit dans toute son étendue. Le fait sémantique
3
relève de l’inaccessible, de sorte que si l’on devait établir ce qui est commun à toute approche
sémantique, peut-être faudrait-il dire qu’il s’agit de l’ambition d’observer des matérialités
langagières afin de décrire ce qui, tout en se rapportant d’une certaine manière à ces
matérialités, par sa propre nature, se dérobe. Avouons qu’il y a de quoi décourager l’esprit le
plus hardi.
Ce mémoire de synthèse rétablit, dans ses grandes lignes, mes tentatives de saisir le fait
sémantique, à travers des prises de position autorisant certains types d’analyses ayant pris
forme dans des ensembles conceptuels successivement postulés, modifiés, entièrement
reformulés ou intégrés dans une nouvelle perspective. Il a aussi fallu par le changement de
l’unité observée (morphème grammatical, mot, phrase, énoncé, situation, espace social…) et
par l’évolution des préoccupations, interpeller des théories, de courants, voire de systèmes
philosophiques parfois plus proches, parfois plus lointains du paradigme qui fournit le point
de départ de mes questionnements, qui est celui de la Théorie de l’argumentation dans la
langue (Anscombre & Ducrot 1983), en particulier dans la manière dont il se concrétise dans
la Théorie des blocs sémantiques (Carel 1992, 2011).
Ces théories m’ont attiré d’entrée de jeu par leur éclairage de la centralité du sens dans
la vie courante comme dans les enjeux publics (littéraires, philosophiques, politiques,
scientifiques), par leur volonté de formalisation rigoureuse d’un appareil descriptif et leur
capacité à produire une critique des sémantiques et des pragmatiques dominant le paysage
académique international. Je suis parti d’une volonté d’enrichissement de la sémantique
linguistique que proposait l’Argumentation dans la langue pour ensuite essayer d’étendre son
domaine d’application. Dans ce parcours jalonné de dialogues avec différentes disciplines, j’ai
traité d’objets qui vont de morphèmes grammaticaux à des conflits concernant des modes de
vie de groupes sociaux. Dans ce qui suit, seront reprises les différentes étapes de ce parcours
pour mettre en évidence les questionnements qui l’ont guidé, les affirmations qu’il a été
possible de produire, les nombreux dialogues avec d’autres approches qui lui ont donné sa
forme et les projets qui le sous-tendent.
4
1. Problèmes descriptifs pour la sémantique argumentative et la
polyphonie linguistique
Mes recherches commencent en 1998 lorsque, étudiant en licence à l’Universidad de
Buenos Aires, je suis invité par l’un de mes professeurs, Alejandro Raiter, à participer à
l’équipe qu’il dirigeait. Pour mon début dans les activités de cette équipe, on me donne un
exemplaire d’une revue qui venait de paraître, et qui allait être discutée dans la réunion
suivante. Il s’agissait d’un numéro thématique où différents auteurs exposaient l’état des
recherches en cours à l’intérieur de deux théories : la Théorie de l’argumentation dans la
langue et la Théorie de la polyphonie. C’est à croire que les parcours sont déterminés à des
instants décisifs, car il ne semble pas exagéré de dire que ma propre réflexion sur les
phénomènes langagiers prend naissance avec cette lecture.
1.1. Théorie de l’argumentation dans la langue
La valeur argumentative d’un énoncé ne dérive pas d’une valeur informative première,
la valeur sémantique de la phrase ne contient d’ailleurs aucune composante informative. Voilà
une version concentrée de la thèse centrale de la Théorie de l’Argumentation dans la langue
(initiée par les travaux d’Anscombre et de Ducrot dans les années 70), dans sa formulation la
plus radicale (présente dès l’article « Argumentativité et informativité » d’Anscombre et
Ducrot, 1986). Cette affirmation implique une bifurcation décisive : alors que la sémantique
s’était développée sur les bases de la logique, qui suppose que les unités sémantiques sont des
représentations d’états des choses dans le monde (ce qui n’était plus à défendre au moins
depuis le Tractatus de Wittgenstein), Anscombre et Ducrot soutiennent en étudiant la valeur
argumentative des énoncés, que la sémantique, telle qu’elle s’est construite jusque-là, n’est
capable d’apporter aucune explication valable aux phénomènes qui se présentent à ce type
d’analyse. Cette thèse ouvrait ainsi un nouveau champ d’observations, une nouvelle manière
de concevoir la signification des mots, le sens des énoncés, le fonctionnement de la langue et
de la parole. En créant son propre domaine d’application (la valeur argumentative des énoncés
et la manière dont elle est préfigurée dans la signification des mots) et surtout en prouvant son
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indépendance vis-à-vis de l’objet de la sémantique logique, comme de l’inadéquation
descriptive de cette dernière, l’Argumentation dans la langue brûlait ses navires : dès lors, elle
ne pouvait que se déployer en toute indépendance de la sémantique telle qu’elle se pratiquait
jusque-là – sauf pour mieux exposer ses torts – et ne pouvait qu’aboutir à la conclusion que le
langage est réfractaire à toute signification littérale, à toute transmission d’information, à
toute objectivité.
Il n’est pas étonnant que ce constat d’ordre général ait donné lieu à plusieurs théories
précisant la nature de la valeur argumentative des énoncés et des instructions argumentatives
encodées dans le lexique. La première de ces tentatives est la Théorie des Topoï (voir
notamment Anscombre 1984 ; Anscombre et Ducrot 1986 ; Ducrot 1988 ; Anscombre 1995a
et b). Pour cette théorie, parler c’est évoquer des garants dont on se sert pour rendre
acceptables – ou pour faire accepter – les conclusions que l’on vise, des principes
argumentatifs que l’on présente comme partagés par la communauté, des lieux communs : des
topoï. Un topos est structuré de deux propriétés reliées par un lien qui fait apparaître la
présence de la première comme amenant à conclure à la présence de la seconde. Avec une
précision, qui dérive du concept d’échelle argumentative précédemment élaboré par Ducrot
(1973) : les propriétés reliées par un topos sont graduelles. Un topos est ainsi de la forme
« plus un objet O a la propriété P, plus un objet O’ a la propriété Q », ou plus
schématiquement <plus P, plus Q>. L’énoncé Pierre a réussi parce qu’il avait bien travaillé
évoque le topos qui relie la propriété <Travailler> à la propriété <Réussir>, sous sa forme
<plus on travaille, plus on réussit>1. Un mot « plein » contient donc dans sa signification
linguistique un faisceau de topoï, qui est l’ensemble de topoï que l’emploi de ce mot habilite :
la signification du verbe travailler contient les topoï <plus on travaille, plus on réussit>, <plus
on travaille, plus on est fatigué>… Les mots « outils » (mais, même) encodent de leur côté des
instructions qui permettent de sélectionner des parcours topiques à l’intérieur d’un « champ
topique ».
La Théorie des topoï était pour moi sans commune mesure parmi les théories traitant
du sens. Sa capacité à intégrer dans la signification linguistique le pouvoir des mots pour
contraindre les suites possibles d’un énoncé, me semblait toucher à un mécanisme essentiel
qui interroge le rapport entre les déterminations sociales et le fonctionnement du système
linguistique, entre l’émission linguistique individuelle et la construction collective d’une
1
Techniquement, un schéma topique <Travail, Réussite> autorise, au moins d’un point de vue formel, quatre
formes topiques <+Travail, +Réussite>, <-Travail, -Réussite>, <+Travail, -Réussite>, <-Travail, +Réussite>. Voir
à ce propos Ducrot (1988).
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situation énonciative. Je trouvais néanmoins un problème : cette théorie négligeait
l’hétérogénéité dans la distribution des topoï. Contrairement à ce que laissent croire les
auteurs, disais-je, tout locuteur ne dispose pas à tout moment de l’ensemble des topoï relatifs à
une communauté langagière. Mes premiers travaux essayent donc d’établir un critère
permettant de nuancer la supposition d’une disponibilité homogène de topoï : je proposais que
le genre du discours était un facteur contraignant les topoï pouvant être mobilisés, aussi bien
dans la production que dans l’interprétation de discours (c’est le propos de L. 2003a et
2003c 2 ). J’ai tenté une – très modeste – expérimentation psycholinguistique de cette
hypothèse dans (L. 2000).
La lecture d’un article de Carel sur l’adverbe trop, qui est l’un des premiers textes où
Carel présente le concept de « bloc sémantique » (Carel 1995), m’a mis sur la voie que j’allais
suivre. Dès sa thèse de doctorat, Carel propose ce concept pour résoudre des incohérences
qu’elle constate entre la Théorie des topoï et la thèse centrale de l’Argumentation dans la
langue (Carel, 1992). À partir du tournant pris dans l’article « Argumentativité et
informativité » d’Anscombre et Ducrot, l’affirmation centrale de l’Argumentation dans la
langue est, on l’a vu, que la valeur argumentative des énoncés est indépendante d’une valeur
informative première. Or, signale Carel, la notion de « topos » est redevable du concept de
« propriété » : un topos est une relation entre deux propriétés, par exemple, <Travailler> et
<Réussir>. La dépendance du topos vis-à-vis des propriétés qu’il relie est particulièrement
observable dans la manière dont la Théorie des topoï envisage le rapport entre topoï
différents. Le topos <plus on travaille, plus on réussit> et <plus on travaille, plus on est
fatigué> relient la même propriété <Travailler>, l’un à la propriété <Réussite>, l’autre à la
propriété <Être fatigué>. C’est ce qui permet d’établir des champs topiques (cette vision des
topoï sera révisée ensuite dans Bruxelles, Ducrot & Raccah 1993). Il est nécessaire de savoir
ce qu’est <Travailler> en deçà de toute saisie par un topos, de toute mise en lien conclusif, de
toute argumentativité. De quelle nature est cette propriété ? La Théorie des topoï n’y a pas
accès. Elle se rend ainsi dépendante d’une théorie non argumentative des propriétés. Et
contredit ainsi la thèse centrale de l’Argumentation dans la langue.
Pour résoudre cette contradiction, tout en restant dans le cadre que définit
l’Argumentation dans la langue, Carel propose que la signification des termes de la langue et
le sens des énoncés ont affaire non pas à des paires de propriétés reliées mais à des entités
atomiques, indécomposables, des « blocs sémantiques ». Un bloc sémantique ne comporte
2
Les références dont je suis le seul auteur seront marquées par mon initiale suivie de l’année de publication.
7
aucune composante interne. Il existe d’une part le bloc du travail-qui-mène-à-la-réussite et
d’autre part le bloc du travail-qui-fatigue, mais ces blocs ne partagent aucun élément. Les
énoncés contiennent, dans leur sens, des blocs, ou plus précisément, une saisie spécifique d’un
bloc, dite « aspect argumentatif » (Carel, 1998a et b). L’énoncé Pierre a réussi parce qu’il
avait bien travaillé exprime un aspect du bloc du travail-qui-mène-à-la-réussite et l’énoncé
Jean a bien travaillé et pourtant il a échoué exprime un autre aspect du même bloc. Le
premier aspect est tel qu’il admet des paraphrases contenant des conjonctions du type de donc,
si conditionnel ou encore parce que. Carel appelle ce type d’aspects « normatifs ». Le second
type est celui des aspects qui peuvent être paraphrasés par des enchaînements qui comportent
des éléments comme pourtant, même si ou bien que ; ce sont les aspects « transgressifs ». On
désigne un aspect en spécifiant des mots qui permettent de le concrétiser en discours, et en
indiquant le « type » d’aspect par un symbole : DC (rappelant donc) pour les aspects
normatifs et PT (pour pourtant) pour les transgressifs. Ainsi, on peut défendre l’idée que le
verbe travailler comporte dans sa signification les aspects TRAVAILLER DC RÉUSSIR et
TRAVAILLER PT NEG RÉUSSIR, où NEG n’indique pas la négation syntaxique mais
l’inversion argumentative de l’élément sur lequel il porte.
La Théorie des blocs sémantiques (désormais, TBS) faisait siens les acquis de
l’Argumentation dans la langue en apportant des réponses aux problèmes épistémologiques
qu’elle avait rencontrés et dessinait une voie pour des analyses robustes. Les propositions de
Carel établissaient, par leur côté formalisant et leur méthode minutieuse d’observation
d’énoncés singuliers, la possibilité d’une sémantique linguistique intégrale. Se préoccupant
moins des mécanismes d’imposition intersubjective des principes argumentatifs que de la
structure du sens et des modalités linguistiques de sa construction, la TBS fournissait
également un terrain propice au traitement renouvelé des problèmes abordés par d’autres
paradigmes théoriques en sémantique linguistique.
Un élément m’intriguait particulièrement dans le passage de la Théorie des topoï à la
TBS : la disparition de la gradualité. La Théorie des topoï faisait de la gradualité la pierre de
touche de la sémantique, au point que l’on peut croire être face à une sémantique bien plus
graduelle qu’argumentative (ce qu’elle n’est que par un coup de force rhétorique, puisqu’il y
reste peu de chose de ce qu’à l’extérieur de cette théorie on appelle « argumentation »). La
TBS, en principe, ne donne à la gradualité aucune place. Dans la Théorie des topoï, la
gradualité est une dimension intrinsèque de la signification linguistique (ce qui me semblait
un argument décisif contre les sémantiques logicistes). La Théorie des blocs sémantiques
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devait, c’était mon avis, s’emparer de ce sujet. Il fallait réinterpréter les concepts
d’orientation et de force argumentative, retravailler l’idée d’échelle, définir les rapports
graduels possibles entre des énoncés, disposer d’une vision d’ensemble de la fonction
sémantique des modificateurs graduels. J’ai essayé de poser les bases d’une telle entreprise
dans L. (2004).
L’article cité de Carel sur trop affirmait cependant en filigrane que la gradualité est un
phénomène discursif dont la structure sémantique restait à déterminer. J’ai pris cette direction
dans les travaux issus de mon DEA. Mais avant de présenter les résultats auxquels je suis
parvenu en suivant cette ligne, il est nécessaire d’introduire mes recherches simultanées sur la
dimension polyphonique du sens, qui ont eu beaucoup d’importance dans mes travaux
ultérieurs.
1.2. Théorie de la Polyphonie
Parallèlement à mes travaux sur la réinterprétation de la gradualité dans le cadre de la
TBS, j’abordais des problèmes que je rencontrais dans la Théorie de la polyphonie.
L’Argumentation dans la langue et la Théorie de la polyphonie sont des approches cohérentes
et faites pour fonctionner ensemble, mais elles ne commencent vraiment à dialoguer entre
elles qu’à partir de Carel et Ducrot (2006). On peut dire, sommairement, que l’Argumentation
dans la langue s’occupe de la nature des entités qui structurent le propos de l’énoncé, alors
que la Théorie de la polyphonie conceptualise la manière dont l’énoncé construit le rapport
entre ces entités, comme la manière dont l’énoncé construit sa propre apparition. Nous aurons
l’occasion de le montrer, beaucoup de nos recherches visent précisément à intégrer les
concepts et phénomènes relatifs et à l’argumentation et à la polyphonie linguistiques.
La Théorie de la polyphonie est une théorie paradoxale – et c’est, à mon avis, une
mauvaise interprétation de ce paradoxe qui nourrit les sévères critiques que les analystes du
discours lui adressent sans relâche depuis ses débuts. Elle se donne pour objet
l’enchevêtrement de subjectivités qui structure le fait énonciatif tout en promouvant une
dissociation stricte entre le sens d’un énoncé et l’existence de son auteur matériel. Pour la
Théorie de la polyphonie, la description des subjectivités énonciatives doit s’émanciper des
êtres psychologiques qui supportent l’activité langagière. Les êtres ayant des propriétés
physiques, cognitives, sociales relèvent d’un ordre sur lequel la linguistique n’a aucune prise.
Et dans tous les cas, ce qui compte à l’heure de décrire l’événement de l’apparition d’un
9
énoncé, c’est la manière dont l’énoncé lui-même le construit. Si l’énoncé a un responsable
dont la linguistique ait quelque chose à dire, c’est dans la mesure où l’énoncé lui-même le
produit et le montre. Un énoncé peut se construire un locuteur, et la linguistique doit pouvoir
établir de quelle manière un énoncé produit cette image d’un auteur, mais non pas le type de
rapport entre l’énoncé et les êtres qui parlent : ceux-ci appartiennent à une dimension
indépendante. Face à des théories de l’énonciation qui font du sujet parlant l’actualisateur
d’un système virtuel, et de l’énonciation une somme de paramètres de contextualisation, face
à une analyse du discours qui traite de la subjectivité linguistique à l’aide de la théorie
psychanalytique, la Théorie de la Polyphonie répond : nous ne pouvons même pas faire
l’hypothèse qu’un énoncé a un auteur. Bien entendu, si énoncé il y a, c’est qu’une parole a été
proférée. Mais une fois cette parole parue, ce n’est qu’elle qu’il faut interroger pour établir les
caractéristiques sémantiques de son émergence.
Cependant, le moment proprement polyphonique est celui du postulat que l’énoncé
porte en soi une hétérogénéité subjective qui lui est intrinsèque. Non seulement l’énoncé
produit de lui-même l’émergence d’une subjectivité responsable, celle du locuteur, mais en
plus, ce locuteur n’est pas censé exprimer directement ses propres jugements. Le rôle du
locuteur – de ce locuteur que l’énoncé construit de toutes pièces – est de montrer d’autres
subjectivités, d’un autre type, des subjectivités qui ne parlent pas mais qui ont des attitudes
envers des points de vue déterminés. Étant donné que, lors de ses premières formulations,
Ducrot attribue à ces subjectivités le rôle de supporter les actes illocutoires, il les nomme
énonciateurs. Même si par la suite il devient clair que les énonciateurs n’ont pas la capacité
d’énoncer, ils garderont cette dénomination. Un énonciateur est en effet une subjectivité
abstraite, sorte de pur support d’une attitude envers un point de vue, subjectivité avec laquelle
le locuteur peut se montrer d’accord ou non. Sans doute, le cas exemplaire le plus frappant le
fournit le type de négation que Ducrot (1984) qualifie de polémique. En appliquant les
propositions de Ducrot, on peut dire que le titre de journal Ankara n’a toujours pas annoncé
la date de retrait de ses troupes (j’emprunte l’exemple à Moeschler, 1992) montre un locuteur
mettant en scène un énonciateur ayant une attitude positive à propos du point de vue d’après
lequel Ankara a déjà annoncé le retrait de ses troupes, énonciateur dont le locuteur se dissocie,
et un autre énonciateur, auquel le locuteur s’assimile, ayant une attitude négative vis-à-vis de
ce même point de vue.
Lors d’une série de travaux menés à Buenos Aires avant mon DEA, au début des années
2000, j’ai tenté de montrer que l’idée qu’un locuteur met en scène des énonciateurs était
10
insuffisante pour expliquer le feuilletage des subjectivités que mettent en place par exemple
les journaux d’information. Si on peut identifier la ligne politique d’un journal, me disais-je,
c’est que le journal lui-même apparaît comme une voix responsable du dire, même lorsque les
articles sont signés de leur auteur. Un supra-locuteur commun à tous les articles d’un journal
devait être admis, en plus du locuteur de chaque article (L. 2003b).
1.3. Modification « graduelle »
Grâce à une bourse octroyée par les États argentin et français, j’ai pu effectuer un
Diplôme d’études approfondies à l’EHESS, sous la direction de Marion Carel (2003-2004).
J’aspirais à établir la conceptualisation générale de la gradualité dont, selon mon opinion, la
TBS avait besoin. Submergé par la multiplicité de cas qu’il me fallait traiter, j’ai dû me
rabattre sur la modification par très des adjectifs épithètes. Il fallait montrer le rôle spécifique
de très dans une sémantique strictement argumentative et ne faisant appel à aucun moment à
l’idée d’information. Il s’ensuivait un rejet de l’idée de gradualité elle-même. Mais la
classification « traditionnelle » des adjectifs se voyait également affectée par cette disparition
de la gradualité : les études sémantiques des adjectifs classent en général les éléments de cette
catégorie selon qu’ils acceptent ou non une modification graduelle (l’un des tests le plus
utilisés étant, précisément, la capacité d’un adjectif à être modifié par très). Ces deux classes
peuvent être identifiées par des propriétés morphologiques et par d’autres propriétés
sémantiques (les adjectifs appartenant à la seconde classe dénoteraient une sorte de relation) :
il s’agit des adjectifs dits « qualificatifs » (modifiables par très) et « relationnels » (d’origine
dénominale, dénotant une sorte de relation et n’admettant pas la modification par très).
L’existence d’une classe d’adjectifs relationnels admettant la modification graduelle, et en
particulier, la modification par très, pose un problème classique. La plupart des auteurs
supposent que la modification par très d’un adjectif relationnel, comme français, déclenche
une lecture qualificative de cet adjectif. Autrement dit, certains adjectifs admettent deux
lectures, l’une relationnelle, l’autre qualificative, cette dernière apparaissant notamment en
cas de modification graduelle3.
J’ai voulu montrer d’abord que très a une fonction de centrage sémantique, qui n’a rien
à voir avec une modification graduelle, et ensuite que les adjectifs « à deux lectures » ne
contiennent pas deux significations de nature différente. Très est un opérateur qui sélectionne
3
Ces questions sont traitées principalement dans Arrivé et al. (1986), Bartning (1980), Berrendonner (1995),
Dubois et al. (1994), Noailly (1999), Tamba (1980).
11
le centre sémantique de la structure syntaxique que forment le nom et son modificateur
épithète (structure que j’appelais « épithétisation »). Une épithétisation (structure syntaxique)
peut avoir deux structures sémantiques : elle peut être centrée sur le nom (auquel cas le sens
de l’épithétisation est fourni essentiellement par le nom), ou bien sur l’adjectif (si le sens de
toute la structure syntaxique provient essentiellement de l’adjectif).
Par ailleurs, pour comprendre le rôle que j’assignais à très, il est nécessaire de préciser
que les mots, pour Carel, peuvent avoir des fonctions différentes dans la constitution du sens
de l’énoncé. La partie du sens de l’énoncé dont s’occupe la TBS est faite de « contenus
argumentatifs ». Chaque contenu est fait de deux éléments : un aspect argumentatif et un
enchaînement argumentatif. L’aspect argumentatif est ce qui donne la portée la plus générale à
l’énoncé, ce qui permet de relier des énoncés différents entre eux par leur familiarité
sémantique ; l’enchaînement concrétise cet aspect en ajoutant ce que l’énoncé a de plus
spécifique. Ainsi, l’énoncé Pierre a eu de la chance : il a réussi son bac alors qu’il n’avait
pas travaillé du tout véhicule, entre autres, un contenu argumentatif constitué d’un aspect
argumentatif NEG TRAVAILLER PT RÉUSSIR et d’un enchaînement argumentatif comme
Pierre n’avait pas travaillé et pourtant il a réussi son bac.
Lorsqu’un élément de l’énoncé fournit la structure d’un des aspects que l’énoncé
exprime, Carel l’appelle terme « constitutif » ; lorsque l’élément décide de la forme de
l’enchaînement que l’énoncé évoque, sans participer pour autant à déterminer l’aspect
argumentatif, le terme sera dit « évocateur ». Cette dichotomie n’épuise pas l’ensemble des
fonctions sémantiques des termes d’un énoncé mais elle suffit pour comprendre la substance
de mes hypothèses sur très : très véhicule l’instruction de faire de l’adjectif un terme
constitutif, fournissant la structure de l’aspect argumentatif que l’énoncé exprime. Par
exemple, l’épithétisation couteau très aiguisé véhicule un aspect AIGUISÉ DC DANGER,
alors que couteau tranchant exprime un aspect qui provient du nom : COUTEAU DC
COUPE. D’où que l’on puisse dire à un invité qui ne parvient pas à couper sa viande :
attends, je vais te donner un couteau aiguisé, mais qu’un énoncé attends, je vais te donner un
couteau très aiguisé apparaîtrait dans ce contexte comme étrangement formulé, alors qu’on
pourrait dire avec naturel Les enfants, faites attention à ce couteau très aiguisé ! Cette
hypothèse allait à l’encontre de la description que donne de très la sémantique d’inspiration
logique qui considère que la présence de cet adverbe augmente la « quantité »
12
(contextuellement établie) de la propriété dénotée par l’adjectif et détenue par l’objet que
nomme le substantif4. Les principaux résultats de ces recherches sont publiés dans L. (2005).
1.4. Une grammaire argumentative de la phrase
J’ai conçu ma thèse de doctorat (Pour une grammaire argumentative de la phrase. Le
cas de l’article défini et indéfini en français et en espagnol, soutenue en octobre 2008 à
l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Jacques Jayez) comme une
généralisation des affirmations que je développais dans mon DEA. S’il y avait des termes de
la langue dont la fonction est de déterminer la structure sémantique de l’énoncé, il était
possible de construire une grammaire strictement argumentative, c’est-à-dire le système des
contraintes que les composantes morphosyntaxiques de la phrase imposent au sens
argumentativo-polyphonique d’un énoncé. J’ai choisi de travailler sur les déterminants définis
et indéfinis car ils me permettaient de mesurer la capacité de l’approche argumentative à être
confrontée aux problèmes fondamentaux des sémantiques référentielles et logicistes.
En effet, la question de la référence des groupes nominaux comportant un déterminant
défini ou indéfini est, depuis la naissance de la sémantique logique moderne (Frege-Russell),
l’un des sujets les plus examinés, les plus problématiques pour ce domaine d’étude. Le champ
de ces recherches a donné naissance aux problèmes les plus classiques : les présuppositions
d’existence et d’unicité liées aux groupes nominaux définis, l’opposition entre spécificité vs.
généricité, la question du contexte opaque, la différence entre lecture attributive vs.
référentielle des groupes nominaux, la lecture existentielle et partitive des indéfinis, le
contraste entre les prédicats thétiques et les prédicats catégoriques, les chaînes référentielles…
S’occuper des articles définis et indéfinis était l’occasion de revenir sur ces sujets avec un
point de vue nouveau.
Le but général de ma thèse était de produire une description des propriétés sémantiques
des articles définis et indéfinis en français et en espagnol de sorte à rendre valide l’hypothèse
que la structure du sens argumentatif et polyphonique d’un énoncé est décidée par ce que
j’appelais la « structure fonctionnelle de la phrase », c’est-à-dire la distribution des rôles
sémantiques de ses éléments. Le rôle sémantique d’un élément linguistique c’était, pour moi,
comme pour Carel, son rôle dans l’expression d’un aspect ou dans l’évocation d’un
4
Voir pour cette approche notamment Kennedy (2003).
13
enchaînement, mais aussi dans la détermination des paramètres énonciatifs. Autrement dit, je
me proposais de construire une sémantique linguistique qui intègre dans un même niveau
d’analyse, dans une même couche du sens, la dimension argumentative (traitée par la TBS) et
la dimension énonciative (d’après le traitement qu’en fait la Théorie de la Polyphonie). À
défaut de trouver un terme nouveau désignant cette imbrication (sémantique « polyphonicoargumentative » ?) je parlais de sémantique « argumentative au sens large ».
L’objectif descriptif de ma thèse était de caractériser la fonction des articles le et un du
français et el / lo, un, en espagnol, dans la détermination du sens de l’énoncé, donc leur place
dans la structure fonctionnelle, démontrant la viabilité d’une grammaire argumentative au
sens large. Ces deux objectifs étaient guidés par une tâche polémique : démonter un à un les
problèmes des sémantiques logicistes à travers leur réexamen minutieux. Ces problèmes ayant
toujours pour origine la détermination des conditions de vérité de la phrase ou la
détermination de la référence des groupes nominaux, il fallait les observer avec le prisme
d’une théorie excluant la vériconditionnalité et la référence.
Pour ce faire, il me semblait néanmoins nécessaire, à tort ou à raison, de faire une
concession : afin de mieux discuter de la capacité à déduire l’indépendance des problèmes
argumentatifs vis-à-vis de ceux qui touchent à la construction de la référence, il fallait
accepter que les sémantiques logicistes s’occupent d’un objet qui leur revient de droit, d’une
couche du sens linguistique qui est celle où se décide la référence dans le monde des
émissions linguistiques, où s’établissent les représentations des états de choses qui peuvent
être vraies ou fausses, et que cette couche s’accompagne d’une autre, parallèle et
indépendante, qui est celle où la langue et la parole produisent le sens argumentatif. Je me
situais donc d’emblée dans une conception hétérogène du sens linguistique. Les résultats de
ma thèse montrent que si on accepte que le sens d’un énoncé s’articule effectivement en deux
couches, l’indépendance réciproque de ces deux couches est absolue, et que la couche
argumentative permet de trouver des réponses simples aux problèmes classiques des
sémantiques logicistes, en particulier en ce qui concerne le rôle des GN définis et indéfinis
dans les chaînes référentielles.
Structure fonctionnelle
Les instructions sémantiques que véhiculent les articles et qui sont relatives à la
sémantique argumentative au sens « étroit », c’est-à-dire celle qui peut être manipulée à l’aide
14
de la TBS, peuvent être conceptualisées à l’aide de l’opposition entre termes « constitutifs » et
« évocateurs » que l’on a présentée plus haut. Mon hypothèse générale était que l’article
indéfini détermine la fonction constitutive pour le nom qu’il précède et que les noms précédés
de l’article défini admettent les deux fonctions, celle de terme constitutif et d’évocateur. Les
énoncés suivants illustrent cette idée.
(1)
(2)
(3)
Une tempête a fait quatorze morts en Europe du Nord.
Contenu argumentatif : [tempête DC dégâts ; il y a eu quatorze morts en Europe du Nord à cause d’une tempête]
Le vainqueur d’Austerlitz est mort en exil.
Contenu argumentatif : [vainqueur PT mort en exil ; Napoléon a été le vainqueur d’Austerlitz et pourtant il est mort en exile]
L’homme était très chargé. Il partait en voyage.
Contenu argumentatif : [partir en voyage DC être chargé ; l’homme partait
en voyage donc il était chargé]
L’énoncé (1) exprime un aspect qui est partiellement déterminé par le nom tempête, qui
est donc « constitutif ». Cette détermination est partielle, parce que l’aspect est aussi en partie
déterminé par le groupe verbal. L’aspect qu’exprime l’énoncé (2) est construit par une
connexion entre le groupe sujet et le groupe verbal. Le nom vainqueur, participant de la
construction de l’aspect, est « constitutif ». L’énoncé (3) exprime un aspect issu d’une
connexion entre les groupes verbaux des deux énoncés de la séquence. Le groupe sujet de (3)
participe néanmoins à la construction du sens de l’énoncé, mais seulement dans la
spécification de la forme de l’enchaînement que l’énoncé évoque.
On peut facilement voir qu’il fallait, d’une part, distinguer les groupes nominaux
indéfinis des définis à terme constitutif, et d’autre part, établir dans quelles circonstances un
GN défini peut détenir une fonction constitutive ou une fonction d’évocateur. C’est pour faire
face à ces difficultés descriptives que j’ai introduit les catégories énonciatives de la Théorie de
la polyphonie.
Instructions polyphoniques
Pour le formuler sans technicismes, mon intuition initiale était que l’article indéfini
apporte au contenu argumentatif, notamment lorsque le groupe nominal est en position sujet,
un type de subjectivité particulière qui n’est pas celle de l’expression d’une opinion, ou bien
un type d’objectivé qui n’est pas exempte d’une certaine saisie. Ces intuitions étaient proches
de celles qui guidaient des travaux issus d’autres paradigmes. Ainsi pour Furukawa (2006), les
15
énoncés à groupe sujet indéfini (non génériques, donc cela ne s'appliquerait pas à Un
célibataire est un homme non marié) se caractérisent par le fait d'exiger un « point d’ancrage
» constitué par un « lieu de perception directe ». Si on énonce Un enfant joue dans la cour,
l’énoncé construit, selon Furukawa, un locuteur qui perçoit la situation dont il parle. Rabatel
(2001) fait également appel à une certaine idée de la perception pour caractériser des
constructions syntaxiques des structures présentatives c’est … et il y a. Ses remarques ont été
déterminantes non seulement pour ma thèse de doctorat mais pour de nombreuses recherches
que j’ai menées par la suite sur la polyphonie linguistique. Rabatel soutient que ces structures
sont liées à l’apparition de ce qu’il appelle un « foyer de point de vue » qui est son
interprétation du concept d’« énonciateur » de la Théorie de la Polyphonie. Ces deux
expressions (c’est et il y a) ont attiré mon attention car dans leurs usages canoniques elles sont
suivies par un article indéfini. Selon Rabatel, les présentatifs font porter le contenu qu’ils
introduisent par un « centre de perspective » subjectif, support d’une activité cognitive où se
confondent perception, pensée et parole intérieure. L’interprétation sous un prisme réaliste de
la Théorie de la polyphonie que propose Rabatel (en se demandant « qui pense ? », « qui
voit ? », ou encore « qui est le sujet à qui ses mots appartiennent ? ») était habilitée par
certaines définitions de Ducrot (en particulier celles du chapitre 8 de Le dire et le dit). Les
auteurs de la Théorie Scandinave de la Polyphonie (SCAPOLINE)
5
adoptent des
interprétations similaires, notamment en faisant de l’énonciateur la « source » d’un point de
vue. Mon interprétation de la théorie était tout autre.
Rappelons que d’après Ducrot (1984), le locuteur met en scène (ce qui est en réalité un
raccourci pour « le locuteur est montré comme mettant en scène ») un énonciateur ayant une
certaine attitude vis-à-vis d’un « point de vue ». Un « point de vue » est la possibilité d’une
certaine parole plutôt qu’une parole précise. L’analyse de ce que Ducrot appelle « point de
vue » en tant que contenu argumentatif, pouvant lui aussi être défini comme la possibilité
d’une certaine parole, était pour moi d’une évidence manifeste. Mais la notion
d’« énonciateur » était ambiguë. Parfois personnage portant une pensée (dans l’analyse que
Ducrot propose d’un fragment de Britannicus, Albine est l’énonciateur – ridiculisé – du point
de vue selon lequel Néron est conduit par la vertu lorsqu’Agrippine dit et ce même Néron, que
la vertu conduit, fait enlever Junie au milieu de la nuit), parfois le support d’une perception
(dans l’analyse de Ducrot de l’incipit de L’éducation sentimentale, Frédéric Moreau est
l’énonciateur qui porte le point de vue posé par les deux berges [de la Seine] filèrent comme
5
Nølke, Flottum, Norén, 2004.
16
deux larges rubans que l’on déroule parce qu’il est situé à l’arrière du bateau qui quitte Paris
et donc perçoit effectivement la Seine se dérouler, d’autant plus que la vue de l’aval est
bouchée par l’île de Saint-Louis et l’île de la Cité, les quais ont donc l’air de s’allonger à
mesure que le bateau s’éloigne des îles), parfois subjectivité abstraite (une simple voix
absente qu’on évoque lorsqu’on dit il paraît que…)6.
Pour garder une cohérence avec une sémantique dépourvue de l’idée de référence et
dont l’objet reste la capacité des discours à contraindre les suites discursives, il fallait éviter
les interprétations réalistes et revenir plutôt à la formulation que Ducrot en donne dans le
chapitre 7 de Le dire et le dit où la notion d’énonciateur permet de caractériser une certaine
force du propos plutôt qu’une origine ou l’identité de celui qui détient un point de vue. Cette
lecture apparaissait d’une manière assez similaire dans la proposition de Berrendonner (1981)
d’un énonciateur qu’il nomme le « Fantôme de la Vérité ». Berrendonner soutient en effet que
certains énoncés, par exemple, lorsqu’on énonce une formule mathématique ou un fait
historique, semblent faire parler « la réalité ». Dans mon interprétation de la Théorie de la
polyphonie, et en cela mes études convergeaient avec celles de Carel (2008), les énoncés
associent des contenus argumentatifs à des « personnes énonciatives » qui confèrent des effets
rhétoriques spécifiques à l’énoncé. Un énoncé comme Napoléon fut sacré empereur en 1804
montre le point de vue d’une « personne énonciative » qui confère à l’énoncé une allure
d’irréfutabilité : j’appelais cette « personne », avec Carel, le Monde. Le Monde s’oppose
ostensiblement à une autre « personne », ouvertement subjective, celle que l’on trouve dans
des énoncés qui présentent une certaine partialité, un parti pris, comme lorsqu’on dit à mon
avis, P : dans ces cas le contenu apparaît comme élaboré dans la prise de parole elle-même.
Le contenu est associé dans ces cas à la « personne » Locuteur. Dans la vision de la
polyphonie linguistique que je développais à cette époque, un énonciateur ne peut qu’être une
« personne énonciative » et jamais une personne au sens ordinaire du terme.
Je me suis servi d’une formulation de Carel, qui appelait à voir dans les énonciateurs
moins des individus identifiables qu’un certain « ton », c’est-à-dire une certaine manière de
présenter les contenus sémantiques, pour faire de ce terme le nom d’un concept : j’ai appelé
« tons » l’ensemble d’effets que produit l’association d’un contenu argumentatif à une
« personne énonciative ».
Une fois fixée cette conception des énonciateurs, j’étais encore loin d’avoir un résultat
pour le problème des énoncés à groupe sujet indéfini. Ni le ton du Monde ni le ton du
6
Les trois exemples sont présentés dans Ducrot (1984).
17
Locuteur ne permettent de trouver une caractérisation satisfaisante de la modalité énonciative
propre à ces énoncés. D’un côté, le ton de Monde fait émerger la problématique de la
construction discursive de l’objectivité, ce qui le rapproche des affirmations de Benveniste sur
« l’histoire », comme de ce que Ducrot postule autour du présupposé et de ce qu’en
linguistique énonciative on connaît comme les modalités de « l’effacement » des traces de
l’activité énonciative (Rabatel 2004, Vion 2001). Il est donc réfractaire à toute idée de saisie
subjective que ces énoncés semblent véhiculer. De l’autre côté, le ton de Locuteur, relève du
domaine de l’expression de la subjectivité, du concept benvenistien de « discours », des
moyens de manifestation dans l’énoncé de l’activité énonciative en train de se construire. Or
celui qui dit Un enfant joue dans la cour semble plutôt tourné vers un extérieur, que sa parole
essaie de restituer. La modalité propre aux énoncés à sujet indéfini semblait ainsi recouvrir à
la fois l’idée intuitive d’objectivité et de subjectivité, sans pour autant tomber sous l’une ou
l’autre de ces deux catégories binaires. J’ai repris la clef de lecture fournie par Rabatel (2001),
qui considère que les tournures présentatives expriment un « point de vue » (PDV). Un PDV
est l’expression linguistique (marquée ou non) de la perception et les pensées d’un
focalisateur/énonciateur dans des phrases narratives. Si Rabatel associe à l’énonciateur la
capacité d’être focalisateur, c’est parce que pour cet auteur le PDV est une perception portée
par une subjectivité, phénomène qu’il caractérise en reprenant l’idée de focalisation de
Genette (1972). À quelques adaptations épistémologiques près (ma sémantique n’admet ni
sujets de conscience, ni perceptions, ni pensées), cette idée m’est apparue tout de suite comme
généralisable : l’article indéfini, utilisé dans certaines structures syntaxiques, comporte
l’instruction énonciative de faire apparaître le contenu à la fois comme doué d’une certaine
objectivité, car il ne s’agit pas de présenter des vues de l’esprit mais des « faits », et d’une
certaine subjectivité, car ces faits sont présentés comme perçus, comme vécus. Je me suis vite
aperçu que ces constats qui partaient des observations liées à certaines structures syntaxiques
précises portaient en réalité sur une modalité énonciative dont ces structures ne sont que
quelques-unes des marques.
À l’instar de Rabatel, j’ai pris comme point de départ la narratologie de Genette. En
effet, dans ses études de la perspective narrative, Genette (1972) soutient que dans certains
cas, les événements nous parviennent à travers un regard qu’on ne peut associer ni au
narrateur ni à aucun des personnages du roman, un « témoin impersonnel et flottant ». L’un de
ses exemples est l’énoncé Le tintement contre la glace sembla donner à Bond une brusque
inspiration, où le verbe sembler met le lecteur face à l’inspiration soudaine de Bond en tant
18
que perception de quelque subjectivité sans qu’on puisse dire « qui » porte cette perception.
Mais cette idée de « perception » il faut la détacher des perceptions que peuvent capter les
cinq « sens ». Il s’agit d’une sorte de perception bien plus abstraite. Si on dit Il y a un risque
révolutionnaire en France (déclarations de Dominique de Villepin en 2009), le contenu
déterminé par « risque révolutionnaire en France » est présenté comme « vécu ». Cette
« perception » (des sens, de l’esprit) n’est pas nécessairement celle du locuteur, ni celle de
quelqu’un en particulier : ce n’est même pas en réalité une perception, mais plutôt une
certaine manière de mettre en discours un contenu sémantique qui aspire par certains aspects à
une certaine objectivité et par d’autres à une certaine subjectivité. Ce sont ces traits, et encore
d’autres, que j’ai réunis dans ce que j’ai appelé dans ma thèse le « ton de Témoin ». L’énoncé
Un enfant joue dans la cour dit comme réponse, par exemple, à C’est quoi ce bruit ? présente
un contenu [enfant jouant DC bruit ; un enfant joue dans la cour, et donc il y a du bruit] sur le
ton de Témoin.
De manière synthétique, les résultats descriptifs auxquels je suis parvenu sont les
suivants :
•
L’article défini véhicule une instruction mixte qui déclenche l’association du
contenu à la voix du MONDE lorsque le GN est en fonction de terme constitutif.
•
Les articles défini (LE (fr.), EL (esp.)) et indéfini (UN (fr./esp.)) véhiculent les
mêmes instructions en français et en espagnol :
•
L’article indéfini interdit au GN la fonction d’évocateur sélecteur, et n’autorise
que les énonciateurs TÉMOIN et LOCUTEUR pour le contenu posé.
•
L’article défini autorise au GN la fonction d’évocateur, et impose la voix du
MONDE lorsque le GN est en fonction de terme constitutif.
Ces instructions agissent au niveau de la signification de la phrase, et c’est dans leur
interaction avec les instructions véhiculées par d’autres éléments qu’elles parviennent à
configurer la structure fonctionnelle de l’énoncé ou à attribuer une valeur aux paramètres
polyphoniques.
1.5. Bilan
Au-delà du but d’enrichir le lexikon imaginaire où se cumulent toutes les descriptions
produites par une sémantique linguistique, ces travaux cherchaient à approfondir et à
développer le regard porté par la sémantique argumentative (j’essayais en même temps de
résoudre ce que j’entendais être des problèmes de cette approche, comme les questions de la
19
disponibilité des topoï et de la gradualité pour la TBS) et par la Théorie de la polyphonie qui,
dès le départ, m’est apparue comme inséparable de l’Argumentation dans la langue. Les
analyses de cette première époque ont aussi l’objectif de montrer que les problèmes que les
sémantiques d’inspiration logiciste essaient de résoudre dérivent de l’inadéquation de leurs
hypothèses. Les principaux résultats de cette première période sont probablement
l’affirmation de la nécessité d’une grammaire argumentative de la phrase et ma reformulation
des idées de Ducrot (1984) sur ces « voix » que le locuteur laisse entendre, les
« énonciateurs ». La suite immédiate de mon travail est guidée par la volonté de préciser les
concepts de la polyphonie telle que je commençais à l’envisager, d’en étendre le domaine
d’application et d’en tirer toutes les conséquences.
20
2. L’énonciation dans la sémantique
À la suite de ma thèse de doctorat, il fallait mettre à l’épreuve l’idée d’une grammaire
argumentative. J’ai mené cette tâche sur deux fronts. D’une part, par l’étude d’éléments de
langue : marqueur « la » en inuit (Lavie, Bottineau, Lescano, Mahieu, 2010) ; la distinction
« ser » / « estar » en espagnol (L., 2009a) ; des temps verbaux (L., 2012b), des adverbes de
temps (L., 2012a) en français. D’autre part, en mettant en œuvre cette approche et ses résultats
partiels dans l’étude linguistique de textes littéraires (L., 2012a) et philosophiques 7 . Ces
études ont surtout été l’occasion d’approfondir et de préciser l’approche polyphonique que
j’avais commencé à développer.
2.1. La focalisation narrative
L’exploration de la capacité descriptive du « ton du Témoin » fournissait l’un des fils
conducteurs de ce cheminement. Outre certains emplois des articles indéfinis, le ton du
Témoin permet de caractériser notamment la dimension énonciative des verbes de perception
en emploi modal, de l’adverbe maintenant et de l’imparfait dans un contexte narratif. Mais audelà de la description d’éléments de langue, le ton du Témoin permet d’apporter une réponse
possible à une question que des polyphonistes comme Nølke, Olsen ou Rabatel se posent de
manière plus ou moins explicite : quel rapport entre linguistique et narratologie, ou plus
précisément, quels sont les déterminations linguistiques des phénomènes de perspective
narrative identifiés par Genette (1972) ? Quels sont les éléments linguistiques qui déterminent
que le point de vue que l’énoncé exprime soit ou non identifié au locuteur, à un sujet de
conscience abstrait, à un personnage du récit, ou bien que ce qui est dit apparaisse comme le
« point de vue » de quelque subjectivité (Nølke et Olsen 2002 ; Olsen 2002 ; Rabatel 1998) ?
On sait que, dans son examen de ce domaine de la perspective narrative qu’il appelle le
mode, Genette distingue la focalisation interne de la focalisation externe. Il y a focalisation
interne si le récit adopte le point de vue du héros, comme dans le style indirect libre, dispositif
dans lequel le récit parvient à travers le « filtre perceptif » du personnage. Ce personnage sera
7
Ma conférence faite auprès de la Chaire de Linguistique française de l’Université de Neuchâtel (2014) portait
sur l’analyse polyphonique des Jeux de l’amour et du hasard de Marivaux. L’intervention que j’ai faite aux
Journées d’étude "Argumentation et polyphonie" à l’Université de Toulouse (2013) se fondait sur une analyse
sémantique des Pensées philosophiques de Diderot.
21
dit le « foyer » de la focalisation. Prenons la séquence initiale de la « La Princesse au petit
pois » :
Quelqu’un frappa à la porte du château, et le vieux roi s’empressa d’ouvrir.
C’était une princesse.
Le fait que la personne qui a frappé à la porte était une princesse nous parviendrait, d’après
Genette, à travers le filtre perceptif du roi. Il s’agit donc d’une focalisation interne dont le
« foyer » est le roi. Mais souvent le récit est porté par un « foyer » sans que celui-ci ne soit
pour autant identifié ni à un personnage du roman, ni au narrateur. C’est le cas évoqué plus
haut de l’énoncé Le tintement contre la glace sembla donner à Bond une brusque inspiration.
Cet énoncé, d’après Genette, exprime un point de vue qui n’est pas celui du personnage Bond,
puisque ses pensées sont inaccessibles. La perspective n’est pas non plus celle d’un narrateur
« omniscient », car si le narrateur était omniscient alors on aurait accès aux pensées de Bond.
C’est là qu’intervient l’idée que le récit nous parvient à partir d’un « témoin impersonnel et
flottant », sorte de « sujet de conscience » abstrait, non identifiable.
Si l’on suit Nølke & Olsen (2002) ou Rabatel (2001), la focalisation narrative serait un
phénomène énonciatif à part entière. J’ai essayé de montrer dans une étude de l’adverbe
maintenant dans La Jalousie de Robbe-Grillet (L. 2012a), dans une conférence à l’Université
de Neuchâtel où j’analysais certaines propriétés énonciatives des Jeux de l’amour et du
hasard de Marivaux, et surtout dans un article autour du passé simple (L. 2012b), que les
énoncés focalisés comportent une dimension énonciative, car ils sont tous portés par une
même voix, celle du Témoin. Mais cette voix ne détermine pas la focalisation narrative. Le
ton de Témoin ne détermine pas exclusivement des énoncés focalisés, mais les énoncés
focalisés sont énoncés sur un ton de Témoin.
Dans le passage suivant de L’amour de Duras (il s’agit de l’incipit), des éléments
différents (groupe nominal indéfini, l’adjectivation qualifiant la mer, la description de la
situation de l’homme) font en sorte que le point de vue communiqué est mis en discours sur le
ton de Témoin.
Un homme.
Il regarde la mer. La mer est basse, calme, la saison est indéfinie, le temps, lent.
L’homme se trouve sur un chemin de planches posé sur le sable.
22
Dans la perspective de la narratologie, on constaterait que l’histoire est racontée depuis
un filtre perceptif anonyme. D’un point de vue énonciatif, on identifie une manière de mettre
en discours les contenus qui est par ailleurs mobilisée dans des situations non narratives :
lorsque D. de Villepin annonce au journal télévisé qu’il y a un risque révolutionnaire en
France, rien ne permet de penser que cet énoncé serait analysé par Genette comme focalisé.
Pourtant, c’est sur le ton du Témoin que le risque révolutionnaire est présenté.
2.2. Approche interlocutive des tons
Jusqu’ici les tons faisaient l’objet d’une double définition. D’une part, par leurs
propriétés énonciatives, d’autre part, par leurs forces rhétoriques respectives. Or chacun de
ces types de définition comporte des difficultés. Occupons-nous d’abord des propriétés
énonciatives. On peut les caractériser schématiquement de la façon suivante : le ton du
Locuteur est celui des énoncés qui montrent le point de vue communiqué comme porté par la
voix énonçante ; le ton du Monde celui des points de vues présentés comme n’étant portés par
aucune subjectivité ; le ton de l’Absent, celui qui fait porter le point de vue par une
subjectivité tierce ; le ton du Témoin, celui des énoncés qui associent le point de vue à une
subjectivité percevante. Le problème principal de ces définitions est qu’elles manquent
d’homogénéité : on a l’impression d’être face à une liste hétérogène de cas. Mais il ne s’agit
pas seulement d’un problème de style. Le Locuteur et le Monde renseignent sur la présence
du locuteur en tant que tel dans le sens de l’énoncé ; l’Absent et le Témoin, sur des sous-cas
de la prise en charge des points de vue. Ces catégories devaient être intégrées dans le cadre
d’une réflexion cohérente sur l’énonciation.
Il y avait aussi un autre problème à résoudre, qui était cette fois relié à un manque. La
prise en compte de la force rhétorique introduisait une conception des énoncés comme insérés
dans des schémas « réactifs », d’après lesquels chaque énoncé est pris dans des relations avec
d’autres énoncés émanant d’autres voix. Mais les tons ne comportaient que des indications
monologales : aucune place n’était laissée à la présence de l’Autre dans l’énoncé. Cette
conception devait prendre un tournant délibérément interlocutif.
Pour repenser ces catégories, j’ai adopté une terminologie proposée par Carel (2011),
mes idées rejoignant en grande partie les siennes. Ce qu’elle appelait modes d’apparition des
contenus, qu’elle classait en modes du conçu, du trouvé et du reçu, me semblait recouvrir ce
que j’appelais, respectivement, le ton du Locuteur, du Monde et de l’Absent. La terminologie
23
de Carel avait le mérite d’éliminer une couche innécessaire de l’explication : en parlant de
modes d’apparition des contenus, il n’était plus nécessaire de postuler l’association des
contenus sémantiques à des entités symboliques abstraites – en fin de compte, le recours aux
figures n’était qu’un moyen imagé de concentrer des propriétés énonciatives. Pour Carel, il
existe un mode de présentation des contenus qui consiste à les mettre en discours comme si le
contenu sémantique était conçu par le locuteur au moment même de l’énonciation (le mode du
conçu) ; un autre mode qui présente le contenu comme « rencontré » par le locuteur sans
qu’aucune subjectivité n’ait de rôle dans sa conception (le mode du trouvé) ; enfin, le mode
qui permet au locuteur de se désengager au profit d’une autre subjectivité, et dans lequel les
contenus apparaissent comme reçus par le locuteur (le mode du reçu). Ces trois modes
correspondaient à ce que j’expliquais par le recours aux figures « le Locuteur », « le Monde »,
« l’Absent », mais en gardant l’essentiel, une caractérisation de différentes façons de mettre
en discours des contenus sémantiques. Il ne restait que des tons rebaptisés comme des modes.
Il fallait maintenant reconsidérer ces catégories dans une optique interlocutive. De
manière générale, les différents modes énonciatifs devaient être définis en évaluant la manière
dont chacun construit le rapport entre le point de vue mis en discours, la voix du locuteur et
l’allocutaire. J’ai proposé de définir ces modes énonciatifs de la manière suivante.
Le mode du conçu est celui qui montre le contenu sémantique comme l’objet d’un
investissement du sujet énonçant et qui construit un allocutaire qui s’oppose au contenu. Il
s’agit donc d’un mode énonciatif polémique. Dire Je trouve que Pierre a bonne mine, c’est
construire d’une part un locuteur qui s’investit dans le point de vue d’après lequel Pierre a
bonne mine, ce qui peut être perçu dans le fait que l’on peut dire que la voix énonçante est
construite comme « optimiste par rapport à la santé de Pierre » ; mais c’est aussi construire un
allocutaire soutenant le point de vue adverse (l’état de santé de Pierre se dégrade). C’est là le
caractère polémique « latent » du mode du conçu : il construit un allocutaire (réel ou virtuel)
qui s’oppose à ce qui est affirmé. Ce qui produit une sorte d’« affirmation polémique », qui
serait l’inverse exact de la « négation polémique » de Ducrot (1984).
Le mode du trouvé est celui qui consiste à présenter les contenus sémantiques comme
s’ils étaient indépendants du locuteur, et qui ne construit pas d’allocutaire, mais un simple
« auditeur ». Contrairement à ce que suppose Benveniste (1966), et à sa suite de nombreux
linguistes de l’énonciation, l’énoncé qui présente un contenu sémantique sur le mode du
trouvé ne supprime pas la voix énonçante. Ces énoncés montrent certes le contenu comme
existant en toute indépendance de cette voix, mais la voix est bien présente, étant donné que,
24
comme on le verra, on peut attaquer ces énoncés en ciblant le savoir sur lequel l’énonciation
est fondée.
Le mode du trouvé ne fait pas disparaître le locuteur, mais dispense l’énonciation
d’allocutaire. Cette absence d’allocutaire permet d’expliquer par exemple que dans ce passage
de Jacques le Fataliste, le narrateur, ayant abandonné le passé simple (dont on peut dire qu’il
marque le mode du trouvé), retourne au passé simple (ils allèrent…) pour produire sans
équivoque l’impression de « couper court » au moment « dialogué » (L. 2012b) :
L'aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur
chemin. Et où allaient-ils ? Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds : Qu'est-ce que cela vous fait ? Si
j'entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques... Ils allèrent
quelque temps en silence.
Le mode du reçu construit la désimplication du locuteur au profit d’une subjectivité
« autre », un allocutaire « dont on admettra la dissidence ». Le mode du reçu, rappelons-le,
reprend les observations de Ducrot (1981) sur il paraît que, mais il peut s’appliquer aussi à
l’emploi modal du style indirect (Perrin 2004), c’est-à-dire celui qui consiste à introduire un
contenu plutôt qu’à attribuer simplement une parole à quelqu’un. Par exemple, seulement le
premier des deux énoncés suivants, permet de caractériser Pierre, la personne dont on rapporte
les propos.
(1) Pierre dit que cette année il n’y aura pas assez d’inscrits au master pour l’ouvrir, je
pense qu’il veut nous faire peur.
(2) J’aurai enfin du temps pour faire la recherche. Pierre dit que cette année il n’y aura
pas assez d’inscrits au master pour l’ouvrir.
Le second énoncé introduit le contenu sémantique [il n’y a pas assez d’inscrits donc il n’y
aura pas de master] sur le mode du reçu. Cette combinaison (désimplication du locuteur,
admission de la dissidence) produit en même temps une sorte de coup de force : elle donne au
locuteur une sorte d’« immunité », car le locuteur avance un contenu tout en se libérant du
poids de sa défense, sans opposer la moindre résistance à des points de vue adverses. En effet,
du moment où le locuteur de cet énoncé est engagé à ne pas défendre son point de vue,
soutenir mais je crois que tous les masters vont ouvrir, tu sais ? réorienterait immédiatement
l’échange dans la direction opposée à celle de l’énoncé initial. On traitera de ces questions au
paragraphe suivant, lorsqu’on abordera la dimension de la force rhétorique.
25
À la lumière de cette nouvelle perspective, le ton de Témoin devenait le mode du vécu.
Le contenu présenté sur ce mode est montré comme un contenu dont on a fait l’expérience. Il
est marqué par exemple par l’emploi modal des verbes de perception, comme dans Je vois que
Pierre a fait une bêtise, je vais devoir le punir, qui sert à asserter le contenu [Pierre a fait une
bêtise, donc je vais devoir le punir], et qu’il faut opposer à leur emploi attributif, comme dans
une menace du type J’ai vu que tu piques dans la caisse, je peux te dénoncer, qui prend le
sujet « percevant » comme thème, dont le contenu pourrait être noté [je t’ai vu piquer dans la
caisse donc je peux te nuire]. Le contenu posé sur le mode du vécu construit un locuteur ayant
fait l’expérience du contenu, ainsi qu’un allocutaire accédant au contenu dans l’énonciation de
ce contenu.
Récapitulons. Les modes de présentation des contenus, que nous appelions avant
« tons », étaient décrits à partir de deux perspectives : celle qui prend en compte le type de
présence du locuteur ou la nature de la prise en charge énonciative et celle de la force
rhétorique. On vient de voir que la première de ces perspectives posait un certain nombre de
problèmes dont le traitement a débouché sur une conception des modes énonciatifs comme
intégrant d’emblée des éléments de l’interlocution. La seconde perspective posait, elle aussi,
des problèmes. En cherchant à les résoudre et à préciser l’idée de force rhétorique, j’ai conçu
une typologie des réactions négatives. Ces problèmes et ces propositions font l’objet du
prochain paragraphe.
2.3. Force rhétorique
Les modes de présentation des contenus ne se limitent pas à construire une image
statique de l’énonciation. Ils règlent plutôt le déroulement de l’interaction, en déterminant des
droits et des obligations constitutifs des subjectivités énonciatives.
Cette idée que l'énonciation est constituée en partie par des droits et des obligations a
été introduite par Ducrot (1972), dans son interprétation de la théorie des actes de langage
d’Austin et Searle – interprétation qui était en réalité une théorie originale et qui ne
ressemblait en rien à une exégèse. Là où Austin voit des conditions qui doivent être remplies
pour que l’acte soit heureux, ou bien là où Searle voit des règles qu’il faut respecter pour que
l'acte soit vraiment accompli, Ducrot voit au contraire l'apparition d'une modification de la
situation juridique qui relie les sujets de l’énonciation. L’exemple le plus frappant est sans
doute celui de l'interrogation. Searle décrit l’acte de l’interrogation par un nombre de règles
26
qu'il faut respecter. Pour qu'il y ait une vraie question, d’après Searle (1969), il faut que la
personne qui pose la question ne connaisse pas la réponse, il faut qu'il souhaite connaître la
réponse, il faut qu’il souhaite que ce soit son interlocuteur qui lui donne la réponse. Si on ne
respecte pas ces règles, l'acte échoue ou, en tout cas, ce ne sera pas une vraie question. Ducrot
ne décrit pas l’acte d'interrogation en observant ce qu’il faut respecter pour que cet acte soit
accompli, mais en analysant les modifications que cet acte introduit dans la situation juridique
qui relie les sujets de l’énonciation. L’énoncé interrogatif produit, selon Ducrot, l’obligation,
pour l’interlocuteur, de prendre la parole pour dire quelque chose qui puisse être pris comme
une réponse. Autrement dit, l’interrogation instaure une réalité nouvelle, une réalité d’ordre
juridique. Une fois cette modification opérée, des obligations nouvelles apparaissent pour les
sujets de l’énonciation. L'interlocuteur peut, bien entendu, obéir ou non aux obligations que le
locuteur lui impose (l’obligation de répondre). Mais, précisément, l’énoncé interrogatif le met
face à un choix auquel il ne peut pas échapper : soit il obéit et répond, soit il ne répond pas et
donc se montre comme ne respectant pas l’obligation imposée par l’énoncé. Mais ce faisant, il
se montrerait comme désobéissant, c’est-à-dire que son comportement resterait défini par la
situation juridique dans laquelle le locuteur de l’interrogation l’a installé. Cette double
possibilité est complètement absente avant l'apparition de l’énoncé interrogatif, elle est créée
de toutes pièces par la question. Cette idée de situation juridique est constitutive de ce que
j'entends par énonciation.
En s’intéressant aux modes d’apparition des contenus sémantiques, on s’intéresse à une
partie de ces droits et de ces obligations que les énoncés produisent et modifient au cours
d’une interaction. Plus particulièrement, il s’agit d’étudier des droits et des obligations qui
concernent l’attaque et la défense des contenus mis en discours. J’appelais force rhétorique
l’ensemble des restrictions portant sur l’attaque et sur la défense des contenus, restrictions qui
sont associées aux contenus par le mode de présentation sur lequel ils ont été mis en discours.
Je supposais ainsi que présenter un contenu sur un mode donné, c’est du même coup lui
attribuer une force rhétorique spécifique.
Ce travail, je l’ai conduit en deux étapes, chacune avec ses avancées et ses limitations.
Dans la première étape, je posais le rapport entre les modalités énonciatives et la capacité
d’un énoncé à en réfuter d’autres (à partir de L. 2009c). Dans la seconde, je précisais ce qu’on
pouvait entendre par réfutation, et je reconnaissais que la capacité de tout énoncé à réfuter ne
pouvait pas être la référence à partir de laquelle mesurer la force rhétorique d’un énoncé
(notamment dans L. 2013a). En réalité, à chaque mode énonciatif correspond un type de
27
réaction négative. Tel qu’on le verra par la suite, il s’agissait surtout de mieux caractériser la
force rhétorique spécifique à chaque mode.
Dans L. (2009c) la « force rhétorique » relative à ce que j’appelais à l’époque « ton » est
définie par des critères différentiels : la capacité d’un ton à réfuter d’autres tons, et les
possibilités ouvertes par ce ton à sa propre réfutation. Prenons le ton du Monde. Il s’agit du
ton rhétoriquement le plus fort, en ce qu’un énoncé posant un contenu sur ce ton n’est
réfutable que par un autre énoncé adoptant lui aussi un ton de Monde, les autres tons ne
réussissant pas à le réfuter. Le ton le plus faible est le ton du Locuteur, car il est réfuté par tous
les autres tons, ne pouvant de son côté réfuter que d’autres énoncés produits sur le même ton.
Le ton du Témoin a une force intermédiaire : il est réfuté par le Monde mais pas par le
Locuteur, les énoncés posant un contenu sur le ton du Témoin pouvant réfuter aussi bien des
énoncés produits sur le même ton ou sur le ton du Locuteur, mais pas ceux qui posent leur
contenu sur le ton du Monde.
Cet extrait d’un entretien à Lévi-Strauss permet de voir comment la force rhétorique des
tons du Monde et du Locuteur se combinent l’une à l’autre.
Lévi-Strauss : Dans le débat entre Sartre et Foucault, je ne prends pas parti
parce que je ne cherche pas à faire de philosophie.
Journaliste : Vous êtes parti de la philosophie. Vous l’avez professée.
La réaction du journaliste vise à attaquer le contenu que pose je ne cherche pas à faire de la
philosophie. Cette réaction, peut-on arguer, est produite sur le ton du Monde. Est-ce qu’il
« réfute » l’énoncé de Lévi-Strauss ? Le test que je proposais était de faire suivre l’énoncé
réactif d’une expression qui montre que le locuteur admet le contenu visé par l’attaque initial
(comme mais tu as peut-être raison). Ici une telle continuation semble produire une sorte
d’annulation de l’énoncé qui la précède, qui vise à faire admettre les liens qu’unissent LéviStrauss avec la philosophie.
Journaliste : Vous êtes parti de la philosophie. Vous l’avez professée. Mais vous
avez peut-être raison : vous n’êtes pas philosophe.
Dans la mesure où une telle continuation semblerait annuler l’énoncé réactif lui-même, on
peut conclure que ce qu’elle annule en réalité est l’exclusion que contient l’énoncé réactif, à
savoir l’exclusion de « Je (Lévi-Strauss) ne suis pas philosophe ». Autrement dit, l’énoncé
réactif réussit à réfuter l’énoncé de Lévi-Strauss. Et cela est possible, entre autres, parce que
l’énoncé du journaliste emploie le ton du Monde et que ce ton permet de réfuter tous les tons
28
énonciatifs. Or dans la suite immédiate du dialogue, Lévi-Strauss mobilise le ton du Locuteur
(marqué par l’expression je ne souhaite pas que… ) pour contrer les propos du journaliste :
Lévi-Strauss : Je ne souhaite pas que les recherches de laboratoire auxquelles je
me livre soient interprétées dans telle ou telle direction par les philosophes. En
tout cas, c’est leur affaire et pas la mienne. Je viens de la philosophie, certes,
mais je me dirige vers ce que je crois être une recherche positive.
Cette fois, la réaction négative est suivie par un autre énoncé qui admet le point de vue posé
par le journaliste – d’après lequel il vient de la philosophie (je viens de la philosophie, certes).
Ceci tend à montrer que l’énoncé je ne souhaite pas que… (énoncé sur le ton du Locuteur)
n’exclut pas le contenu de l’énoncé qu’il attaque (énoncé sur le ton du Monde), et donc ne le
réfute pas.
Les forces rhétoriques relatives peuvent être schématisées dans un tableau comme celuici, qui doit être lu comme une réponse à la question est-ce que x réfute y ?
L’idée de force rhétorique visait à permettre l’élaboration de critères pour caractériser le
volet énonciatif du sens autrement que par des intuitions autour de la présence ou l’absence du
locuteur ou du type de prise en charge des points de vue. Mais, précisément, ces critères
posaient deux problèmes majeurs.
Premier problème. Si l’on suit ce que je disais dans L. (2009c), les réfutations sont des
réactions négatives dont le locuteur se voit contraint à maintenir le point de vue. Autrement
dit, dans cette approche, un énoncé A réfute un énoncé B, si faire suivre A d’une séquence du
type mais peut-être que X (où X et la réaction négative A sont anti-orientés dans le contexte de
l’énoncé) produit une impression de contradiction. Ceci n’a rien en soi de problématique.
Mais cette définition de la réfutation ne remplit pas le but que je lui assignais, qui était de
fournir une caractérisation de la force rhétorique relative de chaque ton. Concrètement, le
problème était que le critère de la réfutation visait à caractériser chaque ton à partir de ses
rapports aux autres tons (c’est ce qui justifiait de qualifier la force rhétorique de relative),
29
alors que, en réalité, il permettait seulement de saisir la compatibilité intrinsèque de chaque
ton avec l’expression du doute.
Deuxième problème. Il y a quelque chose de fautif à vouloir décrire la capacité de
chaque ton à produire une réfutation. Ce que l’on observe ce n’est pas que chaque ton est plus
ou moins capable de produire une réfutation, mais plutôt que réagir négativement avec un ton
donné, c’est émettre un type de réaction négative spécifique, propre à chaque ton. En réalité,
réagir négativement avec le ton du Monde, c’est toujours tenter d’imposer un changement
définitif à l’orientation de l’échange, et jamais, par exemple, montrer une « simple »
divergence d’opinions. Le cas du Locuteur étant l’inverse exact. En somme, la « réfutation »
n’est pas la réaction négative à l’aune de laquelle peuvent être mesurés tous les tons, mais
plutôt un type de réaction négative spécifique au ton du Monde. Il devenait nécessaire
d’étudier la spécificité réactive de chaque ton.
Une tentative de solution de ces deux problèmes, intimement liés, a été proposée
notamment dans L. (2013a). On a vu plus haut que la définition des tons, rebaptisés modes du
trouvé, du conçu, de l’absent, du vécu, est reformulée pour caractériser le rapport entre le
contenu sémantique, le locuteur et l’allocutaire. Chacun de ces rapports contenu-locuteurallocutaire, propres à chaque mode énonciatif, est susceptible d’engendrer un type spécifique
de réaction négative. Ces réactions négatives peuvent être d’abord divisées en deux grands
groupes : celles qui imposent une nouvelle direction à l’échange, que l’on peut qualifier de
fortes, et celles qui ne l’imposent pas, permettant ainsi à l’allocutaire de garder une position
adverse à la réaction sans que son énonciation soit de ce fait perçue comme déraisonnable, et
qui peuvent donc être qualifiées de faibles. Les réactions négatives faibles autorisent à
maintenir le point de vue attaqué sans que l’on ait besoin d’un effort rhétorique particulier,
c’est-à-dire, sans qu’il soit nécessaire d’ajouter de nouveaux éléments pour défendre le point
de vue maintenu ou pour affaiblir son attaque. Les réactions négatives fortes, en revanche, ne
permettent pas de continuer sur la ligne de l’énoncé attaqué sans qu’il soit effectué un effort
rhétorique dans ce sens. Si un énoncé est visé par une réaction négative forte, son locuteur
devra ajouter des arguments, justifier davantage, attaquer son interlocuteur, etc. ; mais face à
une réaction négative faible, ce même locuteur pourra continuer à développer son point de vue,
sans devoir faire d’effort supplémentaire. Les réactions négatives faibles sont instanciées par
des énoncés qui posent un contenu sur le mode du reçu ou le mode du conçu. Les réactions
négatives fortes sont accomplies par les énoncés qui posent un contenu sur le mode du trouvé
ou le mode du vécu. Pour illustrer ces cas, je me servirai des Jeux de l’amour et du hasard.
30
L’extrait suivant provient de la première scène du premier acte, lorsque Lisette est
surprise que Silvia soit réfractaire au mariage que son père a arrangé pour elle. L’énoncé de
Lisette en italiques mobilise le mode du reçu :
Lisette
Quoi ! Vous n’épouserez pas celui qu’il vous destine ?
Silvia
Que sais-je ? peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m’inquiète.
Lisette
On dit que votre futur est un des plus honnêtes hommes du monde ; qu’il est
bien fait, aimable de bonne mine ; qu’on ne peut pas avoir plus d’esprit ; qu’on
ne saurait être d’un meilleur caractère : que voulez-vous de plus ? Peut-on se
figurer de mariage plus doux, d’union plus délicieuse ?
[…]
Silvia
Oui, dans le portrait que tu en fais, et on dit qu’il y ressemble ; mais c’est un on
dit, et je
pourrais bien n’être pas de ce sentiment-là moi […]
Il s’impose de faire une remarque ici en ce qui concerne la différence entre il paraît que
et on dit que, qui sont deux marques du mode du reçu. La différence entre les deux
expressions est que seule la structure on dit que p communique, à part le contenu véhiculé par
la proposition qu’il introduit, un autre contenu d’après lequel p est « dit », c’est un « bruit de
couloir ». Ce second contenu est communiqué dans ce que Carel appelle « l’arrière-plan », car
le discours ne se présente pas comme ayant pour but de le développer8. Mais ce qui compte ici,
c’est qu’au moins un contenu, par exemple celui véhiculé par votre futur est un des plus
honnêtes hommes du monde, est mis en discours sur le mode du reçu. On peut voir par ailleurs
qu’il s’agit d’une réaction négative vis-à-vis de l’énoncé de Silvia peut-être ne me
conviendra-t-il point, et cela m’inquiète, étant donné que Lisette introduit des qualités de
Dorante en tant que futur mari et donc des raisons pour que Silvia cesse de s’inquiéter. Son
caractère de réaction négative « faible » ressort parce qu'il n'est pas nécessaire à Silvia de
réaliser d’effort rhétorique pour écarter le point de vue de Lisette. Le « oui » d’acceptation
n’empêche pas à Silvia de déployer son propre discours dans une autre direction. Elle a
seulement besoin d’évoquer ce que Lisette introduit en arrière-plan, à savoir qu’il s’agit d’un
on dit, pour continuer dans sa ligne de pensée : en somme, que Silvia accepte que « Dorante
est un bon parti » est un point de vue possible parmi d’autres. Dans L. (2013a), j’ai appelé
8
Carel (2008) décrit une lecture des expressions du type X dit que p sous l’étiquette d’« emploi modal
personnel » de façon analogue à ce que je soutiens ici pour on dit que.
31
mises en doute les réactions négatives introduites par le mode du reçu. La mise en doute est
donc une réaction négative faible, car elle ne change pas la direction de l’échange, autrement
dit, elle permet à l’allocutaire de continuer sur sa ligne de pensée sans effort rhétorique.
Le mode du conçu produit aussi des réactions négatives faibles, appelés dans le même
article, désaccord. Dans l’extrait suivant, Lisette accuse Bourguignon (on se rappelle qu’en
fait il s’agit de Dorante) de dire du mal de Dorante (qui est en réalité son valet, Arlequin).
Silvia, qui est déjà tombée sous le charme de Dorante — en pensant qu’il s’agit en réalité du
valet de celui-ci — le défend de ces accusations.
Silvia
[…] J’ai soin que ce valet me parle peu, et, dans le peu qu’il m’a dit, il ne m’a
jamais rien dit que de très sage.
Lisette.
Je crois qu’il est homme à vous avoir conté des histoires maladroites, pour faire
briller son bel esprit.
Silvia.
Mon déguisement ne m’expose-t-il pas à m’entendre dire de jolies choses ! À
qui en avez-vous ? D’où vous vient la manie, d’imputer à ce garçon une répugnance à laquelle il n’a point de part ? Car enfin, vous m’obligez à le justifier, il
n’est pas question de le brouiller avec son maître, ni d’en faire un fourbe pour
me faire moi une imbécile qui écoute ses histoires.
Le premier énoncé de Lisette (« je crois qu’il est homme à vous avoir conté des
histoires… ») est une réaction négative vis-à-vis de l’énoncé « il ne m’a jamais rien dit que de
très sage » de Silvia. Tirant profit de la distinction que propose Perrin (2004) entre deux
emplois du discours indirect, l’un qui permet d’introduire une proposition avec une certaine
modalité, et un autre qui vise seulement à exprimer une représentation d’après laquelle cette
parole ou cette pensée a été tenue, j’admets qu’il existe deux emplois possibles pour la
tournure je crois. On peut dire Je crois que Dorante est un fourbe pour mettre en discours un
contenu comme [Dorante est un fourbe et donc il faut qu’il parte] avec une modalisation
particulière – qui est pour moi le mode du conçu, car le contenu est montré comme construit
par le locuteur, comme potentiellement polémique vis-à-vis de l’allocutaire ; ou bien cela peut
vouloir dire « j’ai la propriété de croire que Dorante est un fourbe et donc c’est pour cela que
je n’arrive pas à le prendre au sérieux ». Le je crois de Lisette est un je crois du premier type.
On peut donc supposer que son énoncé mobilise le mode du conçu. C’est cette propriété de
l’énoncé qui, selon moi, produit sa faiblesse en tant que réaction négative. En effet, l’échec de
Lisette à convaincre Silvia ne mène pas la conversation dans une impasse. Les deux
32
personnages peuvent maintenir leurs points de vue respectifs sans qu’il y ait pour autant un
blocage de la communication. Lisette peut accepter que Silvia en pense différemment sans
devoir abdiquer de sa propre position.
Passons maintenant aux réactions négatives « fortes », en considérant d’abord celles qui
sont accomplies par un énoncé posant un contenu sur le mode du vécu. Deux propriétés
caractérisent ce type de réactions négatives. La première est qu’elles imposent un changement
dans l’orientation de l’échange, à moins que soit fourni un effort rhétorique. La seconde
propriété est d’ouvrir une voie précise à cet effort à fournir : elle admet qu’on attaque le bienfondé de son énonciation.
Dans ce passage du Jeu de l’amour…, où Monsieur Orgon et Mario essaient de troubler
Silvia, insistant sur la scène à laquelle ils ont assisté, où le supposé valet lui déclarait son
amour, Monsieur Orgon produit une réaction négative vis-à-vis de l’énoncé de Silvia « il ne
me dit pas ce qu’il veut ».
Monsieur Orgon.
Tu la verras si tu veux, mais tu dois être charmée que ce garçon s’en aille, car il
t’aime, et cela t’importune assurément.
Silvia.
Je n’ai point à m’en plaindre, il me prend pour une suivante, et il me parle sur
ce ton-là ; mais il ne me dit pas ce qu’il veut, j’y mets bon ordre.
Mario.
Tu n’en es pas tant la maîtresse que tu le dis bien.
Monsieur Orgon.
Ne l’avons-nous pas vu se mettre à genoux malgré toi ? N’as-tu pas été obligée
pour le faire lever de lui dire qu’il ne te déplaisait pas ?
La réaction négative de M. Orgon, « ne l’avons-nous pas vu se mettre à genoux malgré
toi ? » est une réaction forte car Silvia ne peut pas continuer sur sa ligne de défense selon
laquelle Bourguignon ne lui avoue pas son amour, sans attaquer préalablement l’énoncé de
son père ou bien défendre davantage son point de vue. Que cet énoncé pose un contenu sur le
mode du vécu provient de l’opérateur ne l’avons-nous pas vu… qui véhicule, entre autres,
l’instruction de poser un contenu sémantique en tant que fait vécu, tout comme l’aurait fait ici
nous l’avons vu… – la tournure négative évoque le refus du point de vue d’Orgon contenu de
manière latente dans les propos de Lisette. Un énoncé qui emploie le mode du vécu peut être
contesté par l’interlocuteur en s’attaquant à l’expérience qui fonde l’énonciation, car il
33
construit une relation entre le contenu et le locuteur telle que ce contenu apparaît comme un
fait vécu, et le locuteur comme ayant fait l’expérience du contenu mis en discours. Il suffit
donc de rendre peu crédible l'expérience dont dépend la réaction pour que l'énonciation
réactive soit affaiblie. Ainsi, Silvia pourrait dire « mais vous n’avez rien vu puisqu’on était
dans le noir », ou bien « vous avez confondu Bourguignon avec Dorante », ou quelque chose
de cet ordre-là, qui mette en cause la validité de la réaction elle-même. J’appelle «
invalidation » les réactions accomplies sur le mode du vécu, bien que ce nom ne soit pas très
heureux, car le terme invalidation fait penser aussi aux attaques que peuvent recevoir les
énoncés qui posent un contenu sur le mode du vécu plutôt qu’à celles qu’ils accomplissent. Ce
qu’il faut retenir avant tout c’est que les invalidations laissent une porte ouverte (une porte
spécifique) à leur propre attaque.
C’est précisément l’absence de ce type de « porte ouverte » qui caractérise la réfutation,
qui est, de ce fait, la réaction négative la plus forte. Accomplie en posant un contenu sur le
mode du trouvé, la réfutation ne présente aucune issue apparente à son attaque. Cela ne veut
pas dire pour autant que cette issue n’existe pas. On peut le voir dans ce passage :
Mario.
Encore a-t-il fallu, quand il t’a demandé si tu l’aimerais, que tu aies tendrement
ajouté « volontiers », sans quoi il y serait encore.
Silvia.
L’heureuse apostille, mon frère ! Mais comme l’action m’a déplu, la répétition
n’en est pas aimable ; ah ça parlons sérieusement, quand finira la comédie que
vous donnez sur mon compte ?
Silvia introduit l’idée que les membres de sa famille « donnent une comédie sur son compte »
en la soustrayant de ce qui est en discussion. Le contenu [vous jouez une comédie sur mon
compte] est introduit en tant que présupposé, et donc comme étant exempt de toute mise en
cause.
Si le mode du trouvé n’ouvre aucune possibilité à sa propre attaque, cela ne veut pas
dire que ce mode ne puisse être attaqué. Puisque ce mode construit une énonciation fondée sur
un savoir, on peut attaquer un énoncé de ce type en ciblant précisément ce savoir. Prenons le
passage suivant où l’énoncé de Lisette « Vous m’en rendrez plus qu’il ne m’en faut » réfute
l’énoncé d’Arlequin – c’est le moment où Arlequin commence à dévoiler la vérité à Lisette
(qui avait déjà été autorisée par M. Orgon à épouser, si elle le souhaitait, Dorante – c’est-àdire, Arlequin).
34
Arlequin
Cette petite main rondelette et potelée, je vous prends sans marchander : je ne suis pas
en peine de l’honneur que vous me ferez ; il n’y a que celui que je vous rendrai qui
m’inquiète.
Lisette
Vous m’en rendrez plus qu’il ne m’en faut.
Arlequin
Ah ! que nenni ; vous ne savez pas cette arithmétique-là aussi bien que moi.
L’énoncé de Lisette est une réaction négative vis-à-vis de l’énoncé d’Arlequin « il n’y a que
celui que je vous rendrai qui m’inquiète », qui poserait le contenu [je vous rendrai peu
d’honneur et donc je m’inquiète]. Elle s’y oppose en mettant en discours sur le mode du
trouvé, et ceci grâce au morphème de futur, un contenu [vous me rendrez plus d’honneur qu’il
ne m’en faut et donc il n’y a pas de raison d’inquiétude]. Arlequin, s’y oppose en disant à
Lisette : vous parlez sans savoir alors que moi je sais et, ce faisant, il mine l’énonciation en
visant le savoir qui la fonde.
2.4. Personnagisation
Il fallait donner un pas de plus. Il fallait montrer ce qui relie les positions subjectives
anonymes que l’énoncé produit aux êtres qui incarnent ces positions. Car c’est sur eux que
pèsent finalement les contraintes qu’imposent les discours. L’opportunité m’a été donnée par
l’invitation à participer à un ouvrage collectif portant sur le discours scientifique. Le but était
de produire à la destination de chercheurs non linguistes une réflexion autour du volet
énonciatif des textes scientifiques. Le résultat a été la clarification des catégories d’analyse et
la systématisation d’enjeux relatifs à la conception interlocutive de l’énonciation
précédemment développée (voir L., 2015b).
On a vu que les modes énonciatifs déterminent des rapports spécifiques entre le locuteur,
l’allocutaire et le contenu sémantique. Prenons le mode du trouvé et la manière dont il met en
rapport le contenu sémantique avec le locuteur : j’affirmais que le contenu apparaît, avec ce
mode, comme l’objet d’un savoir. Cela veut dire qu’il existe un certain type de voix que l’on
peut adopter pour produire un énoncé et qui consiste à parler comme sachant ce que l’on dit.
Mais cette propriété de la voix qui porte l’énoncé ne concerne pas seulement le domaine des
subjectivités abstraites, domaine dont relève le locuteur. Lorsque Pierre Bourdieu énonce :
35
De façon générale, les transformations artistiques apparaissent quand il y a conjonction de changements dans la demande, le public, et dans l’offre.9
c’est le sociologue Pierre Bourdieu qui apparaît comme sachant que les transformations
artistiques apparaissent, de façon générale, quand il y a conjonction de changements dans la
demande, le public, et dans l’offre. « Locuteur », dans cette perspective, apparaît plutôt
comme le nom d’un rôle qui est incarné par un personnage public, qui assume les
responsabilités de son dire et qui subit les contraintes que lui imposent à la fois ses propres
discours et les discours des autres. L’étude du volet énonciatif des textes scientifiques à la
lumière de cette conception de l’énonciation rendait nécessaire de clarifier ces liens entre,
d’une part, la façon dont l’énoncé construit l’image de son énonciation et, d’autre part,
l’existence sémantique des êtres du monde.
C’est dans cette objectif que j’ai adopté, de façon structurante, la distinction que
propose Perrin (2009) entre le plan de la voix et celui des points de vue. L’énoncé construit
son énonciation, dans le plan de la voix, comme étant portée par un certain type de locuteur
qui s’adresse à un certain type d’allocutaire et où il y a éventuellement un certain type de
Tiers. Le mode du trouvé construit un locuteur sachant et un pseudo-allocutaire qui est en
réalité un pur « auditeur » ; le mode du vécu produit un locuteur témoin et un allocutaire
ignorant ce que l’énoncé lui présente ; le mode du conçu construit un locuteur engagé et un
allocutaire polémique, qui est même un possible adversaire. Le Tiers, pour sa part, peut
apparaître comme origine (c’est le cas lors de l’emploi de l’expression selon X), comme
adversaire (proche sans doute de ce que Verón (1987) appelle « contre-destinataire »), ce qui
veut dire que les contenus sur lesquels s’engage le locuteur s’opposent à ceux sur lesquels
s’engage un Tiers. Un énoncé du type nous croyons, contrairement à ce que soutient Dupont,
que les A sont B fait apparaître, dans le plan de la voix, une subjectivité absente qui s’engage
sur des contenus opposés auxquels s’engage le locuteur. On voit que locuteur, allocutaire et
tiers ne sont pas des « êtres » mais des rôles, ou pour parler comme Foucault (1969), des
« positions de sujet » à occuper. L’énoncé attribue à ces positions une certaine valeur (sachant,
engagé, adversaire, etc. – les valeurs indiquées n’en sont que quelques-unes), chacune de ces
valeurs entraînant des conséquences rhétoriques spécifiques. Par exemple, lorsque le locuteur
apparaît comme sachant :
9
« Bref impromptu sur Beethoven, artiste entrepreneur », Sociétés et représentations, 11(1), 13-18.
36
1) le locuteur apparaît comme se contredisant, si un contenu anti-orienté est affirmé dans
la suite du discours (c’est ce que j’ai appelé la « contrainte de cohérence » dans L.,
2015b) ;
2) l’énoncé peut fonctionner comme une réfutation d’un autre énoncé véhiculant un
contenu opposé.
C’est donc dans le plan de la voix que se construit ce que Maingueneau (1998) appelle
la situation d’énonciation, où l’on trouve les positions subjectives de locuteur, d’allocutaire et
de tiers. Or d’après ce que l’on vient de voir, il faudrait ajouter une précision : ces positions
sont construites toujours qualifiées par une certaine valeur énonciativo-rhétorique. Le locuteur
n’est pas simplement le responsable que l’énoncé se construit. L’indication est plus précise : il
s’agit d’un type de voix gardant un certain type de rapport au contenu sémantique. De même
pour l’allocutaire ou le tiers, leurs positions ne sont pas des coquilles vides, leur présence est
caractérisée. La situation d’énonciation est toujours modalisée.
Lorsqu’on étudie la situation d’énonciation que produisent les textes scientifiques, on
s’aperçoit de l’importance de l’identité des individus qui prennent la parole. Contrairement
aux idées reçues, l’énonciation scientifique est faite de prise de positions, où l’identité de celle
ou de celui qui parle est déterminante. La notion de personnage, que j’avais utilisée dans des
travaux précédents (L., 2009a), permettait d’introduire cette dimension des prises de position,
des filiations théoriques, des appartenances académiques, du « poids » d’une signature.
J’adoptais, en l’interprétant librement, la notion de personnage de Barthes (1970), selon qui
un personnage est un « nom propre » qui fonctionne comme un « champ d’aimantation de
sèmes » et qui « [renvoie] virtuellement à un corps » (p. 72). Cette dimension n’est pas celle
de la voix, c’est-à-dire celle où l’on trouve les subjectivités abstraites qui structurent la
situation d’énonciation, mais celle des contenus sémantiques associés aux personnages
publics qui portent des noms propres et auxquels on peut demander des comptes sur ce qui est
dit : c’est la dimension des points de vue.
L’insistance sur cette distinction entre deux plans (voix / points de vue) a surtout le but
de montrer la nécessité de mieux penser leur articulation. Comme on l’a dit plus haut, si
l’énoncé de Pierre Bourdieu construit, dans le plan de la voix, une position subjective locuteur
avec une valeur de type sachant, c’est bien le personnage Pierre Bourdieu qui apparaît
comme disposant de ce savoir, sur le plan des points de vue.
37
Il est évident que les positions subjectives peuvent être occupées par des personnages.
Dans les textes scientifiques contemporains, la position « locuteur » est toujours occupée par
le personnage (ou les personnages) signataire(s). Lorsqu’un personnage occupe une position
subjective dans le plan de la voix, on peut dire qu’il se produit une personnagisation de ces
positions. Cela n’est pourtant nullement nécessaire : dans un roman, la position subjective du
locuteur peut être laissée inoccupée (lorsque le narrateur de La Jalousie met en scène son
rapport maladif à sa femme, le lecteur aurait aussi tort de prendre Alain Robbe-Grillet pour
responsable des propos que les spectateurs du film des frères Lumière qui partaient en courant
à l’approche du train). L’articulation entre le plan de la voix et celui des points de vue se
produit donc au moyen de la personnagisation des positions subjectives ouvertes dans la
situation énonciative que construit l’énoncé. Mais cette articulation se donne de façons
différentes. Par exemple, l’énoncé de Bourdieu construit un locuteur sachant, et cette valeur
qui est associée à une position subjective « passe » d’une certaine manière au personnage
Bourdieu, qui occupe cette position. Cela permet d’expliquer qu’un énoncé ayant cette même
forme mais paraissant sous une autre signature produirait une situation énonciative en tous
points équivalente à celui produit par Bourdieu. Seul le personnage qui apparaîtrait comme
sachant serait différent. On peut dire que lorsqu’une position est personnagisée, la valeur
associée à cette position subjective (ici, la valeur sachant) est héritée par le personnage qui
l’occupe.
Or certains énoncés produisent bien plus que l’héritage des valeurs rhétoriques : c’est le
cas lorsqu’un locuteur apparaît comme engagé. D’après Carel (ms.) le mode du conçu, que je
caractérisais comme produisant un locuteur engagé, entraîne une « description délocutive » du
locuteur. En effet, selon Carel, ce mode énonciatif produit un locuteur qui est décrit par le
contenu sémantique, de sorte qu’énoncer je trouve que Pierre a bonne mine c’est construire,
comme on l’a dit plus haut, un locuteur « optimiste par rapport à la santé de Pierre ». Avec le
concept de personnagisation, je tentais de montrer que pour expliquer les effets des énoncés
sur ces constructions sémantiques à long terme que sont les « auteurs des textes
scientifiques », il fallait distinguer le plan de la voix de celui du point de vue, admettre que
chaque plan comporte des subjectivités spécifiques, et qu’ils sont reliés par des mécanismes
qui excèdent le cas du mode du conçu. En particulier, lorsque le locuteur est construit comme
engagé, le personnage n’apparaît pas seulement comme engagé, mais en plus, les contenus
sémantiques que l’énoncé pose apparaissent comme des prises de position caractérisant le
38
personnage. Par exemple, ce titre d’un article d’Albert Ogien, grâce à la négation polémique,
construit un locuteur engagé.
Les sciences cognitives ne sont pas des sciences humaines.
Le dispositif de signature personnagise cette position subjective : le personnage Albert Ogien
reste désormais, et jusqu’à preuve du contraire, associé au contenu sémantique selon lequel
les sciences cognitives ne sont pas des sciences humaines. En somme, toute occupation d’une
position subjective par un personnage, donc toute personnagisation, entraîne pour ainsi dire
« par défaut » l’héritage de la valeur rhétorique caractérisant la position, mais la valeur
engagé ajoute à ceci l’association des contenus sémantiques affirmés dans l’énoncé au
personnage, qui se retrouvera désormais compter avec ces nouveaux concepts parmi ceux qui
le composent. On peut dire que lorsque ces deux types d’héritage ont lieu (héritage de la
valeur rhétorique associée à une position subjective, héritage des contenus sémantiques
affirmés dans l’énoncé) l’énoncé accomplit un degré plus élevé de personnagisation de
l’énonciation que lorsque le personnage hérite seulement de la valeur rhétorique de la position
subjective qu’il occupe.
On peut s’apercevoir qu’on introduisait par ces observations une problématique qui
dépasse celles dont s’occupent les études en énonciation : car il est difficile d’admettre qu’un
texte scientifique a pour vocation de construire des personnages qui se déploient dans
l’horizon sémantique du texte : sa réussite ultime est que cette opération ait lieu au sein même
du champ rattaché à sa discipline – si l’on veut, par le truchement de l’espace de signification
que produit le texte. La personnagisation est précisément ce qui permet d’associer le
chercheur A. Ogien au « camp » de ceux qui s’opposent à l’avancée des sciences cognitives
sur le terrain des sciences humaines : c’est donc un mécanisme énonciatif qui se branche sur
des phénomènes qui se situent en dehors de l’énoncé et de son énonciation, au-delà du texte.
2.5. Bilan
L’un des fils conducteurs des recherches que j’ai menées au cours de cette période est
l’étude de la subjectivité dans la signification linguistique du point de vue d’une théorie de la
polyphonie renouvelée, qui s’imbrique à la sémantique argumentative et qui réinterprète la
notion d’énonciateur en tant que modalité énonciative. J’en ai fait le thème fédérateur d’un
numéro thématique de la revue Verbum, paru en 2016. Parmi les contributeurs, certains
adoptaient pleinement cette approche, d’autres dialoguaient avec elle, parfois même de
39
manière critique. Ont participé à ce numéro Marion Carel, Oswald Ducrot, Julien Longhi,
Francesca Mambelli, Tomonori Okubo, Alain Rabatel, Corinne Rossari et Margot Salsmann.
Les problèmes que comportait cette approche étaient néanmoins nombreux. Pour
commencer, je parlais du « ton de l’énoncé », comme si tout énoncé était constitué d’une
seule couche énonciative où se définit une propriété affectant l’énoncé dans sa globalité. La
même question se posait après avoir redéfini les tons en tant que modes, après avoir intégré
l’interlocution et précisé l’idée de force rhétorique : on a toujours l’impression qu’en
caractérisant les propriétés énonciatives d’un contenu argumentatif, on produit une description
du volet énonciatif de l’énoncé tout entier. Or peu à peu j’admettais que tout énoncé construit
une image complexe de son énonciation, avec des imbrications spécifiques entre des
subjectivités et des composantes sémantiques. En supposant que le paramétrage énonciatif
d’un contenu décide, par exemple, de la force rhétorique de l’énoncé, je ne prenais pas en
compte l’interaction entre les paramètres énonciatifs des différents éléments du sens : l’image
que construit l’énoncé de son énonciation est le résultat complexe des différentes instructions
énonciatives comportées par la phrase. On peut accepter que la question de Silvia quand finira
la comédie que vous donnez sur mon compte ? introduit le contenu [vous jouez une comédie
sur mon compte] sur le mode du trouvé, mais il est pourtant évident que cet énoncé a une
sorte de « coloration subjective », Silvia est investie dans ce qu’elle dit : on imagine la
comédienne prononcer cette phrase d’un ton exaspéré, ce qui est très loin de l’idée de
détachement que l’on associe au mode du trouvé. Évidemment, la tournure quand finira
montre un locuteur impatient et la question « rhétorique », plus le syntagme sur mon compte
font apparaître non pas seulement un locuteur mais aussi un individu ayant le rôle du locuteur,
c’est-à-dire le personnage Silvia, comme espérant, voire comme demandant qu’une certaine
action, qui se fait à son insu, cesse. Une description énonciative complète de l’énoncé devrait
prendre en compte la combinaison de tous ces éléments, l’approche que je développais devait
s’enrichir de niveaux analytiques supplémentaires pour atteindre ce but.
Il y a aussi des problèmes relatifs au domaine d’application de ces concepts. Admettons
que la force rhétorique est une notion adéquate pour un certain type de situations, notamment
pour les dialogues. Mais qu’en est-il des textes monologaux, comme les contes ou les romans ?
Appliquer cette notion directement aux textes narratifs, c’est négliger leurs spécificités
énonciatives.
Ces difficultés, je les apercevais, mais elles me semblaient dessiner des voies à suivre
plutôt que présenter des obstacles. Cependant, le problème majeur que comporte cette
40
démarche je ne l’ai conçu que dans l’examen rétrospectif mené avec Camus (Camus &
Lescano, 2019). L’approche polyphonique que je défendais repose sur une conception du sens
que l’on peut qualifier d’internaliste, d’après laquelle le sens d’un énoncé est essentiellement
« apporté » par l’énoncé lui-même, et qui me semble actuellement impossible à maintenir. Je
suivais par-là pratiquement l’ensemble de la sémantique et de la pragmatique, y compris la
sémantique argumentative, pour lesquelles le sens de l’énoncé est fonction de la signification
de la phrase et d’une connaissance du contexte immédiat d’énonciation. Or il n’est pas
difficile d’établir qu’on ne peut pas connaître la valeur sémantique d’un énoncé sans avoir une
vision globale de son contexte « élargi », constitué par des possibilités sémantiques qui se
déploient dans un extérieur de l’énoncé, qui n’est pas cet extérieur de l’énoncé qu’est la
langue, mais qui est plutôt proche de la problématique qu’introduisent les formations
discursives de Pêcheux (1975) et la « primauté de l’interdiscours » de Maingueneau (1984).
Cela est notamment visible lorsqu’on s’intéresse à des situations conflictuelles, où on ne peut
concevoir un « sens » de l’énoncé qui soit indépendant de sa convergence ou de sa divergence
avec des positions ayant été installées au cours de l’évolution de la situation dont ils font
partie – la partie IV de cette synthèse revient sur ces idées.
Mais au-delà de ces problèmes généraux de la démarche, il y en avait d’autres, d’ordre
strictement descriptif. La suite de mes travaux a été orientée précisément par le traitement
d’une de ces difficultés ponctuelles. Cette suite fait l’objet de la partie qui suit.
41
3. L’existence publique des entités sémantiques
En effet, l’apparition d’un problème dans le développement de ces questions
énonciatives m’a amené à poser les premiers jalons de ce qui allait devenir le centre de mes
recherches ultérieures. Le problème était le suivant : l’étude des modes énonciatifs laissait
inexpliquée une donnée centrale pour comprendre leur fonctionnement : tout contenu
sémantique ne peut pas être énoncé sur n’importe quel mode dans n’importe quel contexte. Je
trouve que la baleine est un mammifère, qui présente son contenu sur le mode du conçu, est un
énoncé pour lequel il est difficile d’imaginer un contexte d’énonciation qui lui convienne,
alors que le même contenu introduit en discours sur le mode du trouvé, comme La baleine est
un mammifère pose moins de problème. L’inadéquation modale d’un énoncé révèle que
l’entité sémantique qu’il véhicule comporte une certaine propriété qui rend son énonciation
plus adéquate sur certains modes que sur d’autres (en tout cas pour les sujets qui produisent ce
jugement). La mise en discours de [la baleine vit dans l’eau PT est un mammifère] sur le
mode du trouvé est ressentie comme moins inattendue que son énonciation sur le mode du
conçu. En formulant cette hypothèse, je supposais que pour une communauté donnée, et à un
moment donné, une entité sémantique est plus susceptible d’être mise en discours de telle ou
telle manière. Autrement dit, pour résoudre ce problème de l’adéquation ou l’inadéquation
d’un mode énonciatif relativement à une entité sémantique, j’admettais que les entités
sémantiques existent pour une communauté donnée avec une certaine qualité. La solution était
donc de postuler qu’étant donné un groupe social, seulement certaines entités admettent
facilement d’être énoncées sur le mode du trouvé. Or cette hypothèse dépendait d’une autre,
plus générale, à savoir que des entités sémantiques se rapportent aux groupes sociaux.
Comment appréhender ce rapport entre un groupe social et des entités sémantiques ? La
Théorie des topoï d’Anscombre et Ducrot avait déjà effleuré ce problème. D’après cette
théorie, tout se passe dans l’activité discursive comme si les participants disposaient d’un
répertoire de croyances communes 10 . Ces croyances communes, qu’Anscombre et Ducrot
appellent topoï, ont une structure particulière : il s’agit d’un lien entre deux prédicats
graduels, lien qui autorise le passage d’un argument à une conclusion. Le locuteur d’un
énoncé, en convoquant un topos, le déclare valide. Mais cette thèse peut être retournée. Si un
10
Les topoï sont des « croyances qui sont présentées comme communes à une certaine collectivité dont font
partie au moins le locuteur et son allocutaire : ceux-ci sont supposés partager cette croyance avant même le
discours où elle est mise en œuvre » (Ducrot, 1988 : 2).
42
topos est une croyance que les participants d’une situation discursive supposent partagée (ou
présentent comme partagée – mais ce n’est pas là la question), alors le concept de topos
fournit la structure de ce que les sujets entendent être leurs croyances partagées. Admettons
maintenant que les notions de bloc sémantique et d’aspect argumentatif, tel que l’affirme
Carel (1992, 1998a et b, 2011), permettent de résoudre des contradictions que porte la Théorie
des topoï, et donc qu’on gagne en cohérence si on appréhende avec les catégories d’aspect et
de bloc ce qu’Anscombre et Ducrot conceptualisaient à l’aide des topoï. La thèse
d’Anscombre et Ducrot, dans sa version « inversée », reste, à mon avis, légitime : si des
« croyances partagées » sont en fonctionnement dans l’activité discursive, celles-ci doivent
être de nature argumentative. En incorporant la Théorie des blocs sémantiques, j’ai donné à
cette thèse (notamment dans L. 2013b, 2015a et 2015d) la forme suivante : les unités qui
permettent de caractériser les croyances partagées par un groupe ont la structure de l’aspect
argumentatif (j’ai abandonné explicitement – ou plutôt transformé radicalement – cette thèse à
partir de L.2015e).
Cette thèse prend pour acquises certaines affirmations que porte la TBS mais s’éloigne
d’autres. Je faisais mienne l’affirmation selon laquelle toute entité sémantique est une saisie
normative ou transgressive d’un bloc sémantique, et que de ce fait aucune neutralité, aucune
objectivité n’est jamais atteignable. L’interdépendance normative/transgressive en tant que
fait sémantique premier est la proposition centrale de la TBS et traverse sans doute mes
propres travaux de manière inaltérable. Mais la TBS est une théorie du système lexical de la
langue et de la manière dont l’arrangement des mots de la phrase produit le sens de l’énoncé
ou, dans des travaux plus récents, l’intégration de l’énoncé à l’horizon sémantique du texte
(Frenay et Carel, 2019). Comme toute sémantique linguistique, la TBS laisse en dehors de ses
préoccupations, de ses objets observés ou observables, les croyances qu’ont les groupes
sociaux. Or l’écart est bien plus profond qu’une simple différence d’objet. La TBS, dans une
optique explicitement structuraliste, fait de la langue un système fermé, homogène et
autonome. Elle pourrait à ce titre admettre peut-être que les croyances sociales se trouvent
encodées dans le système sémantique d’une langue (c’est-à-dire dans la signification
linguistique des mots qui composent le système lexical d’une langue). Mais l’idée que les
groupes humains ont des « croyances » qu’ils partagent et que ces croyances peuvent être
isolées pour en dégager des propriétés et des modes de fonctionnement, fait émerger la
possibilité que l’objet de la sémantique ne soit ni fermé, ni homogène, ni autonome.
43
3.1. Des « concepts »
S’il s’agit d’étudier le rapport entre sémantique et croyances, puisque les croyances sont
un type particulier de pensée, on ne pouvait pas faire l’économie d’une interrogation du
rapport entre sémantique et pensée. Dans une première approche à cette question, j’ai cherché
à établir quelques points de contact et de divergence avec la théorie développée par Frege, qui
est à la base de la philosophie de l’esprit (qui se fonde précisément sur des interrogations
autour du rapport entre langage, sens et pensée), comme des sémantiques vériconditionnelles
(L. 2015d).
Pour Frege, il existe une homologie parfaite entre un certain type d’entité sémantique et
un certain type de pensées. Frege considère en effet que le sens d’un énoncé assertif est une
pensée (Frege, 1918). Mais ce que Frege appelle pensée est quelque chose de bien particulier.
C’est d’abord quelque chose dont on peut se demander si c’est objectivement vrai ou faux. On
doit exclure donc tout ce qui relève des impressions subjectives : le sentiment qu’un aliment
est amer ou qu’un paysage est agréable sont des représentations et ne tombent pas sous la
catégorie de ce que Frege appelle une pensée. Les pensées n’appartiennent ni au « monde
intérieur » (c’est le monde des représentations) ni au « monde extérieur », c’est-à-dire aux
choses que l’on peut percevoir avec nos sens. Les pensées existent plutôt dans un « troisième
domaine », qui n’est ni le monde intérieur des individus, ni le monde des objets.
Contrairement aux représentations subjectives, les pensées n’ont pas besoin d’un individu qui
les porte pour exister. Le théorème de Pythagore, soutient Frege, n’a pas besoin qu’un
individu le porte dans sa conscience pour être vrai, et ceci, intemporellement. Dans la théorie
de Frege, les pensées ne sont pas produites par les hommes, car elles existent dans un
« troisième domaine » atemporel où se trouvent toutes les pensées éternellement vraies et
éternellement fausses. Les pensées ne sont pas produites donc, car elles sont atemporelles et
externes aux individus : mais ceux-ci peuvent les saisir. Des individus différents peuvent
saisir une même pensée et la juger vraie ou bien fausse. Affirmer « La Terre tourne autour du
Soleil », consiste à saisir la pensée que la Terre tourne autour du Soleil, juger qu’elle est vraie
et produire l’affirmation qui exprime cette pensée et ce jugement. Cela n’affecte en rien ni
l’existence, ni la vérité ou la fausseté de cette pensée.
On voit que la théorie de Frege sépare nettement, d’une part, les pensées et d’autre part,
les énoncés qui les expriment. Un énoncé assertif exprime une pensée et le jugement que
celle-ci est vraie. Un énoncé assertif n’est ainsi que l’un des « habits sensibles » d’une pensée
44
donnée. De fait, une même pensée peut être exprimée par des énoncés de forme différente11.
Par exemple, les deux énoncés suivants, l’un coordonnant deux phrases avec et, l’autre
coordonnant les mêmes phrases avec mais, expriment exactement la même pensée, et ont
donc le même sens, étant donné que pour Frege et et mais ne changent pas les conditions dans
lesquelles la pensée exprimée peut être vraie ou fausse.
Pierre est venu et Marie est restée chez elle.
Pierre est venu mais Marie est restée chez elle.
Quelle est la structure de ces entités que Frege appelle pensée ? Une pensée contient au
moins un objet et un concept, pris dans une relation selon laquelle l’objet est une sorte de
complément qui « sature » une place vide du concept (Frege, 1892). Une pensée élémentaire
complète peut être exprimée par un énoncé assertif indépendant, constitué d’un sujet
grammatical, chargé de dénoter un objet, et d’un prédicat, qui dénote un concept. Le sens d’un
énoncé assertif est donc une pensée dans laquelle un concept subsume un objet (que cette
pensée soit vraie ou fausse). Le sens de l’énoncé César conquit la Gaule est la pensée
(objective) d’après laquelle l’objet que désigne le nom propre « César » tombe sous le concept
CONQUIT LA GAULE (x). Dans le calcul de prédicats, qui est une tentative de produire un
langage dépourvu des ambiguïtés dont pâtissent, d’après Frege, les langues naturelles, les
énoncés assertifs ne contiennent pas des mots mais des symboles, du type a pour les noms
d’objets et P pour les prédicats qui dénotent des concepts. Un énoncé complet dans ce type de
langage a donc la forme P(a). C’est ce qu’on appelle une proposition logique. Du point de vue
de la sémantique d’inspiration frégéenne, les énoncés assertifs simples des langues naturelles
peuvent être traduits par des formules en langage formel, les énoncés-formule produits par la
traduction en langage formel ont donc la structure élémentaire P(a). Ils supposent donc que la
structure sémantique d’un énoncé en langue naturelle est donnée par la structure syntaxique
de sa traduction en langage formel, soit, pour un énoncé assertif élémentaire : P(a). On peut
ainsi dire que la structure de la pensée complète élémentaire, comme la structure des entités
sémantiques élémentaires, pour Frege et pour les sémantiques qui s’en inspirent, est définie
comme la relation d’un objet à un concept telle que le premier sature le second.
En somme, j’avais posé l’hypothèse de l’homologie structurelle entre au moins un
certain type de pensées et les entités sémantiques élémentaires. Je retrouvais cette hypothèse,
telle quelle, dans les travaux de Frege et de ses continuateurs. Mais cette conception de la
11
Frege, 1892, p.131, n.1.
45
pensée était loin d’être immédiatement transposable à mon approche, qui adoptait les
postulats de la sémantique argumentative. La conception frégéenne peut être résumée en trois
caractéristiques essentielles : Frege appelle « pensée » quelque chose 1) dont on peut se
demander si c’est vrai ou faux ; 2) qui existe dans un domaine objectif, car externe aux
individus et intemporel ; et 3) qui contient un concept saturé par un objet. On sait très bien
que les travaux d’Anscombre et Ducrot qui ont fondé la sémantique argumentative sont des
tentatives pour montrer l’insuffisance et les erreurs des sémantiques basées sur la logique
frégéenne. La sémantique résultante rejette la possibilité 1) que l’on puisse se demander
légitimement si ce qu’un énoncé exprime est vrai ou faux ; 2) que ce que l’on énonce soit
objectif et 3) que le sens soit déterminé par une relation entre des concepts et des objets. Il
restait néanmoins l’hypothèse de l’homologie entre unités de pensée et unités sémantiques.
Mon objectif était alors de montrer que la supposition que les entités sémantiques sont telles
que le postule la TBS entraîne des conséquences directes et nécessaires sur ce qu’on entend
par pensée.
J’ai cru nécessaire d’ajouter à mon tour quelques arguments contre certains aspects des
sémantiques logiques, ne serait-ce que pour m’acquitter à mes propres frais du prix d’un
nouveau dialogue possible, fondé cette fois sur l’exploration des rapports entre pensée et
sémantique. Mon argument principal était tiré du constat que très souvent les sémanticiens
d’inspiration frégéenne sont confrontés à la nécessité de rendre compte d’un certain type de
« lien » sémantique. Par exemple, Krifka et al. (1995) posent le problème suivant. Ils
constatent que l’énoncé reproduit ci-contre est insuffisamment décrit par la simple saturation
d’un concept par un objet.
A child born in Rainbow Lake is left-handed.
Fr. Un enfant né à Rainbow Lake est gaucher.
Dans une approche frégéenne simpliste, on pourrait dire que le sens de cet énoncé dit que tous
les enfants qui naissent dans la ville de Rainbow Lake sont gauchers, c’est-à-dire que pour
tous les enfants saturant le concept NÉ À RAINBOW LAKE (x), ils saturent également le
concept GAUCHER (x). Mais Krifka et al. notent, avec raison, que cette interprétation ne
rendrait pas compte du fait que cette affirmation ne vaut pas seulement pour les enfants étant
nés (donc existant dans le monde au moment de l’énonciation de la phrase) : elle établit une
sorte de loi qui vaut pour tout enfant susceptible de naître. Leur solution est de proposer que
cet énoncé exprime un jugement qui est vrai non seulement dans le monde « réel », mais aussi
dans un ensemble de « mondes alternatifs », qui sont des alternatives plausibles au monde
46
réel. Il y aurait un type de jugement particulier, qu’ils appellent nomique ou « law-like » et
qu’on aurait envie de traduire par normatif, qu’ils définissent par cette mise en
correspondance entre une vérité relative au monde réel et une vérité relative à des mondes
alternatifs. Ces jugements normatifs s’opposent aux jugements « accidentels », qui ne sont
vrais que pour le monde réel. Le problème que je souhaitais faire remarquer est que pour
rendre compte du sens de l’énoncé en question, il n’est pas non plus suffisant d’établir qu’une
correspondance entre les concepts NÉ À RAINBOW LAKE (x) et GAUCHER (x) est vérifié
pour tous les enfants d’un certain ensemble. Cette description isole deux concepts et suppose
que l’énonce affirme une coïncidence parfaite entre les deux. Mais on sait bien qu’une
coïncidence est un lien bien tenu, alors que l’énoncé semble affirmer un lien fort, un lien
même si fort que le fait de naître à cette ville semble entraîner inexorablement, comme une
sorte de sortilège dont cette ville ne peut se séparer, celui d’être gaucher. Il en va de même
pour un énoncé du type Les banquiers sont radins. L’énoncé ne dit pas qu’étant donné
l’ensemble des individus qui tombent sous le concept BANQUIER (x), ces mêmes individus
sont subsumés, par une sorte de hasard fortuit, sous le concept RADIN (x). L’énoncé affirme
plutôt que BANQUIER (x) est dans un lien si fort avec RADIN (x) qu’on ne peut les séparer :
être banquier rend radin, l’un ne vient pas sans l’autre, il y a entre ces propriétés une
interdépendance totale. Une meilleure solution, proposais-je, était de supposer que ce que la
sémantique frégéenne appelle « concept » n’est pas une sorte de propriété qui peut être
énoncée avec vérité ou fausseté d’un individu, mais plutôt un schéma argumentatif normatif
ou transgressif dans le sens de Carel (1995) – je ne faisais ici d’ailleurs qu’appliquer ses
thèses sur les prédicats linguistiques. Ce qu’on appelle en général un concept ne peut être une
propriété telle qu’il peut être vrai de dire qu’un objet a telle ou telle propriété. Les entités
conceptuelles doivent être envisagées comme des schémas normatifs ou transgressifs. Les
énoncés précédents ont dans leur sens les concepts [né à Rainbow-Lake DC gaucher] et
[banquier DC radin]. J’ai ainsi proposé d’appeler « concepts » les unités sémantiques
normatives ou transgressives lorsqu’elles sont considérées en tant qu’unités de la pensée
sociale – je m’approchais ainsi, par cette usage du terme « concept », de l’usage qu’en fait
Durkheim (1912), qui appelle ainsi les unités de la pensée de la société (il les appelle aussi
« représentations collectives »).
47
3.2. L’espace conceptuel
Ces considérations m’ont amené ainsi à postuler que les schémas sémantiques que Carel
appelle « aspects argumentatifs » fournissent la structure élémentaire des unités qui peuplent
le domaine de la vie symbolique d’un groupe social, unités que j’appelais alors « concepts ».
Je réinterprétais le « troisième domaine » de Frege et affirmais que la vie sociale se développe
dans un « espace conceptuel » qui n’est pas à situer dans la conscience des individus. Proche
de la notion d’« univers sémantique » de Greimas (1966), qui est le système de significations
d’une langue concomitant à une vision du monde, et de « sémiosphère » de Lotman (1992),
comme l’espace à l’intérieur duquel la signification est possible, je définissais l’ « espace
conceptuel » comme le domaine où ont lieu les processus de création, d’imposition, de
qualification des concepts disponibles dans une conjoncture donnée. Il s’agissait donc
d’élargir la portée des thèses de la sémantique argumentative, et en particulier celles de Carel :
les schémas normatifs ou transgressifs (et donc les blocs qu’ils appréhendent) n’existent pas
seulement encodés dans la signification lexicale des mots d’une langue ou attachés à un
énoncé singulier qui les exprime, ils existent aussi dans un domaine où ils sont pris dans des
processus qui les rendent disponibles. C’est à ce mode d’existence des schémas sémantiques
que j’attribuais le nom de « concept ».
Pour justifier la nécessité de postuler ce troisième mode d’existence des schémas
sémantiques, il faut accepter que certains phénomènes qui ne sont pas déterminés par la
signification linguistique d’un lexème ou par le sens d’un énoncé singulier s’expliquent
néanmoins par le recours à des schémas normatifs ou transgressifs. Ce qu’on appelle
communément des « stéréotypes », en particulier ceux qui concernent un certain groupe
social, en fournit un bon exemple (voir à ce propos L. 2013b). Prenons le cas des lycéens
américains blancs qui maintiennent, à l’égard de leurs camarades noirs, des stéréotypes
racistes, par exemple celui selon lequel le fait d’être noir est cause de mauvaise performance
scolaire (cf. Désert, Croizet et Leyens, 2002). Il est largement admis, au moins depuis Medin
(1989), que les stéréotypes font apparaître une propriété donnée non pas comme
accidentellement liée au groupe qualifié, mais plutôt comme appartenant à sa « nature », à son
« essence ». Dans cette interprétation, le stéréotype en question fait reposer sur la nature de
l’être « noir » le fait d’avoir des mauvaises notes. En termes sémantiques, il semble suffisant
de dire que le stéréotype en question existe sous la forme d’une interdépendance normative
entre être noir et avoir de mauvaises notes.
48
Une fois admise l’idée qu’un stéréotype peut être identifié à un schéma normatif, la
question qui se pose est celle du mode d’existence de ce schéma. La TBS reconnaît deux
modes d’existence pour les schémas argumentatifs : ils peuvent exister à l’intérieur de la
signification d’un terme de la langue ou bien en tant que composante du sens d’un énoncé
particulier. Or les stéréotypes n’appartiennent à aucun de ces deux modes d’existence. On ne
peut pas dire qu’un terme de la langue encode dans sa signification lexicale un schéma du
type [noir DC mauvaises notes]. Autrement il faudrait accepter que tout emploi du mot
« noir » ou de l’expression « mauvaises notes » fait potentiellement allusion à ce schéma. On
ne peut pas non plus supposer que ce schéma n’existe que dans la mesure où il est produit par
un énoncé singulier, que cet énoncé aurait l’entière responsabilité de son apparition. Les
énoncés n’émergent pas sur une page blanche, ils exploitent des schémas qui sont déjà là,
avec un certain degré d’énonçabilité. Il semble ainsi nécessaire d’accepter que des concepts
existent en dehors de la langue, en dehors de l’énoncé singulier.
Au moins deux points de rencontre s’étaient ainsi dessinés entre ma démarche et celle
de la logique frégéenne. Je maintenais d’abord l’idée de Frege d’un domaine, que Frege
qualifie de « logique », et moi de « sémantique », extérieur à l’esprit où prennent place des
entités sémantiques accessibles aux individus. Les unités que j’isolais étaient des unités
publiques, et j’affirmais, comme Frege, qu’elles existent indépendamment de ses porteurs
individuels. Cependant – mais cela n’enlève rien à l’importance de ce point de rencontre –
l’hypothèse de ce type de réalité qui est accessible aux individus tout en leur restant extérieure
n’est pas spécifique à Frege, la « langue » de Saussure comme le « fait social » de Durkheim
en dépendent aussi. L’attribution d’une même structure aux unités de la pensée et aux unités
sémantiques, ou plutôt le fait de considérer les unités de pensée comme des unités
sémantiques était un deuxième point de contact. Toutefois, les incompatibilités restaient
insurmontables. Une pensée, pour Frege, est une relation entre un objet et un concept dont on
peut se demander si elle est vraie ou fausse, et cette vérité ou cette fausseté est atemporelle.
Indépendantes des saisies qu’en font les sujets, les pensées frégéennes sont objectives. Les
schémas normatifs/transgressifs, on l’a vu, ne peuvent pas être évalués en ce qui concerne leur
vérité ou leur fausseté, car comme l’a déjà remarqué Carel (2011), la normativité et la
transgression ne sont pas vérifiables, ne peuvent pas être comparées à un état de choses
auquel elles puissent correspondre. Les schémas sémantiques ne peuvent pas non plus être
considérés comme objectifs, non pas parce qu’ils existeraient forcément liés à des individus
(l’idée de langue se passe ouvertement des individus), mais parce qu’en tant
49
qu’interdépendance, un concept normatif ou transgressif est toujours une sorte d’amalgame,
de prise de position, le fragment d’une vision particulière du monde.
Cette homologie entre la pensée et ce que les énoncés expriment est loin d’être acquise
dans le cadre de la TBS. En effet, Carel exclut la possibilité que la connaissance des entités
sémantiques passe par l’accès à un autre domaine que celui du système linguistique, que ce
soit « le monde » ou « la pensée » (Carel, 2011 : 83). Le projet que je formulais était le
suivant : une approche « tbsienne » des espaces conceptuels implique le refus de certaines
limites que Carel assigne aux entités sémantiques (c’est-à-dire aux blocs sémantiques et donc
aux aspects argumentatifs qui les appréhendent), limites qu’au fond toute sémantique
linguistique s’auto-impose. Il fallait passer d’une conception strictement linguistique de ces
entités à une autre qui permette l’étude de leurs propriétés plutôt que ceux de leur expression
et leur encodage lexical ; autrement dit, abandonner le domaine de la langue pour observer les
espaces sociaux de circulation des entités sémantiques. La conception du sens linguistique que
fournit la Théorie des blocs sémantiques devait être, pour moi, élargie à la nature des concepts
qui peuplent la pensée sociale. En résumé, il fallait passer de l’étude de la signification
linguistique à celle des entités conceptuelles, conçues comme des schémas normatifs /
transgressifs, sans égard à leur fonction par rapport à un mot, à un énoncé ou à un texte, mais
en tant qu’unités de la pensée sociale.
3.3. Les représentations sociales
Le point de départ de cette réflexion, rappelons-le, était le problème de l’inadéquation
modale de certains énoncés : certaines unités sémantiques notamment sont réfractaires à des
modes faibles. On pourrait reformuler maintenant cela en disant que certains concepts existent
comme des « évidences », d’où qu’un énoncé comme Je trouve que la Terre tourne autour du
Soleil apparaisse comme inattendu. L’exploration du rapport entre la sémantique et le
domaine des croyances partagées était devenu ainsi nécessaire. Mais une fois posée
l’homologie entre les unités sémantiques et les unités minimales de la pensée sociale, pouvaiton conclure directement que les concepts – tels que nous les concevions – sont des
« croyances » ?
Qu’est-ce qu’une « croyance » ? En philosophie du langage et en pragmatique, une
vision des choses très peu contestée suppose qu’une croyance est une représentation du
monde vis-à-vis de laquelle un sujet a une certaine attitude qui consiste à prendre cette
représentation pour vraie. En effet, ce courant reprend d’abord à la logique l’idée qu’une
50
pensée élémentaire est quelque chose qui peut être vrai ou faux, et dont la structure est, en
gros, de la forme CONCEPT(objet). Cette pensée est censée être une représentation du
monde, c’est-à-dire qu’elle représente un état de choses vérifiable, dont la vérité ou la fausseté
peut être donc évaluée. Dans l’esprit d’un individu, cette pensée fait l’objet d’une attitude qui
concerne sa vérité. Si le sujet Max possède la croyance « P », c’est que P est une
représentation du monde que le sujet Max prend pour vraie. La question qu’il faut se poser
maintenant est ce que devient cette définition de la croyance si l’on abandonne la conception
des pensées élémentaires de la logique et que l’on postule qu’il s’agit plutôt de schémas
normatifs ou transgressifs.
On peut essayer de répondre à cette question en continuant avec l’exemple des
stéréotypes. Les concepts que donnent forme aux stéréotypes permettent de produire des
jugements singuliers. Par exemple un concept qui donne forme à un stéréotype machiste
comme [homme DC NEG sait faire la cuisine] permet de produire la réponse que l’on voit
dans ce dialogue fictif :
– Tout ce que Max peut faire est un œuf au plat.
– Normal, c’est un homme.
Or si ce jugement singulier peut être dit reposer sur une croyance, on ne peut dire qu’il fasse
l’objet pour autant d’une attitude que l’on puisse décrire comme « le fait de prendre pour
vrai » que les hommes font mal la cuisine. La raison est simple : la question sur la vérité d’un
concept n’a pas de sens. Un concept ne peut être vrai ou faux, car un concept est une structure
sémantique sans correspondance dans le monde. En réalité, si croyance signifie l’attitude qui
consiste à penser que quelque chose est vrai, alors les concepts ne peuvent être des croyances.
Mais est-ce qu’un stéréotype est vraiment quelque chose à laquelle on « croit » ? N’est-il pas
une manière de penser, plutôt que le contenu d’une croyance ? C’est exactement ce qui invite
à postuler une conception des stéréotypes en tant que schémas normatifs/transgressifs. Plutôt
que de dire que les membres d’un groupe social donné partagent telle croyance, il suffit de
postuler que tel concept fait partie des concepts partagés par tel groupe. Ce qu’il faut
observer, ce sont les concepts à travers lesquels les sujets produisent des jugements, pensent.
Les concepts sont les moules à partir desquels les individus produisent des jugements
singuliers. Ainsi, les lycéens blancs sujets de l’enquête citée plus haut pensent leurs
camarades, en partie, à travers le concept raciste [noir DC avoir des mauvaises notes].
51
En poursuivant ces recherches, j’entrais évidemment dans une sphère qui dépasse les
limites habituelles des sciences du langage. J’empiétais en particulier sur le champ d’action
d’une discipline dont l’objet est précisément le mode de fonctionnement des schémas à travers
lesquels les groupes sociaux pensent le monde : la psychologie sociale. Je me suis intéressé,
notamment dans L. (2013b), à un courant particulièrement prolifique en France, celui fondé
par Moscovici, dont la thèse centrale peut être résumée ainsi : chaque groupe social structure
sa pensée, son expérience et ses actions grâce à des schémas partagés, des « représentations
sociales » (Moscovici, 1961), qui sont une réinterprétation des « représentations collectives »
de Durkheim (1912). Les représentations sociales sont les opinions, les croyances et les
connaissances que partagent les membres d’un groupe. Si ces représentations sont
« sociales », ce n’est pas tant du fait d’être détenues par une multiplicité d’individus, mais
surtout parce que ces représentations sont socialement construites. Ce courant, me semblait-il,
devait pouvoir apporter l’armature dont le rapprochement entre sémantique et pensée sociale
que je tentais de mettre en place avait besoin afin de produire des descriptions significatives.
Pourtant, l’examen attentif du concept de « représentation sociale » m’a montré qu’un tel
dialogue était impossible.
Je partageais avec la psychologie sociale l’idée générale que les sociétés (et non pas les
individus, chacun dans son esprit) produisent les schémas à travers lesquels se produisent les
visions du monde, idée que l’on trouve déjà dans la théorie sociologique de Durkheim. Mais
quel type de chose est une « représentation sociale », de quoi est-elle faite ? Le chemin par
lequel j’ai entrepris cet examen est celui de la mise en lumière de la façon dont ce courant de
la psychologie sociale conçoit la structure interne des représentations sociales.
Beaucoup de psychologues sociaux considèrent, avec Abric (1993), que la structure
d’une représentation sociale est telle qu’un noyau central s’accompagne de schèmes
périphériques. Le noyau central est l’élément le plus stable de la représentation, ainsi que
celui grâce auquel les autres éléments de la représentation sociale, qui seront dits
« périphériques », acquièrent un certain sens. Il est important d’établir que contrairement aux
« représentations » de la psychologie cognitive, qui sont en général des transpositions de la
formule logique CONCEPT(objet), les « représentations sociales » sont des ensembles
d’éléments, des configurations composées d’une multiplicité d’entités singulières. Cependant
– et c’est précisément l’obstacle principal au rapprochement entre ces propositions et la
mienne – la structure de chacun de ces éléments singuliers est exactement celle des
« représentations » de la psychologie cognitive et donc de la « pensée » de la logique
52
frégéenne. Une représentation sociale est un réseau de schèmes attribuant chacun une
propriété à un objet. La principale préoccupation des travaux qui s’intéressent à la structure
des représentations sociales est d’établir le type d’organisation interne de ces complexes,
organisation qui devrait permettre de caractériser adéquatement les liens qui existent entre les
différents éléments singuliers de cette structure, notamment en classant les éléments singuliers
de la représentation sociale (qui est donc un réseau organisé d’éléments) comme « centraux »
ou « périphériques ». Les différents éléments d’une représentation ont des qualités, par
exemple, ils peuvent être plus ou moins persistants ou labiles, et ce sont ces qualités qui
déterminent leur place en tant que périphériques ou en tant que centraux à l’intérieur de
l’organisation de la représentation sociale. Cette conception de l’organisation interne d’une
représentation n’est pas en soi problématique. Mais elle n’apporte pas de réponse achevée à
la question de la constitution interne d’une représentation sociale. Car ce qu’il faut déterminer
est la nature de chaque élément singulier participant de cette organisation complexe. Or cette
question n’est pas abordée de front par les auteurs qui travaillent dans ce courant. Cependant,
si l’on observe, d’une part, les analyses et d’autre part, certaines affirmations d’ordre
théorique, il apparaît que les éléments singuliers qui composent les représentations sociales ne
consistent en rien d’autre qu’en l’attribution d’une propriété à un objet. On retrouve donc à
nouveau la structure CONCEPT (objet). Par exemple, si on est face à un individu qui juge que
les hommes font mal la cuisine, on conclura qu’il mobilise un schéma qui attribue la propriété
de mal faire la cuisine à l’objet « les hommes » – on se demandera ensuite si ce schéma
apparaît comme stable, auquel cas il fait partie du noyau de la représentation sociale, ou bien
s’il est plutôt labile, auquel cas il faut alors le classer parmi les schémas périphériques.
Je pensais repérer une contradiction fondamentale qui ébranlait tout l’édifice de la
psychologie sociale. En supposant que les éléments qui entrent dans la composition des
représentations sociales sont de la structure CONCEPT (objet), la psychologique sociale du
courant initié par Moscovici laissait entrer par la fenêtre ce qu’elle aspirait à rejeter par la
porte : la possibilité pour une société de penser des objets indépendants de leur propre
production symbolique. Si détenir une représentation c’est véhiculer l’attribution de propriétés
à un objet, cela implique que l’objet existe indépendamment de la représentation. D’après
Moscovici, les représentations « profilent » les objets qui les concernent, les « donnent à
voir » d’une certaine manière, plutôt qu’elles ne les construisent de toutes pièces. Mais cela
veut dire alors que les objets « Noir », « Homme », « Femme », etc. ont, préalablement au
« profilage » qui leur font subir les représentations d’un groupe, une existence objective. Tel
53
qu’on a pu le voir plus haut, l’impossibilité radicale d’un énoncé objectif est peut-être la thèse
centrale de la sémantique argumentative. Mais cette impossibilité d’une objectivité
énonciative dérive de l’incapacité des unités sémantiques à être vérifiées dans le monde. Étant
donnée l’homologie structurelle entre les entités sémantiques et les unités élémentaires de la
« pensée sociale », j’affirmais que celle-ci ne pouvait intégrer à aucun niveau, une référence à
des objets du monde. Ceci implique qu’il n’y a rien dans le monde qui puisse être reconnu
comme objectivement « Noir », « Homme » ou « Femme ». Nommer c’est produire un
jugement en appliquant un concept, et tout concept est un schéma sémantique socialement
construit.
3.4. Le terrain commun
Ces contradictions que je croyais découvrir dans ce type de psychologie sociale m’ont
amené à poursuivre d’autres voies. J’abandonnais donc les tentatives pour établir un certain
dialogue avec la psychologie sociale, mais je ne revenais pas les mains vides de cette
exploration. J’en avais tiré au moins une leçon : pour étudier le mode d’existence des unités
de la pensée sociale, il faut observer les processus dans et par lesquels celles-ci sont
construites, négociées, mises en relation. Je me suis replié sur des positions plus proches de
mon « appartenance disciplinaire » et, toujours muni de l’idée que les unités élémentaires de
la pensée sont des schémas normatifs ou transgressifs, j’ai interpellé cette fois une théorie
pragmatique dont les thèses sur les croyances partagées sont très répandues dans les travaux
anglophones : la théorie du common ground de Stalnaker (1973, 2002).
Pour Stalnaker, les participants d’une conversation partagent un common ground,
expression que l’on peut traduire par terrain commun, qui serait l’ensemble des croyances que
tous les partenaires prennent pour admises par tous les autres participants de la même
situation. Nous reproduisons ci-contre l’une des définitions les plus récentes qu’en donne
Stalnaker :
φ appartient au terrain commun d’un groupe si tous les membres acceptent
(dans cette interaction) que φ, et ils croient tous qu’ils acceptent tous que φ, et
ils croient tous qu’ils croient tous qu’ils acceptent tous que φ, etc. (Stalnaker,
2002 : 716, je traduis).
Dans cette définition, φ est le nom d’une entité sémantique susceptible d’être vraie ou
fausse, dont la structure minimale est, à nouveau, celle qui attribue une propriété à un objet,
soit qui met en relation une entité de nature conceptuelle avec un objet du monde. Dans ce
54
courant pragmatique, cette entité est conçue comme une unité d’information, c’est-à-dire
comme la description objective d’un état de choses dans le monde, à propos de laquelle
chaque sujet parlant peut avoir une certaine attitude, comme croire qu’elle est vraie ou qu’elle
est fausse, ou bien l’accepter, ce qui veut dire que le sujet traite l’information comme vraie,
en suspendant momentanément la possibilité qu’elle soit fausse. D’après Stalnaker, le terrain
commun d’une situation apparaît lorsqu’un sujet parlant présuppose une unité d’information et
que cette information n’est pas démentie par la suite. Les informations présupposées par les
participants d’une situation font partie du terrain commun de cette situation.
On peut voir que la théorie frégéenne est ici en partie maintenue et en partie rejetée. Elle
est maintenue en ce qui concerne la structure élémentaire de la pensée et des unités
sémantiques. Or la pensée élémentaire est envisagée d’emblée comme ayant une fonction
descriptive : il s’agit d’une piece of information, d’une unité informative, ce qui véhicule en
filigrane l’appartenance de ces unités à un régime général de transmission inter-individuelle
de descriptions du monde. De fait, la pensée n’apparaît plus comme appartenant à un
« troisième domaine » objectif et intemporel, externe aux individus. Ce type de pragmatique
envisage la pensée plutôt en tant qu’état mental. S’il y a néanmoins « objectivité », ce n’est
pas dans l’existence intemporelle des pensées, ni dans leur indépendance vis-à-vis du support
subjectif (l’esprit des individus), mais plutôt dans la possibilité d’une évaluation de la
correspondance entre l’unité sémantique et le monde.
Dans L. (2015a) j’ai tenté de montrer plusieurs problèmes de cette approche. Bien
entendu, la conception des unités sémantiques comme des représentations objectives d’un état
de choses dans le monde était d’emblée réfractaire à l’idée qu’elles sont en réalité des
schémas normatifs ou transgressifs, et dépourvus donc de toute capacité représentationnelle.
La visée informative que cette théorie associe aux unités sémantiques (qualifiées de « pieces
of information ») était aux antipodes des thèses de la sémantique argumentative, d’après
laquelle la valeur informative d’un énoncé n’est jamais première – elle est au mieux un
« sous-produit » sémantique dérivé de l’annulation de contraintes argumentatives (Anscombre
et Ducrot, 1986). Mon but était néanmoins de mettre temporairement entre parenthèses ces
incompatibilités qui frappent évidemment toute rencontre avec l’approche logiciste, pour me
concentrer sur les problèmes spécifiques à la notion de terrain commun, même si les
problèmes que j’ai identifiés dérivent, au bout du compte, du logicisme de l’approche. Je n’en
mentionnerai qu’un, qui concerne non pas la nature des unités du terrain commun, mais celle
de leurs relations. J’illustrais cette difficulté, entre autres, à l’aide de cet extrait d’une
interaction en ligne dans le forum du Nouvel Obs. Quelques jours auparavant, Manuel Valls, à
55
l’époque ministre de l’Intérieur, avait déclaré « les Roms ont vocation à rentrer en Roumanie
ou en Bulgarie », déclarations qui avaient été largement relayées par les journaux. La ministre
du Logement, Cécile Duflot, avait réagi en laissant entendre que ces propos ne respectaient
pas « les valeurs de la République, qui sont des valeurs de fraternité, notamment »12. Voici le
fragment (où les propos de Marc apparaissent dans ce forum comme une réponse à ceux de
Lucie) :
LUCIE : Un sondage CSA-BFMTV publié mercredi 3 octobre dit que 2/3 des
Français sont plus proches de Valls que de Duflot. Non c’est faux !! archi faux
!!! Le sondage ment, le sondage ne dit pas la vérité. La vérité c’est que Valls est
plus proche de 2/3 des Français que Duflot. Si demain les Français étaient pour
les 2/3 opposés aux bougnats qui se remettraient à accaparer tous les bistrots de
France, Valls serait plus proche de ces 2/3 là. Valls connaît par excellence les
lois de la mathématique populiste. Peu importe l’axiome proposé, si le chiffre
de 2/3 le tient pour axiome, Valls le suivra […]
MARC : Les Français […] sont exaspérés. Que des politiques tentent de surfer
sur cette exaspération – en paroles s’entend – est tout à fait normal. Ce n’est pas
du populisme comme diraient les mal-pensants. C’est simplement le jeu de la
démocratie, l’homme politique devant REPONDRE aux désidérata de ceux qui
votent ou ont l’intention de voter pour lui […]
On a dans le terrain commun de cette petite interaction au moins ces deux pièces
d’information :
(1)
(2)
M. Valls a déclaré que les Roms ont vocation à rentrer en Roumaine et Bulgarie.
Le 2/3 des Français pensent que les Roms ont vocation à rentrer en Roumaine et
Bulgarie.
Pour Lucie, l’information (2) répond à une volonté populiste, démagogique, qui consiste à
orienter la politique en fonction de l’opinion publique. Marc est d’accord sur le fait que Valls
oriente la politique d’après l’opinion publique, mais pense que suivre cette logique n’est pas
du populisme mais presque un devoir démocratique des hommes politiques. Il faudrait donc
dire que tous deux acceptent comme vraie l’information suivante :
(3)
M. Valls oriente ses décisions en fonction de l’opinion publique.
Par ailleurs, Lucie accepte comme étant vrai que M. Valls applique une stratégie populiste ;
Marc, de son côté, que M. Valls ne fait que son devoir d’homme politique dans un régime
démocratique. Ces deux informations, puisqu’elles n’apparaissent pas comme acceptées par
12
Pour les deux déclarations on peut consulter L’Obs, Valls : "Les Roms ont vocation à revenir en Roumanie",
nouvelobs.com, publié le 24 septembre 2013. Les extraits analysés sont tirés du forum de cet article.
56
les deux participants, ne font pas partie du terrain commun de l’interaction. Ce qui me
semblait poser problème est que l’unité (3) est pour Lucie une manifestation du populisme de
M. Valls, alors que pour Marc, il s’agit d’une manifestation de son devoir démocratique
d’homme politique. En réalité, (3) ne représente pas un point d’accord entre Lucie et Marc :
au contraire, la réaction de Marc montre qu’il y a désaccord sur ce que (3) veut dire. Supposer
que (3) fait partie du terrain commun de cette interaction fait apparaître un faux accord entre
les participants.
Pour envisager une solution au problème que pose cette interaction, il faut commencer
pour supposer, d’une part, que les unités sémantiques sont des schémas normatifs ou
transgressifs, car il s’agit d’établir que, pour Lucie, Valls applique une logique populiste en ce
qu’il suit aveuglement l’opinion de la majorité, [les Français disent X DC Valls fait X], alors
que pour Marc, Valls respecte le jeu de la démocratie en répondant aux attentes des électeurs
[les électeurs demandent DC Valls répond]. Les deux participants semblent mobiliser un
même concept d’après lequel l’opinion de Valls est réglée sur la volonté de la majorité des
Français, que l’on peut schématiser ainsi :
(4)
[les 2/3 des Français sont pour le retour des Roms en Roumanie et en Bulgarie
DC Valls est pour le retour des Roms en Roumanie et en Bulgarie]
Or chaque participant fait entrer ce concept en relation avec un autre concept, et ces
relations le sémantisent de deux manières différentes. Dans les propos de Julie, (4) apparaît
comme une manifestation particulière de la logique du populisme, soit [les Français disent X
DC Valls fait X]. Les propos de Marc le font apparaître plutôt comme manifestant la logique
de la démocratie qu’il définit au moyen d’un concept comme [les électeurs souhaitent X DC
Valls répond à ce souhait]. J’appelais cela un changement de cadre. Laura fait dépendre (1) du
cadre [les Français disent X DC Valls fait X], alors que Marc le fait dépendre du cadre [les
électeurs souhaitent X DC Valls répond à ce souhait]. Lorsqu’un concept est le cadre d’un
autre, les deux forment une seule unité. L’unité que propose Lucie et celle que propose Marc
sont incompatibles. Ainsi, on ne peut pas dire que le concept (4) fait partie de leur terrain
commun, car chaque participant faisant dépendre (4) d’un cadre différent, il n’est pas « le
même » concept pour l’un et pour l’autre. Pour Lucie, c’est une manifestation singulière de la
logique populiste ; pour Marc, du devoir démocratique le plus fondamental.
Un problème supplémentaire apparaît. Comment montrer qu’une fois l’intervention de
Marc accomplie, la position de Lucie elle-même est réinterprétée et semble avoir besoin de
nouveaux arguments pour être posée à nouveau en se débarrassant de la réinterprétation de
57
Marc ? Après l’intervention de Marc, pour qu’une nouvelle intervention dans la suite de la
même interaction soutienne que Valls partage l’avis de la majorité des Français par populisme
plutôt que par son respect des principes démocratiques, il faut une défense ou une nouvelle
attaque, il faut en somme essayer de se débarrasser de l’effet produit par l’intervention de
Marc. Mais pourquoi cette nécessité est-elle si flagrante, si chaque croyance prend place dans
l’esprit individuel ? En réalité, disais-je dans L. (2015a), les actions discursives individuelles
produisent des effets sur un plan collectif, dans lequel les concepts sont ajoutés, modifiés, mis
en relation les uns avec les autres. Les effets des actions discursives individuelles se
produisent dans cet espace partagé. Dans une interaction, les actions discursives individuelles
sont subordonnées à ce que les participants supposent qui a lieu dans cet espace partagé. On
peut imaginer une réunion de travail dans laquelle quelqu’un avance une proposition,
quelqu’un d’autre apporte par la suite une précision, quelqu’un d’autre encore rejette cette
précision en gardant la proposition initiale. Cela ne veut pas dire que tout le monde ait la
même idée de ce qui est en train d’avoir lieu, mais plutôt que si on veut décrire les concepts
qui surgissent dans une situation, les modifications qu’ils subissent, leurs relations, les
contraintes qui s’imposent aux uns comme aux autres, il est possible d’objectiver une sorte
d’espace de travail. Je transposais ainsi au domaine des situations discursives l’idée d’une
espace conceptuel global que je concevais dans mes travaux préalables comme
l’environnement symbolique dans lequel évoluent les sociétés. J’ai fait l’hypothèse que les
concepts qui surgissent dans une situation discursive prennent place dans l’« espace
conceptuel » de cette situation. Julie propose un cadre pour le concept (4) et Marc modifie ce
cadre. Ce changement de cadre (que j’appelais de façon un peu fastueuse reframing ou
recadrage) produit de nouvelles contraintes publiques car c’est l’espace conceptuel de
l’interaction qui est affecté, et non pas les esprits individuels. Désormais, dans ce forum,
exploiter le cadre posé par Julie, se fera forcément au détriment de celui posé par Marc.
L’idée de terrain commun introduit au moins trois éléments essentiels pour l’analyse de
la dimension sémantique des situations discursives complexes. Premièrement, la possibilité de
penser qu’à chaque situation discursive peut correspondre une configuration sémantique. La
notion de terrain commun, au moins à première vue, pouvait être vue comme une version plus
précise, plus locale, car relative à une situation donnée, de ce que j’entendais auparavant par
« espace conceptuel », que je voulais relatif à toute une société (en réalité, à bien y regarder, il
s’agissait plutôt de saisir des coïncidences entre des états mentaux individuels, plutôt que
d’objectiver un espace collectif dans lequel interviennent les énoncés). Deuxièmement, son
intérêt pour les attitudes publiques des participants de l’interaction. Pour déterminer quelles
58
entités font partie du terrain commun d’une interaction, on ne doit pas chercher à savoir ce
que les intervenants pensent être vrai, mais ce qu’ils acceptent comme vrai dans leurs énoncés
(certes Stalnaker, suivant en cela une application trop exigeante de la maxime de sincérité de
Grice, fait en même temps l’hypothèse que les attitudes publiques sont sincères, mais cette
hypothèse, au fond, est superflue). Troisièmement, le terrain commun est évolutif. La théorie
du terrain commun prend pour objet la création et l’évolution des croyances partagées au
cours d’une interaction. Ces éléments allaient être décisifs dans ma conception de ce domaine
collectif où persiste le résultat des opérations discursives, même en l’absence de toute
possibilité d’un véritable dialogue entre les théories, vue l’incompatibilité de ce qu’on peut
appeler avec Ducrot (1984) leurs « hypothèses externes », c’est-à-dire celles qui permettent de
construire l’observable qu’une théorie se donne.
3.5. Bilan
Jusqu’à mes travaux développant l’idée de « ton », devenus ensuite des « modes », il ne
faisait aucun doute pour moi qu’une entité sémantique était fondamentalement attachée à un
mot, associée à un texte. Or le problème de l’acceptabilité des modes faisait émerger la
possibilité que les unités de sens soient attachées plutôt aux groupes sociaux. Attachées par
quel type de lien ? J’aurais pu formuler ce rapport entre entités sémantiques et groupes
sociaux à la manière d’Anscombre et Ducrot, d’après lesquels le sens des énoncés contient
des allusions à des croyances présentées comme partagées. Sans doute motivé en partie par
mes collaborations avec des chercheurs venant d’autres horizons et qui trouvaient dans la
sémantique argumentative des outils pour déceler des visions du monde cachées dans les
discours13, l’enjeu était plutôt devenu, pour moi, d’établir dans quelle mesure les acquis de la
sémantique pouvaient éclairer non pas la question des croyances qui sont présentées comme
partagées mais plutôt celle des croyances partagées tout court. En reprenant le fil de la
Théorie des topoï, je prenais l’hypothèse que le sens des énoncés repose sur une sorte de jeu
qui consiste à faire comme si on partageait des croyances, pour en proposer une autre qui
abandonnait la figure du « comme si » : les sujets partagent effectivement des croyances, et la
nature de ces croyances est celle par laquelle la TBS caractérise les unités sémantiques
élémentaires.
13
Je pense notamment à de nombreuses rencontres avec le groupe des Questions socialement vives d’EFTS, et
tout particulièrement les activités menées au sein du projet ANR ED2AO, 2009-2013.
59
Le dialogue avec la logique cherchait à montrer que les inquiétudes de la philosophie
analytique autour des relations entre langage et pensée pouvaient recevoir des formulations
donnant à ces questionnements une toute autre portée. Peut-être par un excès d’optimisme, je
supposais possible d’interroger les problèmes d’une théorie avec les acquis d’une autre qui lui
est entièrement réfractaire. Le résultat était prévisible : le renforcement de l’abîme qui sépare
les deux paradigmes. L’adoption du terme « concept » pour nommer ces unités qui étaient
désormais pour moi les unités élémentaires de la pensée sociale prétendait avant tout occuper
le terrain de travail de la philosophie analytique et de la pragmatique qui s’y articule en y
déployant les acquis de la sémantique argumentative.
La discussion avec la psychologie sociale, née de la constatation d’un ensemble de
préoccupations partagées, s’achevait, elle aussi, sur une impasse : la structure que Moscovici,
Albric et d’autres attribuent à l’unité de la pensée sociale va à l’encontre de leur projet antiréaliste. Leur dépendance vis-à-vis d’objets extérieurs à la représentation rendait cette
approche inconsistante. Il faut admettre nonobstant que ce procès fut trop expéditif. J’aurais
pu reconnaître que les composantes internes des représentations sociales peuvent être
analysées à partir de ce que j’entendais par « concept », qu’il est en fin de compte légitime de
supposer que l’« objet » d’une représentation sociale est à la fois déjà-là et construit par la
représentation. Toutefois, ces obstacles-là ne sont pas ce qui a empêché au dialogue avec la
psychologie sociale d’être productif. L’obstacle principal se trouvait en réalité, mais cela je ne
l’ai vu que plus tard, dans le fait que la psychologie sociale est… une psychologie. Qu’elle
cherche à révéler dans les discours ce que les groupes « pensent », plutôt que les schémas
concrètement actifs à un moment donné dans la production effective de discours et d’actions.
Plus précisément, le frein le plus important pour cette rencontre était le « psychologisme » de
la psychologie sociale, alors que ma démarche acquérait de plus en plus une approche antipsychologiste de ce que je continuais à appeler, sans doute par le poids de l’habitude, « pensée
sociale », mais qui était plutôt une intrication d’espaces collectifs de signification – bien
entendu, ici signification ne reprend pas le terme que Ducrot (1984) oppose au sens : notre
emploi essaie de nommer seulement de la manière la plus générale possible les processus et
les entités qui rendent possible qu’un discours soit une matérialité signifiante.
Dans ma critique du terrain commun de Stalnaker, j’ai trouvé une nouvelle formulation
du rapport entre entités sémantiques et collectifs sociaux. Ces entités se déploient dans les
espaces de signification qui sont concomitants aux situations discursives. Outre les
incompatibilités signalées plus haut, affectant essentiellement leurs fondements, d’autres
60
différences importantes se dessinaient entre l’approche de Stalnaker et celle que j’essayais de
mettre en place. La plus importante est peut-être que le terrain commun d’une interaction est
fait de coïncidences entre les états mentaux des différents participants d’une situation, tandis
que ce que j’aspirais à observer était plutôt le résultat des opérations effectuées par chaque
discours. Or la persistance des effets d’un discours ne peut être observée que dans les énoncés
qui le suivent. En cherchant à établir les rapports entre sémantique et pensée sociale, j’arrivais
à la conclusion que tout ce que l’on peut observer sont des schémas sémantiques qui sont mis
en production par les énoncés et les contraintes que ces schémas font peser sur les énoncés qui
suivent. Ces schémas sont certainement en fonctionnement dans les esprits individuels, la
« vision du monde » d’un individu se structure sans doute sous la forme de schémas normatifs
et transgressifs. Mais même en supposant que les unités qui composent la configuration
sémantique d’une situation discursive ont une correspondance cognitive, cette hypothèse
devenait pour moi, en fin de compte, secondaire, voire concrètement inexploitable. J’aurais pu
faire appel à la notion de mémoire discursive de Berrendonner (1986) pour les traiter. Se
basant, entre autres, sur la notion de terrain commun de Stalnaker, la mémoire discursive de
Berrendonner est un stock évolutif d’informations, connaissances, lieux communs pris pour
partagés par les interactants, comme résultat d’inférences faites à partir des énoncés produits
dans une situation donnée. Mais, pour moi, « pensée » ne voulait dire en fin de compte que
« schéma à partir duquel se produisent des discours ». On se serait trouvé encore face au
même abîme épistémologique.
On peut identifier dans ce qui précède deux lignes d’évolution claires, concernant des
aspects théoriques et méthodologiques. Dans mes premiers travaux, j’entendais contribuer à
l’enrichissement d’une sémantique linguistique en étudiant la signification instructionnelle
véhiculée par des éléments de langue. Dans cette nouvelle phase, mon but était devenu
d’aborder d’autres fonctions des entités sémantiques, concernant leur rapport à la pensée
sociale. Ce changement impliquait un abandon : les théories avec lesquelles j’abordais la
signification linguistique offraient peu d’aide pour traiter ces fonctions. Au contraire, elles les
refoulaient
vers
l’extérieur
d’une
étude
sémantique,
déclarant
même
l’absence
d’interdétermination mutuelle. Les dialogues que j’ai tenté d’établir avec des traditions
théoriques différentes visaient à construire une approche fondée sur les acquis principaux de
la sémantique argumentative pour appréhender ce sujet de préoccupation classique qu’est
l’articulation entre sens et société. Les travaux dans lesquels j’explorais le fonctionnement des
« concepts » intégraient aussi une évolution dans la constitution de mon matériau
61
d’observation. Auparavant, il était, pour moi, suffisant de travailler sur des exemples
construits ou des fragments textuels isolés, issus la plupart du temps de textes littéraires.
Lorsque j’analysais des rapports entre énoncés, je pouvais me contenter d’un énoncé et sa
réplique, car je m’intéressais à la manière dont un énoncé conditionne les réactions qu’il peut
lui-même susciter. Il était maintenant devenu nécessaire de passer à l’observation de situations
où des énoncés différents travaillent sur un même espace de signification.
62
4. Les processus de structuration sémantique de la conflictualité
sociale
Afin d’étudier la façon dont les concepts « habitent » un espace conceptuel, j’ai
entrepris de délimiter un type d’espace conceptuel particulièrement « vivant » : j’ai
commencé à étudier des controverses publiques, des situations conflictuelles ayant acquis une
portée sociale : avortement en France dans les années 70 (L. 2015b), le cas « Nisman » en
Argentine (L. 2015e), le conflit à Notre-Dame-des-Landes (Camus & Lescano 2019). Je me
suis arrêté sur le conflit portant sur le retour du loup en France dans le but de caractériser le
mode de fonctionnement des unités sémantiques dans un environnement conflictuel. Ce
conflit était intéressant pour plusieurs raisons, mais il l’était en particulier par sa vitalité : bien
que se développant depuis le début des années 90, moment où des loups réapparaissent dans
le Sud-Est français (l’espèce avait été éliminée du territoire national dans l’entre-deuxguerres), lorsque je commence à suivre le dossier, en 2014, la question du loup est présente
dans la presse locale et nationale, des associations sont constituées, d’autres fusionnent, une
consultation publique ouverte pendant deux mois par le Ministère de l’écologie sur une
décision ponctuelle recueille plus de 2500 contributions, des actions « coup de poing » voient
même le jour (séquestration du directeur d’un Parc national). Ce conflit oppose, pour le dire
synthétiquement, les éleveurs de brebis et des défenseurs du loup. Les éleveurs, regroupés en
syndicats, affirment vouloir garantir l’exercice de leur activité face au loup, qu’ils présentent
comme une nuisance. Il faut donc que l’on puisse tuer des loups. Or le loup a été inscrit parmi
les espèces strictement protégées, au niveau européen et national, il est donc interdit de le
tuer, sauf dans des cas très précis. Afin de renforcer le respect de cette interdiction et de
promouvoir une pratique de l’élevage compatible avec la présence de prédateurs, des
associations écologistes agissent sur des fronts différents (accompagnement d’éleveurs à la
protection des troupeaux, participation à des groupes de discussion organisés par l’État,
attaques en justice des autorisations ponctuelles à abattre des loups, publications à la
destination du public, etc.). Des lois, des plans officiels de gestion du loup, des décrets, des
arrêtés préfectoraux font évoluer sans cesse l’activité d’élevage, la possibilité de déroger à
l’interdiction de tuer des loups. Mon corpus a été constitué par tous les textes traitant de la
question du loup ayant été diffusés sur Internet pendant l’année 2014. En considérant aussi
bien les textes de loi que les commentaires laissés par des internautes dans un forum internet,
63
je suivais en partie la méthodologie totalisante d’Angenot (1989). J’ai établi dans ce conflit,
dans les limites arbitraires que fixait l’année 2014, une sorte de laboratoire pour l’étude
d’unités sémantiques évoluant dans un environnement conflictuel. Mais plus mon travail
avançait, plus j’avais besoin de caractériser cet environnement lui-même : que fait un texte de
conflit ? Comment saisir la question des identités ? Quels types d’événements peuvent s’y
produire ? Quels types d’actions peut-on y effectuer ? Quel rapport entre la dimension
sémantique et la dimension sociale de ces conflits ? Peu à peu, l’objectif de mes recherches
s’est transformé. Il ne s’agissait plus de décrire le mode d’existence des unités sémantiques
dans un environnement conflictuel, mais de caractériser la dimension sémantique des conflits.
C’est à cet objectif qu’essaie de répondre mon manuscrit Prolégomènes à une sémantique des
conflits sociaux.
L’affirmation principale que j’y développe est que l’enjeu des conflits sociaux est
d’instaurer, garder ou transformer des possibilités d’action plutôt que des formes de pensée,
plutôt que des visions du monde. À partir de l’idée qui parcourt la sociologie selon laquelle
les actions qui comptent dans une société, les actions sociales, sont celles qui « ont du sens »,
je fais l’hypothèse que les actions disponibles pour un groupe social existent sous la forme de
schémas sémantiques. Ces schémas surgissent, sont retravaillés, renforcés, combattus,
connectés entre eux, non pas dans l’esprit individuel de chaque homme, mais plutôt dans des
formations collectives changeantes. Les discours qui donnent sa forme à un conflit social
agissent sur l’évolution des actions qui sont rendues disponibles dans un espace sémantique
précaire – espace qui contraint en retour les effets des interventions discursives. Le lien entre
action et sémantique se concentre dans la nature des entités sémantiques qui intègrent une
orientation vers l’action. Ces postulats que je présente de manière un peu péremptoire sont le
résultat d’une confrontation entre, d’une part, la réinterprétation en clef spinozienne de
plusieurs concepts marquants de l’analyse du discours, de la théorie politique, de la
sémantique argumentative, et d’autre part, la matière que fournissent les textes de mon
corpus.
4.1. Formations discursives et espaces sémantiques
Une tentative de théorisation intégrale d’une sémantique spécifique à des situations
constitutivement conflictuelles précède la nôtre : celle que Maingueneau présente dans
Sémantique de la polémique (1983). Pour Maingueneau, la description sémantique d’une
polémique concerne essentiellement la détermination des schémas sémantiques qui sont
64
concrétisés par les multiples énoncés du conflit. Prenant appui sur le concept de formation
discursive de Foucault, cette démarche ne cherche pas à établir la « pensée » de chaque
protagoniste du conflit, elle ne s’attache pas non plus à rétablir des séries de lexèmes
constatées dans les textes : il s’agit plutôt d’établir d’abord, la nature, et ensuite, la
composition d’une organisation sémantique qu’on ne trouvera telle qu’elle dans aucun esprit
individuel, dans aucun texte singulier. Comme la formation discursive de Foucault, cette
organisation sémantique, relative à une conjoncture, définit ce qui apparaît comme étant
énonçable à partir de certaines positions (dans le cas étudié par Maingueneau, les positions
relatives au jansénisme et à l’humanisme dévot au XVII siècle). Mais à la différence de
Foucault, qui brouille les différences entre la matérialité langagière de l’évènement énonciatif
et ses conditions de possibilité, Maingueneau distingue une surface discursive, faite de textes,
et les éléments abstraits (catégories, règles, opérations) qui la sous-tendent. J’ai conçu, à partir
de ces bases, le projet d’une sémantique des conflits sociaux. Mon objectif, comme celui de
Maingueneau, était de postuler des catégories aptes à l’analyse non pas de mots, d’énoncés ou
de textes, mais d’une configuration sémantique attachée à une conjoncture d’ordre conflictuel.
Je rejoignais par là aussi quelques aspects de la théorie de Pêcheux. En effet, la théorie
qu’il propose se fonde elle aussi, partiellement, sur le concept de formation discursive de
Foucault, mais en la réélaborant dans le cadre de la théorie de l’idéologie d’Althusser (1970).
Pêcheux développe, au sein d’un projet à la fois marxiste-léniniste et abreuvé abondamment
des thèses de Lacan, une théorie sémantique de l’idéologie et de la subjectivité, qui imbrique
le sens aux structures sociales et aux processus psychologiques d’identification. Cet auteur
propose, comme Maingueneau, une interprétation sémantique des formations discursives : une
formation discursive est un ensemble organisé d’énonçables. On peut constater que malgré
leurs différences, je dirais même malgré leur irréductibilité, les approches de Maingueneau et
de Pêcheux s’accordent sur un point important : elles posent toutes deux une pensée du fait
sémantique comme concomitant non pas d’une langue, ni des textes, ni encore de l’esprit des
individus, mais des rapports conflictuels entre des groupes sociaux. La sémantique que
j’essaie de mettre en place s’inscrit dans cette ligne.
Des obstacles importants frappent néanmoins la possibilité d’intégrer pleinement l’une
ou l’autre de ces tentatives à une sémantique des conflits sociaux.
Premièrement, Maingueneau concevait l’organisation sémantique de la polémique
comme une compétence, au sens chomskyen du terme, c’est-à-dire comme un système de
règles permettant de produire ou de comprendre des énoncés « bien formés » relativement à
un type de discours (par exemple, un discours janséniste ou humaniste dévot). Non pas que
65
cette compétence ait une réalité dans l’esprit des individus : la compétence discursive par
laquelle Maingueneau analyse la polémique est un dispositif descriptif, une production de
l’analyste. Contrairement aux catégories de Maingueneau, celles que je développe ne se
présentent pas comme des outils que l’analyste construit afin de rendre compte de la
surface discursive14 : mes questionnements et mes hypothèses sont ontologiques. La question
que je me pose ne porte pas sur la méthode à adopter pour mieux décrire un phénomène mais
plutôt sur les propriétés du phénomène lui-même. Les notions que j’élabore aspirent à
identifier le type d’entités et de relations qui conditionnent les effets des discours (conçus
comme les unités de la surface discursive du conflit), entités qui sont la cible de l’action des
discours, qui concentrent des manières de dire et d’agir et qui définissent ce qui est en jeu
dans un conflit. L’espace sémantique d’un conflit n’est pas, pour moi, un dispositif construit
par l’analyste destiné à expliquer ce que font les discours. Ma supposition est réaliste : les
discours agissent sur un espace sémantique qui conditionne en retour leur émergence comme
leurs effets. Mon approche est ainsi analogue à celle du sociologue qui affirme l’existence
d’une structure sociale conditionnant les actions individuelles et sur laquelle ces individus
agissent en l’entretenant ou la transformant, alors que celle de Maingueneau serait proche de
celle du sociologue qui considère qu’il faut, dans le travail d’analyse, construire une structure
pour expliquer les comportements des individus.
La difficulté majeure que l’on rencontre à l’heure de transposer directement la théorie
de Pêcheux est qu’elle est conçue entièrement dans le but de rendre compte de la domination
de classe : elle explique par quels moyens le discours participe à – et, on pourrait dire, ne
participe qu’à – l’assujettissement des individus, à la domination d’une classe sur l’autre. Le
mécanisme postulé fait du discours un outil de la reproduction des relations de domination qui
sont, en dernière instance, déterminées dans d’autres couches de la structure sociale, en
particulier, dans la base économique de la société. Cela implique que s’il y a modification des
rapports sociaux, ces changements ne sont pas le résultat des interventions discursives sur des
espaces sociaux où s’articulent les énonçables disponibles, mais plutôt dans une sphère où la
sémantique n’a pas de prise, une réalité empirique dont les lois sont d’une toute autre nature
que celle des lois qui régulent la formation de ce qu’il est possible d’énoncer à un moment
donné.
En somme, pour la théorie de Maingueneau, comme pour celle de Pêcheux, l’énoncé
individuel ne peut que reproduire ce qui est déjà là. Tout se passe comme si les énoncés
14
Voir en particulier Maingueneau (2011).
66
singuliers n’avaient jamais la capacité de modifier les énonçables qui se trouvent disponibles
à un moment donné. L’énoncé, pour la Sémantique de la polémique, comme pour les Vérités
de La Palice, exprime partiellement une configuration sous-jacente. À une précision près :
pour Pêcheux, l’énoncé produit quelque chose, à savoir, l’assujettissement de l’individu à une
formation idéologique – ou il faudrait dire, le reassujettissement, étant donné que l’individu
est toujours déjà interpellé en tant que sujet, et cela même à sa naissance (du moment où
l’attend une place dans l’état civil, dans sa famille, etc.). C’est la seule « transformation » que
produit l’énoncé ; la formation discursive elle-même, les relations significatives qui la
composent ne seront altérées que par des mécanismes non sémantiques, liés en dernière
instance à l’économie. Pourquoi est-ce un obstacle ? Et pourquoi cela nous semble-t-il si
contraignant ? Parce que cette hypothèse va à l’encontre de ce qu’on observe dans les conflits
sociaux, dont la configuration sémantique évolue par l’action de discours concrets. Prenons
seulement un exemple. Dans le conflit autour du loup en France, pendant longtemps, la presse
nationale a produit un récit aux allures de fait objectif d’après lequel le loup, après avoir été
exterminé au début du XXème siècle, était revenu spontanément sur le territoire français à
partir de l’Italie en traversant les Alpes. Or une allocution du maire de Nice dans une réunion
de chasseurs, où il déclare que le loup a été réintroduit en France artificiellement avec la
protection de l’État, a fait perdre de son évidence au récit d’après lequel le loup est revenu
naturellement sur le territoire français. Désormais, souvent, les textes journalistiques
présentent le retour spontané du loup comme sujet à polémique. Autrement dit, l’allocution du
maire de Nice intervient dans le conflit affectant la possibilité d’énoncer le retour spontané de
cette espèce en tant que fait incontestable. Ceci est un évènement sémantique, car la
possibilité d’énoncer un certain propos d’une certaine manière est altérée. Des évènements
sémantiques, d’envergure variable, se produisent sans cesse par l’action de discours qui
altèrent à rythme soutenu la configuration sémantique du conflit. Les dicibles disponibles
dans un conflit évoluent sans cesse, et la responsabilité de ces évolutions revient à l’action des
discours.
La capacité des discours à transformer les configurations sémantiques corrélatives à des
conjonctures sociales conflictuelles et l’instabilité structurelle des espaces de signification qui
en résulte sont conceptualisées par Laclau et Mouffe dans leur Théorie du discours (Laclau &
Mouffe 1985). Pour ces auteurs, l’espace politique est un espace de discursivité. Ces auteurs
entendent par là que ces espaces sont constitués de pratiques discursives et de relations qui
lient des signifiants et des signifiés, relations qui de notre point de vue devraient être
67
qualifiées de sémantiques 15 . Ces espaces discursifs sont entièrement modelés par les
interventions discursives effectuées par les acteurs du conflit, interventions qui transforment
donc sans cesse les rapports entre signifiants et signifiés qui sont disponibles pour la
production sociale de sens. Dans une manifestation de 1989 à Prague, des manifestants
arborent des pancartes avec le mot « Vérité », d’autres, avec le mot « Justice ». Par des
interventions comme celle-ci ces deux termes deviennent discursivement substituables et donc
sémantiquement équivalents. Ils signifient ce pourquoi ils sont là dans ce contexte particulier :
ils sont là, entre autres, pour demander la « fin des arrestations arbitraires » (Laclau 2000). La
signification de ces termes, dans ce contexte, et grâce à ces interventions discursives, est cette
équivalence particulière qui les rend interchangeables pour signifier la demande de la fin des
arrestations. Contrairement aux approches de Maingueneau et de Pêcheux, celle de Laclau et
Mouffe fait de l’énoncé une matérialité agissante, ayant le pouvoir d’altérer les éléments
d’une configuration sémantique qui précède l’énoncé et qui le succèdera. Reconnaître aux
discours leur statut d’intervention (Laclau 1980) est essentiel pour établir le type de rapport
qui relie la matière discursive à l’espace sémantique d’un conflit.
Cependant, la posture de Laclau et Mouffe comporte de sérieuses difficultés. D’abord,
la distinction fondamentale entre les matérialités signifiantes et les conditions qui rendent ces
matérialités signifiantes est aplatie dans la catégorie de discursivité. Les énoncés sont ainsi
confondus avec l’espace de signification auquel ils se rapportent. Il s’additionne une
description peu reproductible des entités, des relations et des processus sémantiques, fondée
essentiellement sur des catégories issues de la théorie psychanalytique de Lacan. Outre ces
difficultés, majeures, mais qui peuvent sembler ne pas atteindre le cœur de cette approche, la
théorie de Laclau et Mouffe, que l’on peut qualifier, en suivant Hansen (2010), de
« constructivisme radical », dépend de deux postulats, pour moi, inacceptables.
Le premier est que la configuration sémantique des espaces socio-politiques est, pour
Laclau et Mouffe, le résultat contingent d’interventions discursives. Ce postulat est leur
réponse face à la rigidité causale qu’ils associent au matérialisme historique. Laclau et Mouffe
aspirent à dépasser l’hypothèse marxienne selon laquelle les faits idéologiques sont toujours
déterminés en dernière instance par des faits économiques. L’alternative qu’ils postulent à la
place est la déconnexion totale des faits idéologiques vis-à-vis d’autres sphères et notamment
vis-à-vis des structures économiques. Or cette déconnexion a deux conséquences
descriptivement peu pertinentes.
15
Laclau (2007), fondé sur des arguments tirés de la psychanalyse, soutient que ces rapports vont au-delà de la
sémantique, car ils concernent aussi des liens entre des signifiants.
68
La première est que, à accepter cette position, les discours sont nécessairement toutpuissants. En effet, face aux analyses de Laclau et Mouffe, on a l’impression qu’il suffit que
les discours signifient une relation quelconque, pour que cette relation devienne active et
(pour peu que le contexte s’y prête) productive dans l’espace social, pour que telle identité
sociale prenne forme à la place d’une autre. Chaque énoncé semble ainsi contenir en germe
tous ses effets. L’observation des conflits montre une toute autre réalité : d’une part, parce que
les discours atteignent seulement parfois les buts qu’ils visent (même là où le contexte s’y
prête), et d’autre part, parce que les effets d’une action discursive ne sont que partiellement
déterminés par le discours lui-même ; ce qu’un discours produit est toujours le résultat d’une
interaction entre ce dont il est porteur et ce qui est déjà préfiguré dans l’espace sur lequel il
agit. Les effets des discours ne sont pas contingents, car ils sont conditionnés par les entités,
les relations, les mécanismes qui se trouvent déjà en fonctionnement dans l’espace sémantique
sur lequel ces discours portent leur force.
La seconde de ces conséquences est que si on acceptait le résultat du travail discursif
comme une construction contingente, alors on le déconnecterait complètement de la finalité
de l’intervention comme des mécanismes qu’il active. Les interventions discursives dans une
situation de conflit visent la défense ou l’attaque, le maintien ou la menace des pratiques
sociales en cours dans une conjoncture donnée, pratiques qui donnent forme à l’existence
réelle des collectifs qui constituent une société. D’un autre côté, les discours n’interviennent
pas sur un espace dépourvu de déterminations, mais sur un système de causalités, où chaque
intervention entraîne des cascades de conséquences par l’activation de mécanismes déjà en
place. Le résultat d’un discours n’est pas identifiable à l’avance, car son efficacité est
dépendante d’une multiplicité de facteurs, mais il n’est pas contingent. Il ne faut pas perdre de
vue qu’on qualifie souvent de contingent ce dont on ne comprend pas la cause.
Ces difficultés de l’approche de Laclau et Mouffe ne doivent pas empêcher d’y
identifier une thèse, que j’adopte sous une forme, pour ainsi dire, épurée : les discours qui
participent d’une conjoncture conflictuelle modifient sa configuration sémantique, ce qui
découle du fait que l’espace sémantique d’un conflit social est une configuration antagonique
construite à coup de discours, et donc nécessairement précaire. Mais une fois que l’on accepte
cette thèse générale, tout reste encore à faire : quelle est la nature sémantique des enjeux d’un
conflit ? quel rapport entre le discours individuel et les configurations sémantiques ?
Comment se produisent les identités des collectifs qui participent d’une lutte ? De quelle
manière sont reliées les pratiques des collectifs en lutte et leur existence sémantique ?
69
4.2. Programmes
Abordons ces questions une à une. Une fois qu’on admet qu’à un conflit social
correspond une configuration sémantique, il devient nécessaire de s’interroger sur la nature de
cette configuration. Un point de départ pour répondre à cette question surgit d’une
convergence entre les approches déjà évoquées (celles de Foucault, de Laclau & Mouffe, de
Maingueneau, de Pêcheux) à savoir, leur position réfractaire à une sémantique
vériconditionnelle, représentationnelle, référentielle. Dans chacune de ces théories, il y a sens
dans la mesure où il existe la possibilité d’énoncer un certain propos (en tant que résultat d’un
processus socio-historique de longue haleine ou bien comme l’effet d’interventions
discursives précises). Or ce propos n’est en aucun cas la représentation d’un objet du monde
ni l’attribution d’une propriété (avec vérité ou fausseté) à cet objet. Parmi ces approches, celle
qui développe un modèle sémantique consistant est celle de la Sémantique de la polémique de
Maingueneau, qui se fonde sur la notion de règle générative de Chomsky (1957) et celle de
sème de Greimas (1966). Dans ce modèle, chaque formation discursive est constituée d’un
système cohérent d’éléments sémantiques (sèmes), ce système étant engendré à partir de
l’application de règles génératives. Mais l’idée qu’un espace sémantique puisse être généré
par des règles formelles va à l’encontre de la possibilité que son évolution soit déterminée par
l’action des discours qui y interviennent. Car ce système est un produit de l’analyste destiné à
montrer la cohérence de l’ensemble des discours de la surface du conflit. Il ne contient pas la
possibilité d’intégrer des effets transformateurs de discours individuels. La notion de sème
comporte, elle aussi, des difficultés. Cette notion est proposée par Greimas pour rendre
compte de la perception du monde liée à une langue dans un univers symbolique clos sur luimême. Obtenus par une méthode introspective fondée sur le primat de la perception propre à
la phénoménologie, les sèmes semblent destinés à formaliser une interprétation portée par
l’analyste. Si l’objectif que l’on se donne est celui d’appréhender les potentialités discursives
déployées dans une conjoncture concrète, la sémantique argumentative, et en particulier la
Théorie des blocs sémantiques, est plus à même de fournir des réponses : tout son appareil
théorique est orienté vers la découverte des discours virtuels qu’évoquent les énoncés
concrets. La TBS n’est pas simplement une théorie de plus qui se trouverait converger avec le
postulat d’après lequel tout objet de sens est fait de discours, postulat que posent les analystes
des formations discursives. La TBS fait de la nature de ces objets son unique domaine
d’étude. Pour la TBS, la signification des mots est faite des types de discours que ce mot rend
possibles, et le sens d’un énoncé n’est rien d’autre que les paraphrases qu’il habilite.
70
On avait vu que, pour l’analyse du discours, les formations discursives sont
essentiellement le lieu de constitution du dicible lié à une conjoncture. C’est là où se forme
« ce qui peut et doit être dit » (la formule est proposée par Pêcheux mais pourrait être
souscrite par Foucault, Maingueneau ou Laclau & Mouffe). La TBS permet de préciser cette
idée : ce qui peut et doit être dit se présente sous la forme de saisies normatives ou
transgressives de blocs sémantiques. Mais en adoptant cette posture on rencontre de nouveaux
problèmes.
Un premier problème est que le mode d’existence que la TBS accorde aux entités
sémantiques est celui qui correspond à une sémantique linguistique : les interdépendances
normatives ou transgressives existent soit comme des éléments encodés dans la signification
lexicale, soit attachés au sens d’un énoncé particulier. Or lorsqu’on les considère comme des
résultats d’interventions discursives, les entités sémantiques apparaissent prises dans des
relations de convergence ou de divergence avec d’autres, ont un degré de productivité plus ou
moins élevé, peuvent être énoncés avec une plus ou moins grande évidence. Le schéma
sémantique [espèce en danger DC protéger cette espèce] existe dans l’espace sémantique de
plusieurs conflits différents (dans celui du conflit autour du loup, mais aussi dans celui qui
porte sur la réintroduction de l’ours dans le sud-ouest, entre autres). Mais dans chacun d’eux il
aura été rendu plus ou moins productif, son évidence aura été plus ou moins solidement
construite, etc. On ne peut considérer que les discours ont construit et travaillent sur
exactement la même entité dans l’un et dans l’autre.
Un autre problème pour maintenir telles qu’elles toutes les catégories de la TBS est que
les discours de conflit n’épuisent pas leur visée dans la détermination des énoncés possibles.
Dans le conflit du loup, certaines parties cherchent à habiliter et renforcer la possibilité de tuer
des loups, certaines autres à empêcher qu’il soit possible d’accomplir ce type d’action. Plutôt
qu’à habiliter des énoncés, les discours de conflit semblent plutôt chercher à rendre
disponibles ou indisponibles des actions. Si on admet que l’enjeu principal d’un conflit est la
détermination des actions disponibles, alors il serait peu honnête de traiter la question de
l’action en second lieu, comme subsidiaire d’une dynamique qui serait principalement relative
à la possibilité d’un propos. Une telle position affaiblirait toute approche de la conflictualité
sociale – c’est, de fait, l’un des problèmes que rencontre la théorie de Laclau et Mouffe.
Une proposition pour faire face à ces problèmes a été élaborée conjointement avec Zoé
Camus. Nos recherches communes ont été déterminantes dans la définition de la direction de
mes propres travaux. Les travaux de Camus sur la dimension sémantique de ce qu’elle appelle
« assemblées citoyennes politiques » l’amenaient à des questionnements similaires aux miens
71
(Camus, 2020). Les problèmes que nous posait la transposition directe des catégories de la
TBS pour étudier la dimension sémantique de situations conflictuelles nous ont conduit à
développer un programme de recherche commun aux deux approches (l’une portant sur des
conflits sociaux, l’autre sur des assemblées citoyennes politiques). Le point central du cadre
que nous élaborons est une définition des unités élémentaires de la dimension sémantique des
situations discursives d’ordre politique. Cette unité est pour nous une interdépendance
sémantique (normative ou transgressive) située et orientée à l’action. Nous appelons cette
unité programme (Camus et Lescano, 2021a et b). Si nous nommons ces entités sémantiques
programme, c’est pour mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit d’une virtualité orientée vers sa
mise en œuvre, la raison d’être de tout programme étant de s’accomplir dans des actions –
même si on ne peut jamais savoir à l’avance si un programme va effectivement produire les
actions qu’il préfigure.
Les programmes sont nécessairement situés en ce qu’ils sont toujours ancrés dans un
point de l’évolution d’un espace sémantique particulier, dans lequel les discours l’ont
connecté à des programmes particuliers, l’ont rendu plus ou moins productif, lui ont donné
une force d’évidence plus ou moins grande.
Concernant le lien entre sémantique et action, en réalité il ne suffit pas de dire que les
programmes sont des schémas orientés vers l’action. Les programmes ne sont que des
possibilités d’action. C’est le point décisif de la base spinozienne de cette approche : un
programme est une puissance d’agir 16 . La matérialité des actions vers lesquelles les
programmes s’orientent peut être essentiellement constituée de langage (comme la défense ou
l’attaque d’un certain programme) ou non (comme tuer des loups) – on verra néanmoins que
les liens entre les programmes et ces différents types d’action sont de nature différente.
Adopter cette perspective revient à expliquer le travail agonistique des individus, des
collectifs, des institutions, comme la concrétion de leur effort pour maintenir certaines
possibilités d’agir et en transformer d’autres, pour en ajouter de nouvelles ou pour empêcher
que certaines possibilités d’agir soient mises en œuvre. Cette explication s’éloigne de celle
d’après laquelle la polémique publique est un mode de gestion de la conflictualité sociale
(Amossy 2014). Les situations conflictuelles n’ont pas la fonction socio-politique d’offrir « un
moyen de coexistence qui assure un vivre-ensemble » (p. 215), elles se développent parce que
les puissances d’agir qui définissent l’existence sociale des groupes sociaux sont affectées par
d’autres ou en affectent d’autres, et cela est inévitable. L’ontologie spinozienne est réfractaire
16
La place de l’idée de puissance d’agir (potentia agendi) est centrale dans le système philosophique que
Spinoza développe dans son Éthique.
72
à cette vision fonctionnaliste de la polémique. Les conflits ne sont pas des mécanismes de
régulation sociale dans le but d’une entente démocratique. Ils sont au contraire déterminés par
l’effort indéfectible que mènent individus et collectifs pour se maintenir et renforcer leur
capacité d’action, dans un contexte où toute action affecte nécessairement les puissances
d’agir existantes.
Illustrons ces idées de manière sommaire avant de les aborder plus en profondeur. Parmi
les programmes qui ont une place centrale dans le conflit du loup, on trouve ceux qui
participent à définir la possibilité ou l’impossibilité d’abattre des loups. L’un d’eux construit
le loup comme une nuisance qu’il faut, de ce fait, pouvoir tuer. Ce programme définit la
possibilité d’une action discursive, celle de produire un discours affirmant la nécessité
d’abattre des loups, étant donné qu’ils sont nuisibles. Les syndicats d’éleveurs interviennent
dans ce conflit, en partie, pour parvenir à ce que ce programme soit discursivement productif.
Le type de discours habilité par ce programme peut être représenté par la notation établie par
Carel pour les aspects argumentatifs, on peut dire donc que ce programme définit la
possibilité d’un propos comportant cette structure sémantique : [le loup est une nuisance DC
tuer le loup]. Un autre programme construit la possibilité d’affirmer que le loup est une
espèce strictement protégée dont l’abattage doit être impossible, que l’on peut schématiser
comme [l’espèce loup est strictement protégée DC NEG tuer le loup]. Ce second programme
est installé dans l’espace sémantique du conflit dès que les premiers loups apparaissent en
France, au début des années 90, lorsque l’État français transpose dans la loi nationale la
protection du loup qui avait déjà été établie par une convention européenne. Par la suite, les
associations écologistes font en sorte que cette possibilité d’un agir discursif soit renforcée.
Que fait un discours sur un programme ? Quel est son pouvoir ? Un premier type d’effet
concerne la productivité des programmes. Les discours qui participent d’un conflit rendent les
programmes plus ou moins productifs. Il faut distinguer deux niveaux dans la productivité
d’un programme. Le premier répond à l’idée intuitive d’« activité ». Chaque intervention qui
porte sur un programme, qu’elle vise à le renforcer ou à l’affaiblir, le rend plus actif : on peut
dire dans ce cas que le discours augmente la productivité générale du programme. Mais ces
interventions travaillent dans des directions opposées, certaines visent à renforcer cette
puissance d’agir, d’autres à l’affaiblir. C’est-à-dire que seulement certaines des interventions
discursives qui visent le programme semblent l’accomplir – alors que d’autres semblent tenter
de diminuer la possibilité qu’il soit accompli. Il s’agit d’un travail discursif affectant un autre
type de productivité, que l’on peut appeler spécifique. Je regroupe les interventions
discursives qui visent à augmenter la productivité spécifique d’un programme en deux
73
familles : les naturalisations (qui présentent le programme comme dépourvu de toute
polémicité, comme s’il s’agissait d’un fait de la nature) et les investissements (qui se montrent
comme une prise de position). J’appelle combats les interventions qui affaiblissent la
productivité spécifique d’un programme. Par exemple, le fragment reproduit ci-contre d’un
billet publié par le collectif d’associations Cap Loup vise, entre autres choses, à renforcer la
puissance d’agir que définit dans ce conflit le programme [le loup est menacé DC le loup doit
être protégé], en l’investissant.
(12) La population de loups est certes actuellement dans une dynamique plutôt positive au niveau national, et ce retour naturel est une chance formidable pour nos
écosystèmes. Mais la conservation de l’espèce n’est pas encore assurée en
France. Notre pays, comme les autres, doit prendre sa part dans la protection des
loups. C’est à la fois une nécessité patrimoniale et une obligation réglementaire
de la France au niveau européen17.
D’autre part, une brochure publiée par un groupement de syndicats d’éleveurs effectue une
intervention inverse, qui combat le même programme :
(13) Le loup n’est pas une espèce rare et menacée18
L’intervention de Cap Loup vise à renforcer, et celle des éleveurs à affaiblir la capacité du
programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé] à produire de nouvelles actions.
Elles travaillent de manière antagoniste sur la productivité spécifique de ce programme mais
elles renforcent toutes deux sa productivité générale, car elles exploitent toutes deux le
schéma sémantique qu’il contient et renforcent ainsi son activité relative dans le conflit.
Ces éléments visent à apporter quelques éléments de réponse à la deuxième de nos
questions : quel rapport entre le discours individuel et les configurations sémantiques ?
Lorsqu’un discours intervient sur l’espace sémantique d’un conflit, il fait au moins une
chose : il investit, naturalise ou combat un programme donné. Par conséquent, chaque
programme peut recevoir d’innombrables opérations différentes, mais il peut aussi recevoir de
manière répétée la même opération (un programme peut être naturalisé, investi ou combattu à
plusieurs reprises, par des discours indépendants qui s’étalent dans le temps). Dans l’approche
développée avec Zoé Camus, on nomme « modes d’intervention » les possibilités
d’opérations sur un programme donné qui ont été installées dans un espace sémantique
(Camus & Lescano 2019). Ainsi, on peut dire que dans le conflit autour du loup, des discours
17 « Manifestations anti-loup : les éleveurs se trompent d’ennemi », Cap Loup, 25 novembre 2014.
18 « Le loup : 10 vérités à rétablir », Jeunes Agriculteurs, Chambres d’agriculture de France, Fédération
Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles, Fédération Nationale Ovine (disponible entre autres dans les
sites web de la FNSEA et de la FNO), 20 février 2014.
74
ont installé un mode d’intervention qui consiste à investir le programme [le loup est
menacé DC le loup doit être protégé]. Les modes d’intervention partagent plusieurs de leurs
propriétés avec les programmes : ils existent dans la mesure où ils sont installés dans un
espace sémantique, ils sont situés, car ils entrent dans des relations précises, ils peuvent être
plus ou moins productifs. Mais il est intéressant de signaler ici surtout ceci : les modes
d’intervention sont des puissances d’agir, au sens où ils définissent la possibilité d’une action.
Or l’action que définit un mode d’intervention est d’un type bien particulier : c’est une action
qui vise à modifier un élément précis d’un espace sémantique (un programme), de sorte que
l’on peut dire que c’est dans l’espace sémantique d’un conflit que se définissent les actions
qui visent sa propre transformation.
4.3. Actions
Si on admet la démarche présentée jusqu’ici, on doit aussi admettre que les conflits
sociaux sont avant tout mus par un travail agonistique pour rendre certains programmes
susceptibles d’engendrer un type d’action et pour empêcher que d’autres restent disponibles
ou le deviennent. Il faut distinguer sur ce point les actions qui passent essentiellement par une
production discursive des autres types d’action, étant donné qu’elles se rapportent aux
programmes de manières différentes. Lorsqu’on met en production un mode d’intervention
existant dans un espace sémantique visant à renforcer la puissance d’agir d’un programme (en
le naturalisant ou en l’investissant), on réalise la puissance d’agir que définit ce programme,
le programme devient acte. Par exemple, le discours de Cap Loup accomplit la puissance
d’agir discursive définie dans le programme [le loup est menacé DC le loup doit être protégé].
Les actions discursives habilitées par un programme peuvent être plus ou moins disponibles.
Camus (2020) suppose que cette facette des programmes est liée à des processus qu’elle
appelle de « (dé)stabilisation ». D’après Camus, un programme est d’autant plus stable que
l’action discursive qu’il habilite peut être concrétisée sans produire de réactions polémiques.
Plus un programme peut être mis en discours sous le mode de l’évidence sans que cela suscite
des réactions négatives, plus on peut considérer que ce programme a été stabilisé par les
interventions discursives ayant eu lieu dans cet espace sémantique. Il ne faut donc pas
confondre la stabilisation d’un programme avec sa productivité. Un programme qui fait
l’objet de nombreuses opérations visant à le déstabiliser (il reçoit de nombreux combats) aura
de ce fait un haut degré de productivité générale, peut avoir également une productivité
spécifique élevée (s’il reçoit aussi de nombreux investissements), mais n’atteindra qu’un
75
faible niveau de stabilité, précisément parce que sa capacité à produire des discours non
polémiques est mise en échec. Je pense, comme Camus, que la (dé)stabilisation de
programmes est le moteur principal de l’évolution des espaces sémantiques conflictuels.
La déstabilisation des programmes porte directement sur leur capacité à produire des
discours non polémiques, mais a aussi des conséquences sur leur capacité à produire des
actions dont la réalisation n’est pas fondamentalement langagière. Et la question se pose parce
qu’il semble évident que les conflits sociaux ne sont pas des débats idéologiques : il s’agit
plutôt de faire en sorte que des pratiques précises persistent ou cessent. En dernière instance,
il s’agit de savoir par exemple si oui ou non l’État œuvrera de manière à réduire
drastiquement la population de loups, si oui ou non les chasseurs et éleveurs seront autorisés à
tirer sur des loups. Ces actions sont irréductibles à un pur acte linguistique. Nous avons besoin
d’établir de quelle manière les actions ne passant pas essentiellement par la production d’une
matière langagière se rapportent à l’espace sémantique du conflit.
Parmi les études sociologiques qui se concentrent sur les aspects non langagiers des
actions, un certain consensus existe autour de l’idée que les actions qui ont une existence
sociale (et non purement individuelle) sont celles qui ont une certaine correspondance avec
des concepts, qui peuvent être interprétées (on trouve ces idées dans les travaux de Durkheim,
de Weber et dans les traditions dont ils se trouvent à l’origine). La sociologie semble ainsi
appréhender les actions dont elle fait son objet d’étude dans un rapport nécessaire avec
« quelque chose » qui relèverait d’une dimension sémantique. Mais il faut se rendre à
l’évidence – et il faut l’affirmer sans équivoque avec la sémantique argumentative : les entités
sémantiques et les faits du monde sont incommensurables, rien ne permet d’établir un rapport
d’homologie ou de similarité entre elles. L’action du berger qui tue le loup est un fait de
plomb, de chair et de sang, un programme est une entité sémantique. Cependant, notre berger
a tué un loup dans l’exercice d’un permis obtenu grâce à un dispositif officiel ayant vu le jour
suite à des âpres luttes entre éleveurs et écologistes. Son action non seulement a été rendue
disponible dans l’espace sémantique de ce conflit par des interventions discursives, mais
surtout la possibilité de ce type d’action est ce pourquoi ces interventions ont eu lieu.
La pragmatique s’est, bien entendu, emparée de la question du rapport entre sens et
action mais elle le fait sous des angles qui ne recouvrent pas entièrement le problème que
j’essaie de poser. Elle s’est occupée des effets « dans le monde » des actions langagières,
notamment à partir des concepts d’acte illocutoire et de performativité. Lorsque l’analyse du
discours traite de l’action, c’est aussi généralement pour identifier la puissance performative
du langage. La rhétorique argumentative reconnaît que la parole argumentative est une
76
« parole d’action » (Doury 1997). Mais ce dont on a besoin, c’est d’une conceptualisation du
lien entre, d’un côté, des entités sémantiques ayant été installées dans un espace social, sans
cesse retravaillées par des discours, et de l’autre côté, des actions dont le support matériel
n’est pas fait de langage. Et la question se pose car les premières semblent déterminer la
disponibilité des secondes ; et la disponibilité des secondes semble définir tout l’enjeu faisant
évoluer l’espace sémantique du conflit. La performativité permet d’expliquer la portée
actionnelle d’un énoncé, mais non pas l’articulation possible entre des entités sémantiques et
des actions non langagières. L’hypothèse sous laquelle je travaille actuellement est que les
actions sont connectées aux programmes en deux phases. D’abord, suite à des interventions
discursives antagonistes, certains programmes apparaissent comme aptes à engendrer des
actions ; ensuite, des actions sont connectées a posteriori, par des discours, à des
programmes. Cette voie rend nécessaire que l’on accepte l’existence de liens significatifs
entre des entités de type hétérogène, comme le sont les actions dépourvues de langage et les
entités sémantiques. Ces liens on peut les saisir à l’aide du concept d’agencement de Deleuze
et Guattari (1980). Un agencement est une connexion signifiante, une union entre des
éléments quelconques produisant une configuration sémantique. Le concept d’agencement
permet de penser la forme la plus abstraite de connexion sémantique, pouvant se manifester
sous des formes spécifiques différentes. Agencement est, dans mon cadre, le terme désignant
toute possible liaison signifiante entre deux entités, quelle que soit la nature du lien, quelle
que soit la nature des entités. Un type d’agencement particulier est celui qui fait apparaître
une action comme l’accomplissement d’un programme. Il s’agit d’un type de connexion
signifiante particulière qui relie des entités sémantiques et des actions de telle sorte que les
actions apparaissent comme accomplissant des entités sémantiques. Une action concrète ne
peut en réalité avoir d’existence sociale que si elle est intégrée dans un agencement spécifique
dans lequel elle apparaît comme accomplissant un ou des programmes qui la préfigurent. Une
action ne comportant pas de langage ne comporte de ce fait pas non plus de portée sémantique
en soi. Celle-ci n’est possible qu’à condition que ce matériau asémantique soit agencé à des
programmes. La connexion a posteriori peut être effective, mais il suffit qu’elle soit
seulement potentielle pour que l’agencement fonctionne. Reprenons les deux phases de ce
processus. La première est le résultat d’un travail discursif préalable dans l’espace
sémantique. Pour qu’une action concrète (un berger tue un loup) apparaisse comme ayant
accompli un programme, il est nécessaire que, préalablement, au moins un programme ait été
stabilisé en tant que programme apte à être agencé à des actions sous le mode de
l’accomplissement. La deuxième phase relie, post hoc, l’action du berger sur le loup, sous le
77
mode de l’accomplissement, à au moins un programme ayant été stabilisé comme apte à être
agencé à des actions sous le mode de l’accomplissement, ou bien laisse cette possibilité
latente.
Cette idée de possibilité latente définissant un agencement effectif ne fait qu’appliquer
un principe sémantique que l’on voit à l’œuvre par exemple dans le dispositif de la
signification paraphrastique tel que le met en place Carel. Pour Carel, si le sens d’un énoncé
contient un enchaînement argumentatif, c’est parce que cet énoncé contient la possibilité
d’être paraphrasé par cet enchaînement argumentatif (et non pas parce que cet énoncé a
effectivement été paraphrasé par cet enchaînement argumentatif). Le sens de l’énoncé n’est
pas constitué par des paraphrases effectives mais par les paraphrases qu’il habilite. Ce que je
postule c’est que l’existence sémantique d’une action de type non langagier est déterminée par
les connexions discursives qu’elle habilite, mais à une précision près : la possibilité de ces
connexions doit avoir été préalablement construite dans l’espace sémantique où elles
interviendraient (c’est ce qui a lieu lorsqu’un processus discursif conflictuel aboutit, par
exemple, à la promulgation d’une loi stipulant la possibilité d’un type d’action, comme la loi
qui établit les conditions sous lesquelles quelqu’un peut tuer un loup). Ce tableau reste
néanmoins extrêmement simpliste. L’une problématiques à approfondir est qu’une seule
action peut être connectée de manières différentes à un espace sémantique. Par exemple,
l’action du berger peut être préfigurée par un programme comme [attaque de troupeau DC
protéger le troupeau] mais aussi par un autre comme [le loup est protégé PT on tue des loups],
en tension avec le premier. L’existence sémantique de l’action concrète sera donc déterminée
par cette tension, l’action est agencée à une configuration conflictuelle.
Toutes ces considérations sur le rapport entre programmes et action doivent être faites
extensives aux modes d’intervention. Les modes d’intervention définissent des possibilités
d’opérations sur des programmes, comme par exemple < combattre [le loup est une espèce en
voie de disparition DC protéger le loup] >. Une manière de mettre en production un mode
d’intervention est de produire un discours qui contienne ce qu’on pourrait appeler un
opérateur portant sur un segment textuel mettant en production plus ou moins directement le
schéma sémantique que contient le programme. Par exemple, dans l’intervention suivante,
l’éléments certes, pas du tout et puisque sont des opérateurs mettant en production au moins
trois modes d’intervention :
78
Le loup est une espèce certes protégée mais pas du tout en mauvais état de conservation, loin de là puisque sa population est en augmentation.19
< naturaliser [le loup est une espèce protégée DC NEG les bergers peuvent défendre
leurs troupeaux des attaques de loups]
< combattre [l’espèce loup est en mauvais état de conservation DC l’espèce loup doit
être protégée]
< naturaliser [la population du loup est en augmentation PT l’espèce loup est protégé]
Cependant, un mode d’intervention peut être mis en production de manière plus indirecte. Par
exemple, l’intervention suivante de la Confédération paysanne, mobilise un mode
d’intervention très productif dans ce conflit qui consiste à investir le programme [loup DC
NEG élevage] :
Les éleveurs du Mercantour qui vivent la prédation depuis 20 ans n’en peuvent
plus (…) Les éleveurs en système herbager et pastoraux n’ont plus la possibilité
d’exercer leurs métiers. 20
Mais quels sont les éléments qui permettent d’affirmer qu’il s’agit d’un investissement ?
On peut établir seulement que ce segment discursif cherche – entre autres – à augmenter la
productivité spécifique d’un programme selon lequel la prédation entraîne l’impossibilité
d’exercer le métier d’élevage en système herbager ou pastoraux. Il serait nécessaire de
disposer d’un système de correspondances entre formes linguistiques et opérations possibles
sur des programmes ; ce travail reste à faire. Établir exactement le programme visé par
l’opération ne s’avère pas plus simple. Mais les difficultés sont autres : il s’agit moins de
trouver des correspondances entre des expressions et des schémas sémantiques que d’accepter
que pour établir les programmes précis sur lesquels opère une intervention discursive, il faut
une connaissance de l’espace sémantique sur lequel ce discours intervient. De manière
générale, l’opacité règne en ce qui concerne l’identification des programmes précis sur
lesquels un discours travaille, propriété discursive qu’on abordera un peu plus bas, lorsqu’on
présentera l’idée de projection.
Tout comme les programmes peuvent être agencés à des actions ne passant pas
essentiellement par une émission linguistique, on peut mobiliser des modes d’intervention par
des actions non strictement langagières. Un cas sans doute extrême est celui de la
séquestration du directeur du Parc de la Vanoise le 5 septembre 2015 par plusieurs dizaines
d’éleveurs exigeant l’abattage de 5 loups. Cette action, qui comporte en partie des actions non
strictement langagières, comme la privation temporaire de la liberté du directeur du parc, vise
19
20
Consultation publique, Guy, 10 juillet 2014. En gras dans l’original.
« Loup : Nos positions », 11 septembre 2014.
79
à renforcer la productivité spécifique de quelques programmes concrets. Mais évidemment si
cette action n’avait pas été agencée à des modes d’intervention précis, son impact sur l’espace
sémantique du conflit aurait été, au mieux, aléatoire et diffus, au pire, imperceptible. Or ces
éleveurs ont obtenu satisfaction à une demande ponctuelle : la possibilité d’abattre davantage
de loups.
Pour le dire en un mot, la ligne de recherche sur laquelle je travaille pour traiter le
rapport entre sémantique et actions non discursives peut être résumée ainsi : l’existence
sociale des actions non langagières est dépendante des interventions discursives ayant installé
la possibilité que des programmes ou des modes d’intervention apparaissent comme
susceptibles d’être accomplis, et de la connexion discursive post hoc (effective ou latente)
d’actions précises à ce type d’entités. Une action ne comportant pas de langage et n’étant pas
agençable à des éléments d’un espace sémantique constitué reste socialement inaccessible –
ce qui veut dire sans doute inaccessible tout court. Une conséquence qu’imposent ces idées est
que les discours ont un lien privilégié – mais non pas exclusif – avec les espaces sémantiques
des conflits sociaux21. Pourtant, ce privilège n’implique pas que le lien entre l’action et le
programme, grâce à l’agencement que produisent les discours, devient direct ou transparent.
Les actions sont toujours opaques : il n’y a rien dans une action qui la destine de manière
naturelle à être l’accomplissement d’un programme plutôt que d’un autre.
4.4. Corps
Les analystes semblent tous s’accorder dans la reconnaissance du rôle structurant de la
problématique des identités lorsqu’il s’agit de décrire les espaces sociaux où se constituent les
énonçables disponibles. Qu’il s’agisse de l’identité de classe, de collectifs ou de mouvements,
que l’on fasse référence à des processus relatifs à la signification, à des procédés rhétoriques,
à des mécanismes psychologiques, sociologiques ou politiques, aucune approche n’échappe à
cette préoccupation. La question qu’il faut donc se poser est la suivante : que peut apporter à
cette réflexion d’admettre que l’enjeu d’un conflit social est de définir les puissances d’agir
disponibles ?
Pour commencer, il s’agit de constater une sorte de paradoxe qui frappe l’analyse du
discours. Qu’ils prennent leurs sources dans les travaux de Foucault, de Pêcheux ou de
Maingueneau, une grande partie des auteurs travaillant en analyse du discours, partagent au
moins deux postulats. D’une part, on accepte que les identités ne sont pas fixées une fois pour
21
Ce qui est en consonance avec la prééminence qu’attribue Pêcheux (1975) au discours dans les phénomènes
relatifs à l’idéologie.
80
toutes mais qu’elles sont au contraire le résultat de processus socio-historiques de formation
du social. D’autre part, les discours apparaissent comme dépourvus de la capacité de
transformer de manière plus ou moins immédiate les identités disponibles. Le paradoxe est
que l’on pense les identités comme des constructions discursives, alors qu’au moment
d’analyser des discours, sa capacité transformatrice file entre les doigts de l’observateur, le
discours étant ramené encore et à encore à son aptitude expressive et reproductrice.
L’approche de Laclau et Mouffe, qui fait de la question de l’identité son objet prioritaire,
propose une solution à ce problème en attribuant aux discours la faculté de modifier les
identités existantes. Les identités sociales, dans leur optique, sont en constante évolution, et
cela précisément par l’action des discours, qui en modifient leur composition et leurs rapports
antagoniques et convergents à d’autres identités. Ces thèses sont intégrées et retravaillées dans
l’approche que je développe. Mais la posture de Laclau et Mouffe fait émerger de nouveaux
problèmes, dont le plus remarquable concernant la question des identités est sans doute celui
qui provient de son idéalisme : dans leur théorie, les identités sociales sont essentiellement
une affaire de signifiés liés à des signifiants. Je suis pour ma part de l’avis (à partir d’une
interprétation d’Althusser qui diverge de celle qu’en font Laclau et Mouffe) que les conflits
sociaux sont plutôt des antagonismes qui portent sur la définition de pratiques sociales.
D’après ce que l’on a vu plus haut, ce qu’on nomme en général pratiques sociales doit être
défini comme des agencements dans lesquels des programmes apparaissent comme pouvant
être accomplis, à un degré plus ou moins élevé, par des actions langagières ou non
langagières. Les pratiques sociales qui définissent les identités sociales sont donc
essentiellement des puissances d’agir (dont la capacité à être accomplies est variable).
Il faut donc repenser la question de l’identité en nous appuyant sur une interprétation
sémantique de la théorie spinozienne. Le point de départ pour étudier d’un point de vue
sémantique les identités qui se déploient dans un conflit social est, d’une part, une certitude et
de l’autre, une contrainte. La certitude est que les textes, les interventions, doivent être
considérés dans leur relation à leurs porteurs. Non seulement parce que ces textes vont donner
forme à leur identité (comme le soutient à peu près tout analyste du discours), mais aussi
parce que ces interventions visent à avoir des conséquences sur les actions disponibles pour
leurs porteurs (ou des porteurs d’autres textes) – c’est en cela que les situations que nous
étudions peuvent être appelées « conflits sociaux » plutôt que « débats », « polémiques » ou
« controverses ». La contrainte est que tout ce qu’on a face à nous, tout ce que l’on peut
observer relativement à la problématique de l’identité sociale, est l’existence publique des
porteurs des textes. Certains auteurs appellent ces êtres « sujets », d’autres « agents », d’autres
81
encore les appellent « acteurs ». Nous ne savons que ceci : lorsqu’un texte émerge pour agir
sur un conflit public, et que ce texte est associé à une signature, cette signature renvoie à un
être identifiable dans cet espace public qu’est l’espace sémantique du conflit : par exemple,
l’association écologiste Ferus ou la Fédération des acteurs ruraux. De quoi est faite
l’existence sémantique de ces êtres identifiables ? La réponse à cette question peut être
déployée en deux volets. L’existence sémantique de cet individu collectif qu’est, par exemple,
une association écologiste, contient les résultats de l’activité de cette même association dans
ce conflit ainsi que tout ce qui, émanant d’autres porteurs de textes, attribue à cette association
des propos, des attitudes, des actions, et ainsi l’affecte.
Considérée à un point quelconque de l’évolution d’un conflit du loup, l’association
Ferus a été constituée, en partie, par la succession des investissements, des combats et des
naturalisations accomplis par les textes produits par Ferus dans la scène publique. Les modes
d’intervention que cette association a installés en tant que siens définissent une partie de sa
place dans ce conflit, et constituent ce qu’on peut appeler les orientations de Ferus dans ce
conflit. En d’autres mots, les orientations de Ferus dans cet espace sémantique sont les modes
d’intervention qui sont susceptibles d’être remis en production par des textes portant la
signature Ferus. Le combat du programme selon lequel il faut pouvoir tuer des loups, car il
s’agit d’une espèce nuisible fait partie des orientations de cette association. Mais cette
caractérisation est encore incomplète. Car l’existence sémantique de Ferus est aussi
conditionnée par des interventions portées par d’autres organismes, associations, syndicats,
personnalités, etc. qui ciblent Ferus, qui visent la modification de la capacité de Ferus à agir
dans ce conflit. Par exemple, un célèbre blog défendant les intérêts des éleveurs qualifie de
« propos d’intégristes » certains propos tenus par Ferus. Cette attaque modifie l’existence de
Ferus dans la mesure où s’il gagnait en productivité, si d’autres textes remettaient en
production cette même qualification, la force globale des actions de Ferus sur cet espace
sémantique s’en verrait affectée : cette association apparaîtrait de plus en plus comme
réfractaire à tout dialogue, à tout changement, comme définie par la rigidité aveugle de sa
pensée.
Pour rendre compte de la nature de ces êtres, de la manière dont ils composent ces
différentes puissances d’agir, de leur évolution permanente par des modifications réciproques,
il convient de faire appel au concept de corps de Spinoza. Pour Spinoza, tout ce qui est
reconnaissable en tant qu’individu et qui peuple la Nature (les sociétés humaines en font
partie), a un « corps ». On pourrait être tenté de penser que ce concept prend le corps humain
pour modèle pour faire ses propriétés extensives à d’autres types d’être. Il n’en est rien. Le
82
« corps » de Spinoza est une catégorie générale désignant un mode d’être qui se définit par le
fait de composer d’une certaine manière des puissances d’agir. Spinoza considère que lorsque
les hommes s’associent ils forment des corps que l’on qualifierait aujourd’hui de « sociaux »
ou de « politiques ». Par exemple, pour Spinoza, un État est un corps complexe qui compose
d’une certaine manière spécifique les puissances d’agir d’un groupe humain, dont les
membres sont, eux aussi, des corps définis par des combinaisons de puissances d’agir. La
capacité d’agir d’un corps est déterminée, selon Spinoza, par sa propre composition et aussi
par la manière dont celle-ci est affectée par d’autres corps. Cependant une propriété des corps
gouverne leur fonctionnement général : tout corps s’efforce, dans la mesure de ses
possibilités, de « persévérer dans son être »22, c’est-à-dire d’accomplir sa puissance d’agir. La
théorie de Spinoza, on peut le voir, peut être comprise comme contenant une ontologie de la
vie sociale, autrement dit, comme contenant une anthropologie23. Saisie dans son dynamisme,
la vie sociale est intrinsèquement conflictuelle, car chaque corps est en permanence affecté
(c’est-à-dire que sa capacité d’agir est renforcée ou affaiblie) par les actions d’autres corps24.
Le concept de corps permet d’appréhender la problématique des identités dans une
conception des conflits sociaux comme portant sur la définition de puissances d’agir
disponibles dans une conjoncture donnée. L’existence sémantique d’une association
écologiste, celle d’un syndicat professionnel, sont des puissances d’agir composées,
identifiables grâce à une dénomination (Ferus, Fédération des acteurs ruraux…), en
permanente évolution. Ces combinaisons identifiables de puissances d’agir sont des entités
sémantiques complexes que l’on peut appeler, en transposant le concept spinozien en clef
sémantique, corps. Toute action qui porte sur le conflit surgit en mettant en œuvre une
puissance d’agir appartenant à un corps – on dira par raccourci que cette action surgit
incorporée25.
Un corps est toujours identifiable, car constituer un corps dans un espace sémantique,
c’est faire émerger un complexe de puissances d’agir susceptibles d’être mises en production
au nom de ce corps. Des dispositifs textuels, comme la signature, ont pour fonction d’inscrire
dans un corps les actions que porte le texte (en y installant par exemple des modes
d’intervention en tant qu’orientations). Ce qui veut dire que la dénomination du corps a une
22
Éthique, Partie III, Proposition VI.
Voir à ce propos Lordon (2006, 2011).
24
Cette interprétation reprend, dans ses grandes lignes, des arguments développés dans Lordon (2015).
25
On remarquera que cette incorporation n’est pas équivalente de celle que définit Maingueneau (1984), dont le
modèle est le corps physique et qui permet de préciser la problématique de l’éthos. En revanche, sa définition
comporte des proximités avec mon usage du terme incarner lorsque je dis que les individus incarnent des corps,
bien que je n’ai pas donné à ce terme un statut de concept.
23
83
fonction sémantique : par sa capacité identificatrice, elle articule autour d’elle les différentes
puissances d’agir qui sont combinées dans un corps.
Un corps est constitué des modes d’intervention que les discours qui surgissent au nom
de ce corps sont susceptibles de mettre en production (ses orientations) et des modes
d’intervention qui sont des orientations d’autres corps, mais dont la mise en production
modifie de quelque manière ce corps (ses affections). Par exemple, à un moment donné de
l’évolution de l’espace sémantique du conflit autour du loup, le corps « José Bové » contient
le mode d’intervention suivant, en tant qu’orientation, suite à des propos où J. Bové affirme
que « les territoires ruraux attendent aujourd’hui une modification du statut du loup en tant
qu’espèce protégé »26 :
< combattre [le loup est menacé DC le loup doit être protégé] >
Des personnalités et associations de défense du loup interviennent ensuite pour affecter
le corps « José Bové », en installant et en renforçant la possibilité d’une parole qui montre
Bové comme incohérent, voire comme traître, car il ne respecte pas les valeurs qu’il prétend
siennes (on peut lire par exemple : « José Bové n’est pas un écologiste » 27 ). Le mode
d’intervention suivant apparaît donc comme une affection du corps « José Bové » :
< investir [José Bové se dit écologiste PT NEG José Bové est écologiste] >
Une « affection », car toute mise en production de ce mode d’intervention affecte la puissance
d’agir globale de ce corps, autrement dit, sa capacité (plus précisément, la capacité des actions
qui surgissent au nom de ce corps) à produire des effets dans cet espace sémantique (par
exemple, sa capacité à augmenter la productivité spécifique de programmes précis).
Mais la présentation que l’on vient de faire peut laisser penser que les conflits portent
essentiellement sur la définition des puissances d’agir qui composent les corps des
associations, des syndicats et des personnalités. En réalité, les corps qui se déploient dans
l’espace sémantique d’un conflit ne correspondent pas seulement aux êtres sociaux dont la
signature est un nom propre, mais aussi à ceux que l’on peut identifier à l’aide de ces noms
communs qu’on caractérise habituellement comme désignant ou construisant des « catégories
sociales » : on a ainsi dans ce conflits les corps des éleveurs, des bergers, des chasseurs, des
citoyens, des écologistes… Ces corps existent dans l’espace sémantique du conflit dans la
26
« Bové, l’écologiste », La Buvette des Alpages, 28 novembre 2014.
« José Bové n’est pas un écologiste », Jean-François Noblet, de l’association Nature et Humanisme,
ecologienoblet.fr, 5 janvier 2014.
27
84
mesure où on les construit, et contiennent eux aussi des orientations et des affections
associées à une dénomination, ainsi qu’une puissance d’agir globale. En dernière instance,
l’enjeu des conflits concerne davantage ce dernier type de corps que ceux qui sont
identifiables à des personnalités ou à des organisations.
Ces thèses font surgir de nombreuses questions et de multiples problèmes à résoudre.
Mentionnons seulement la question de l’existence de corps au nom de quoi personne ne parle
et dont l’existence dépend exclusivement des discours qui le construisent de l’extérieur. Par
exemple, parmi les 2500 contributions à la Consultation Nationale, personne ne parle au nom
des bergers, et pourtant, on en parle. Des discours comme « Il est inadmissible de toucher à la
population des loups […] sous prétexte de laisser dormir les bergers...» 28 affectent
négativement le corps « bergers », alors qu’aucune contribution n’est construite comme
portant une parole de berger. Peut-on affaiblir la puissance d’agir d’un corps que personne
n’incarne dans un espace sémantique donné ? Pour répondre à cette question, il ne semble pas
absurde d’accepter qu’à un moment de l’évolution d’un espace sémantique, un corps puisse
n’être constitué que d’affections (des modes d’intervention qui affectent sa puissance d’agir
globale) sans que ce corps ne comporte d’orientations spécifiques. Cette situation
conditionnerait d’emblée toute prise de parole au nom du corps en question, en l’occurrence
au nom des bergers, de sorte que, dans ce contexte, prendre la parole en tant que berger
reviendrait à produire un discours dont la capacité à agir a déjà été affaiblie.
Le concept de corps permet de penser ce qui fait charnière entre les interventions
discursives accomplies dans l’espace sémantique d’un conflit social et les conséquences que
ces interventions produiront pour les sociétés et ses membres. En effet, les programmes qui se
stabilisent dans un espace sémantique sont intégrés dans des agencements qui préfigurent des
actions (langagières ou non) que les individus peuvent accomplir en incarnant des corps. Des
interventions des défenseurs du loup ont cherché à déstabiliser des programmes qui
participent à préfigurer la possibilité de la transhumance (qui est la pratique qui consiste à
transporter les troupeaux en haute montagne quand l’été arrive pour qu’ils paissent librement),
que les syndicats d’éleveurs ainsi que l’État ont œuvré à maintenir et à renforcer. La
persistance de cette pratique chez les éleveurs et bergers est ainsi le résultat du travail des
discours qui participent à structurer les actions des individus qui incarnant les corps bergers
ou éleveurs. Ces pratiques existent sous la forme de programmes qui ont été construits et
travaillés comme prêts à être accomplis. Je n’entends par là que donner une formulation
28
Consultation publique, contribution de « tournesol25 », le 11 juillet 2014.
85
sémantique en clef spinozienne d’idées développées dans une abondante littérature en
sciences sociales et humaines à partir d’interprétations diverses d’un passage des Recherches
philosophiques de Wittgenstein autour des formes de vie (ma propre conception s’inspire en
particulier de Lordon, 2011) – je parle, pour ma part, de modes de vie29.
Les actions disponibles dans un espace sémantique sont incorporées, sont intégrées dans
des corps sous la forme de puissances d’agir. Mais ces actions sont de type divers. Par
exemple, les modes d’intervention rendent disponibles des actions visant à travailler la
productivité (spécifique et générale) des programmes, ainsi que leur stabilité. Si un syndicat
combat un programme comme [le loup est une espèce en danger DC le loup doit être protégé],
il le fait en mettant en production le mode d’intervention qui définit la possibilité de cette
intervention. Pris à un moment donné de l’évolution d’un conflit, d’un point de vue métasémantique, un corps est constitué des possibilités d’intervention sur des programmes qu’il a
déjà mobilisées. La dimension méta-sémantique des corps concerne les possibilités d’action
visant l’espace sémantique. Il existe aussi, dans un corps, une dimension exo-sémantique,
définie par un sous-groupe de programmes : ceux qui participent à des agencements où se
préfigurent des actions disponibles pour le groupe qu’incarne ce corps, ou, si l’on veut, son
mode de vie. Cette dimension est exo-sémantique car les actions qu’elle rend disponibles ne
visent pas directement la modification de l’espace sémantique. Lorsque des bergers
transportent leurs troupeaux en haute montagne, et effectuent ainsi des actions agencées aux
programmes de la transhumance et leurs tensions, ces actions prolongent l’emprise de la
sémantique vers le monde. La distinction entre ces deux dimensions permet de mieux saisir la
place centrale de la sémantique dans les conflits sociaux et leur principe de fonctionnement :
les intervenants des conflits sociaux mobilisent des puissances d’agir méta-sémantiques (des
modes d’intervention) pour (dé)stabiliser les possibilités d’actions exo-sémantiques des corps
(les programmes qui constituent leur mode de vie).
Cependant on se gardera de ne pas en déduire qu’il y a d’une part une dimension
politique ou militante, qui serait concernée par les modes d’intervention et une autre qui lui
serait étrangère, et qui serait son simple résultat : celle des modes de vie. L’éleveur qui
transporte son troupeau à la montagne au mois de juin pour y rester tout l’été, le berger qui
tire sur un loup, effectuent (qu’ils le veuillent ou non, la question n’en est pas là), un acte qui
29
Je parle de modes de vie plutôt que de formes de vie en référence à la conception de Spinoza selon laquelle tout
existant est une « manière » (modus) qu’adopte la « substance » (qui est, pour moi, la dimension sémantique de
la vie sociale), ce dont découle l’impossibilité de penser un mode de vie en soi, car il ne s’agit que de l’une des
manifestations (relationnelles) d’un espace sémantique dans sa globalité. Voir, à ce propos, la définition V de la
Partie I de l’Éthique.
86
participera au renforcement d’un certain nombre de programmes et à l’affaiblissement
d’autres. Ses actions ont nécessairement donc une portée sur l’espace sémantique du conflit,
certes plus indirecte que celle du tract, de la lettre ouverte, de la manifestation ou de
l’opération « coup de poing », mais indispensable pour que le travail mené au nom du corps
qu’il incarne garde sa force. De manière générale, toute action (sociale) est agencée d’une
certaine manière à un programme existant dans un espace sémantique, et sa concrétisation
participe du renforcement de cette puissance d’agir qu’est le programme, souvent au
détriment d’autres puissances d’agir concurrentielles. Des lors, si on accepte qu’est politique
ce qui participe au maintien ou de la transformation des actions sociales disponibles, alors on
doit admettre que toute action sociale (qu’elle comporte du langage ou non) mérite l’étiquette
de politique.
4.5. L’espace sémantique comme plan de projection
S’il est nécessaire d’étudier la configuration sémantique d’un conflit, en la constituant
en objet indépendant, irréductible à la somme des sens des énoncés singuliers, c’est parce que
pour rendre compte de l’effet d’un discours, il faut connaître les mécanismes sémantiques
déjà en place dans le conflit, mécanismes qui vont conditionner – sans pour autant déterminer
– ce que peuvent les groupes sociaux qui incarnent les corps disponibles, et par conséquent les
effets des discours qui émergent au sein d’un conflit. Jusqu’ici il a été question de la nature de
ce qu’un discours peut faire sur une entité sémantique, de la nature de différents types
d’entités, des rapports entre l’espace sémantique et son extérieur. Il s’agit maintenant
d’envisager l’espace sémantique comme un espace de contraintes pesant sur les actions
discursives (ou non discursives) qui le ciblent.
Ces contraintes proviennent de la manière dont les entités d’un espace sémantique se
rapportent les unes aux autres, par les types de relations qui les unissent. Nous n’avons
évoqué pour l’instant qu’un type de relation élémentaire entre des corps : l’affection, qui a
lieu lorsqu’un texte émanant d’un corps installe un mode d’intervention dont la mise en
production altère la puissance d’agir globale d’un autre corps. Le mode d’intervention qui
consiste à investir l’inconsistance de l’écologisme de José Bové participe de l’existence
sémantique de cette personnalité publique, intègre son « corps ». Il en est une affection, car sa
mise en production affecte l’impact des actions portées par ce corps. Ce mode d’intervention
est donc à la fois orientation des associations écologistes qui le mettent en production et
affection du corps José Bové. C’est là un rapport direct, explicite, entre deux corps. Mais les
87
corps sont reliés entre eux plus couramment par des liens indirects. Par exemple, lorsqu’un
même mode d’intervention est orientation de corps différents, tous ces corps, convergeant sur
une même orientation, seront transformés d’après l’évolution de ce mode d’intervention ou du
programme qu’il intègre. Par exemple, lorsque le mode d’intervention qui consiste à
naturaliser le programme du retour spontané du loup en France perd de son évidence, tous les
corps qui ont ce mode d’intervention comme orientation doivent faire face désormais à sa
déstabilisation. Même si aucun discours particulier n’affirme explicitement que ces corps
différents sont unis par une orientation commune, ils sont, de fait, convergents sur une
orientation. De même, lorsqu’un corps a une orientation inverse à celle d’un autre corps (par
exemple, l’un investit un programme que l’autre combat), alors ces deux corps se trouvent
dans une relation de divergence, même si aucun texte produit par l’un d’eux ne fait mention
de l’autre. On a vu plus haut que le collectif Cap Loup contient comme orientation le mode
d’intervention qui consiste à investir le programme [le loup est menacé DC le loup doit être
protégé] et que les propos si critiqués de José Bové combattent précisément ce même
programme. On peut donc dire que Cap Loup et José Bové se trouvent dans une relation de
divergence sur, au moins, un programme, même si ni Bové ni Cap Loup ne se mentionnent
l’un l’autre.
Ces rapports indirects entre des corps permettent de voir qu’une intervention discursive
ciblant un élément singulier de l’espace sémantique (par exemple, un programme) produit des
effets sur une multiplicité d’entités (tous les corps ayant comme orientation ou comme
affection l’un des modes d’intervention intégrant ce programme). Or il ne s’agit pas d’un
phénomène isolé. Le principe général de l’organisation de l’espace sémantique est celui
d’après lequel l’action d’un discours sur l’un des éléments d’un espace sémantique en affecte
nécessairement d’autres – principe omniprésent, car autrement, chaque discours s’épuiserait
dans l’expression des points de vue de son porteur et un conflit serait une juxtaposition de
monologues.
Le mécanisme par lequel l’effet d’une intervention sur un point de l’espace sémantique
se diffuse vers d’autres points du même espace peut être appréhendé de manière condensée à
l’aide de l’intervention déjà citée plus haut du collectif d’associations de défense du loup Cap
Loup, répétée ci-contre :
La population de loups est certes actuellement dans une dynamique plutôt positive au niveau national, et ce retour naturel est une chance formidable pour nos
écosystèmes. Mais la conservation de l’espèce n’est pas encore assurée en
France. Notre pays, comme les autres, doit prendre sa part dans la protection des
88
loups. C’est à la fois une nécessité patrimoniale et une obligation réglementaire
de la France au niveau européen30.
Acceptons que le segment souligné mobilise le mode d’intervention suivant :
< investir [le loup est menacé DC le loup doit être protégé] >
Ce faisant, ce discours ne fait pas que mettre en production ce mode d’intervention. Car
mobiliser un mode d’intervention, c’est toujours agir sur un programme. Ici, le discours
renforce la productivité spécifique du programme [le loup est menacé DC le loup doit être
protégé]. Par ailleurs, comme ce texte porte la signature Cap Loup, ce mode d’intervention est
renforcé en tant qu’orientation du corps Cap Loup (ce texte aurait installé cette orientation
dans ce corps si ce mode d’intervention n’avait jamais été mobilisé par Cap Loup
préalablement) dont la puissance d’agir globale est également consolidée. Ceci montre que les
différentes entités de l’espace sémantique (programmes, modes d’intervention, corps) sont des
cibles possibles pour des opérations spécifiques, puisqu’un discours donné a des effets
spécifiques sur chacun d’eux. Or aucun programme n’existe dans un espace sémantique sans
être intégré dans un mode d’intervention, aucun mode d’intervention n’existe sans être l’une
des composantes d’au moins un corps. Prenons la relation entre programmes et modes
d’intervention : il est impossible de mettre en production un programme sans l’affecter d’une
certaine manière, sans que le discours le travaille en renforçant ou en affaiblissant sa
productivité générale et spécifique, de même que sa stabilité. Le programme [le loup est
menacé DC le loup doit être protégé] ne peut jamais être énoncé strictement en tant que
programme, c’est-à-dire sans que le discours le naturalise, l’investisse ou le combatte. De
même, mobiliser un mode d’intervention c’est toujours raffermir les corps dont il est une
orientation. Il faut ainsi accepter que les différentes entités de l’espace sémantique existent à
la fois de façon indépendante du reste (ce qui nous permet de dire qu’un discours effectue
telle ou telle opération sur un programme, sur un mode d’intervention, sur un corps, en ayant
des effets particuliers sur chacun) et intégrées à d’autres types d’entités (un corps est le
complexe de ses orientations et de ses affections, qui sont des modes d’intervention ; un mode
d’intervention est une puissance discursive qui consiste à mettre en production un programme
en l’affectant d’une certaine manière). Tout type d’entité d’un espace sémantique est définie
par une manière d’être intégrée à d’autres types d’entités, tout en gardant sa capacité à évoluer
de manière indépendante. Pour nommer ce lien je parle de projection.
30 « Manifestations anti-loup : les éleveurs se trompent d’ennemi », Cap Loup, 25 novembre 2014.
89
La projection est un type de lien sémantique dans lequel un élément a est intégré à un
élément b tout en restant disponible en tant que cible spécifique pour des interventions
discursives. Par exemple, dans cet espace sémantique, le programme [le loup est
menacé DC le loup doit être protégé] se projette sur le mode d’intervention qui consiste à
l’investir et aussi sur un mode d’intervention qui consiste à le combattre, qui est mobilisé
entre autres, comme on l’a vu plus haut, par José Bové. Ce programme se projette donc sur
deux modes d’intervention. Prenons maintenant le mode d’intervention qui l’investit. Il se
projette sur le corps « Cap Loup », qui l’intègre en tant qu’orientation, mais aussi, sur d’autres
corps qui donnent forme à l’existence sémantique des associations défendant le
développement du loup. Du point de vue de la dispersion des effets d’une intervention
discursive concrète, on peut considérer l’espace sémantique comme un plan de projection, car
tout élément se projette sur un autre, et que par conséquent affecter directement un élément de
l’espace sémantique, c’est affecter indirectement tous les éléments sur lesquels il se projette.
La projection est le mécanisme général par lequel les effets d’un discours sur un
élément ponctuel se transmettent au reste de l’espace sémantique. Elle se trouve à la base de
plusieurs phénomènes. On en présentera brièvement les plus importants.
Le premier est facilement perceptible, car il repose sur le mécanisme de dichotomisation
du conflit, habituellement remarqué (Amossy 2014, Maingueneau 1983, Plantin 1996). Ce
conflit ne fait pas exception : malgré la multiplicité de corps et des positions, malgré de
persistants désaccords entre les principaux syndicats d’éleveurs, on a l’impression que deux
camps internement homogènes s’affrontent dans une dichotomie parfaite : les « proloup » (les
écologistes) et les « antiloup » (les éleveurs). Même si le tableau est en réalité beaucoup plus
complexe, cette impression est dans une certaine mesure bien fondée. En effet, dans ce conflit
les convergences entre des corps présentent une densité particulièrement remarquable, mais
elles se produisent, schématiquement, de deux manières différentes.
Une première modalité est celle des associations écologistes. Plus de quarante de ces
associations se sont regroupées dans le collectif Cap Loup. Suite à cette union, les orientations
de Cap Loup, peut-on supposer, se projettent automatiquement en tant qu’orientations des
associations membres, qui représentent pratiquement la totalité des associations participant de
ce conflit. Il serait en effet inattendu (bien que nullement impossible) que suite à des
déclarations signées de Cap Loup, l’une de ses associations membres s’en détache. Lorsqu’un
texte signé Cap Loup mobilise un mode d’intervention comme orientation de Cap Loup, les
corps relatifs aux associations membres héritent de cette orientation. Le rapport entre les
corps des associations membres et Cap Loup est tel que chaque association voit sa propre
90
puissance d’agir globale, à la fois renforcée et restreinte. Ce n’est rien d’autre que le
mécanisme qui, selon Spinoza, régule toute constitution de groupements sociaux : des
individus qui, en se réunissant, transfèrent leur puissance d’agir au groupement tout en dotant
le collectif d’une capacité d’action bien plus grande. Dans ce cas, ce transfert limite de
manière générale la capacité des associations membres de Cap Loup à produire des actions de
manière isolée, à désapprouver les orientations générales de Cap Loup ou des autres
associations membres, etc. Mais cette limitation a comme contrepartie un gain en puissance
d’agir globale. Le groupement, pris comme une totalité, grâce à la capture de la puissance
d’agir des associations membres, dispose d’une puissance d’agir globale dont l’impact est
incommensurablement supérieur à celui des associés31. Un évènement fournit un indice de la
magnitude du phénomène. Lors de la publication de la première brochure de Cap Loup, les
syndicats d’éleveurs réagissent en créant, de leur côté, un corps complexe qui regroupe
plusieurs de ces institutions, et qui comprend – fait inédit – les syndicats historiquement
rivaux : la FNSEA et la Confédération paysanne.
Cette convergence nouvelle surgit
ostensiblement pour déstabiliser les orientations de Cap Loup dans une sorte de contrebrochure. Pour résumer, cette première modalité des convergences concerne le groupement
des associations grâce auquel chaque orientation du collectif devient immédiatement
orientation de chacun de ses membres, produisant un double mouvement de capture et
d’accroissement de leur puissance d’agir globale. Il faut remarquer qu’il se produit entre les
associations membres de ce groupement en conséquence de ce mécanisme de capture et de
convergences, un effet de solidarité face aux attaques. Il ne s’agit pas de caractériser une
attitude pyschologique, mais plutôt de remarquer que, dans ces circonstances, lorsque l’une de
ces associations est affectée, elles le sont toutes. Tous les membres de ce type de groupement
sont toujours affectés simultanément. C’est que leurs convergences ne sont pas seulement des
convergences de fait, ces corps sont structurellement solidaires. Mais on remarquera que c’est
une solidarité particulière, on pourrait dire de droit, puisque l’association est contractualisée
par la création d’un groupement collectif (un acte fondateur désigne les membres, le nom du
collectif, etc.).
Du côté des syndicats d’éleveurs, si les convergences sont tout aussi denses que celles que
l’on remarque parmi les associations écologistes, car un petit nombre de modes d’intervention
sont orientations de quasiment tous les corps qui ne font pas partie du groupement « Cap
31
Le mécanisme de transfert de puissances d’agir est décrit par Spinoza notamment dans son Traité politique
pour expliquer la naissance de l’État. L’interprétation que nous adoptons s’inspire de celle qu’en fait Lordon
(2015).
91
Loup », la modalité par laquelle celles-ci s’obtiennent est fondamentalement différente. Le
fait de surface ici est le suivant : un texte signé « FNSEA » (Fédération Nationale des
Syndicats d'Exploitants Agricoles) ou « Confédération paysanne » parle au nom des éleveurs
de brebis. Que ces syndicats ne représentent pas, chacun isolément, l’ensemble des éleveurs,
cela n’enlève rien à la capacité de chaque syndicat (et d’autres institutions comme la Chambre
de l’agriculture) à produire une parole d’éleveur dans l’espace public de ce conflit. Ceci est
une affirmation superficielle, parce qu’en posant que les syndicats parlent au nom des
éleveurs on ne montre ni les causes, ni les conséquences de cet état de fait, ni les mécanismes
dont il dépend.
Les individus qui incarnent le corps éleveurs dans leurs interventions publiques peuvent
avoir l’impression d’exprimer leur point de vue personnel, mais ce qu’on constate, c’est que
les modes d’intervention qu’ils mobilisent sont, pour la plupart, déjà là en tant qu’orientations
des corps des syndicats (illusion qui dérive de la méconnaissance des causes, peut-on dire
avec Spinoza). Il ne s’agit pas de convergences de fait, comme si tous les éleveurs,
considérant leur expérience et pesant les arguments des uns et des autres, étaient arrivés,
chacun de leur côté, aux mêmes conclusions. Il ne s’agit pas non plus d’un consensus obtenu
grâce à des raisonnements privés ou menés collectivement. Concrètement, ce qui a lieu, c’est
que la puissance d’agir des syndicats est démesurément plus élevée que celle d’un éleveur
lambda, ce qui leur donne la capacité d’installer des modes d’intervention qui sont disponibles
pour les éleveurs. Les orientations des syndicats, quel que soit le syndicat, deviennent
immédiatement des modes d’intervention mobilisables (et mobilisés) par les éleveurs
individuels, comme si les interventions de la FNSEA ou de la Confédération paysanne
remplissaient en quelque sorte un réservoir de types d’interventions possibles pour tout
éleveur disposé à s’exprimer en public. Autrement dit, le corps éleveurs hérite
automatiquement des orientations des syndicats. La puissance d’agir globale du corps
éleveurs est capturée par les corps des syndicats et autres institutions qui les « représentent ».
Les syndicats tirent leur puissance d’agir de la capture de la puissance d’agir globale des
corps au nom desquels ils agissent. L’espace socio-politique français contemporain est fait de
telle sorte qu’incarner le corps relatif à un « secteur professionnel », c’est toujours agir au
nom d’un corps dont la puissance d’agir est toujours déjà capturée par des corps
institutionnels. C’est par cette capture que ces corps collectifs (éleveurs, chasseurs, etc.)
reçoivent, d’une part, des orientations toutes faites, prêtes à l’emploi, mais qu’ils peuvent,
d’autre part, compter sur des corps spécialisés dans l’intervention méta-sémantique, comme
92
les syndicats. Les syndicats renforcent la visibilité et la puissance d’agir des éleveurs, mais les
dépossèdent de cette puissance dans le même acte.
On avait vu que le dispositif de capture est à l’œuvre aussi dans la relation
qu’entretiennent le collectif Cap Loup et les associations membres. La différence entre ce qui
a lieu dans le cas des associations écologistes et ce qu’on constate dans celui des syndicats
d’éleveurs, est que la capture de la puissance d’agir globale du corps « éleveurs » qu’opèrent
les syndicats n’est pas de droit, étant donné que chaque éleveur individuel n’est pas adhérent
de tous les syndicats, bien qu’elle garde un aspect clairement institutionnel (on ne parle ici
que de véritables institutions comme les syndicats ou les chambres professionnelles). Un
troisième cas de figure existe. Dans la consultation nationale lancée par le ministère de
l’environnement, déjà mentionnée, certains contributeurs parlent en tant que citoyens. Je n’en
donnerai ici qu’un exemple :
En tant que citoyenne de ce pays, je m’oppose à ce projet.
Le loup est une espèce protégée (annexe IV de la directive Habitats), sa chasse
est par conséquent incompatible avec la directive européenne.32
Cette intervention et d’autres similaires, participent à installer le mode d’intervention suivant
en tant qu’orientation de corps, en tant qu’intervention possible pour quiconque parle en tant
que citoyen :
< naturaliser [le loup est une espèce protégée DC NEG chasser le loup] >
Le corps des « citoyens » a une première caractéristique qui saute aux yeux : personne
n’en parle. Autrement dit, ce corps ne reçoit jamais d’affection, il ne contient que des
orientations (ce qui en ferait, de ce point de vue, l’inverse exact du corps « bergers »), il
semble être un corps inaffectable. La dynamique dans laquelle est prise le corps des
« citoyens » est un troisième cas de figure, car il ne s’agit ni d’une capture contractualisée
entre les parties, ni réglée sur une « représentativité » institutionnalisée. Le contributeur
anonyme à un forum ouvert peut capturer la puissance d’agir globale du corps des
« citoyens ». Est-elle grande ? Assurément pas, en tout cas dans ce contexte. Mais elle semble
être préférable à celle que l’on associe au nom propre inconnu, celui du signataire lambda.
Une question qui se pose est de savoir ce qui a lieu lorsque l’homme politique s’exprime « en
tant que citoyen ». On ne peut nier qu’il exploite la puissance d’agir globale acquise par sa
propre existence sémantique (par son « corps », au sens technique que je donne à ce terme),
32
Consultation publique, contribution de « Judith Lejeune », 30 juin 2014.
93
même quand il feint de la laisser momentanément de côté. Le corps des « citoyens » intègre-til les orientations de l’homme politique en question ? On a plutôt l’impression qu’il y a des
conditions pour que ce type de transfert ait vraiment lieu (tout le monde ne peut pas parler en
tant que citoyen, comme tout le monde ne peut pas parler en tant que berger, éleveur ou
défenseur du loup).
En somme, dans l’espace sémantique du conflit autour du loup, il existe une multiplicité
de corps qui gardent entre eux des relations diverses. La plupart de ces corps appartiennent à
l’une ou l’autre de deux zones de convergence. La densité de ces convergences est telle
qu’une tentative de déstabilisation de l’une des orientations communes affecte
automatiquement tous les corps de cette zone. Ces corps sont solidaires, non pas en ce que
chacun agit pour l’autre, mais en ce qu’aucune intervention visant l’un d’eux, voire l’une des
orientations de l’un d’eux, n’affecte en même temps tous les corps de la même zone de
l’espace sémantique de ce conflit.
J’avais annoncé que cette configuration où les corps sont non pas dans leur totalité, mais
dans leur plus grande partie, intégrés en deux zones internement solidaires, favorise l’illusion
d’un conflit structuré en deux camps symétriquement opposés : les « proloup », d’un côté, les
« antiloup », de l’autre. Mais cette apparence d’équilibre est brisée dès qu’on prend en compte
les interventions de l’État. En stabilisant certaines orientations au détriment d’autres, en
pérennisant des composantes d’un mode de vie dont la déstabilisation est la raison d’être d’un
grand nombre de corps, les interventions d’État (les lois, les décrets, les arrêtés préfectoraux,
par exemple) déséquilibrent l’effort qu’il est nécessaire de déployer pour transformer ou
maintenir des puissances d’agir concrètes. Lorsque l’État français transpose dans le droit
national la protection stricte du loup, définie dans la Convention de Berne, l’une des
orientations des associations écologistes devient pratiquement aussi solide qu’une loi de la
nature : empêcher la protection du loup d’être accomplie exige un effort démesurément grand.
Concrètement, les corps qui « représentent » les éleveurs mobilisent (principalement) une
orientation qui consiste à naturaliser la nécessité que l’État sollicite le changement du statut
du loup au niveau européen. L’impact effectif de ces interventions dépend du fait qu’elles
soient portées par un corps dont la puissance d’agir globale soit capable de susciter cette
action (la demande de changement de statut du loup) au nom de l’État français dans les
instances européennes. Pour l’instant ce n’est pas le cas.
À chaque intervention d’État, un nouveau point de l’espace sémantique devient point de
déséquilibre flagrant, qui n’est certes pas littéralement immuable, mais qui est voué à l’être.
En somme, certains corps disposent d’une orientation dont la productivité spécifique est
94
garantie par la loi, les interventions discursives qui cherchent à rendre cette orientation
improductive se heurtant à un mur. Par rapport à ce point précis de l’espace sémantique,
certains corps ont une puissance d’agir sans commune mesure avec celle des autres corps. On
en conclut que l’État agit en distributeur d’asymétries que ceux qui incarnent les modes de vie
impliqués dans le conflit s’efforcent d’entretenir ou de saper. Mais aussi que sous l’illusion de
dichotomie équilibrée que produit ce conflit se cache une multiplicité changeante de relations
asymétriques.
Quelles sont les configurations sémantiques qui structurent leurs antagonismes ?
Certains corps affectent négativement d’autres corps, certains corps divergent sur un
programme précis, certains corps contiennent des orientations devenues intouchables,
l’inefficacité de ses attaques est garantie par la Loi. Une dernière source de rapports
antagoniques, aussi structurante que celles déjà mentionnées, est produite par des oppositions
indirectes entre les corps. Souvent, lorsqu’un programme reçoit une opération, un autre
programme est, de ce fait, affecté. Par exemple, lorsqu’une intervention combat [le loup est
menacé DC le loup doit être protégé], elle participe au renforcement d’un programme comme
[loup DC élevage], la possibilité d’engendrer des discours à partir de ce programme augmente.
Inversement, si un programme comme [pastoralisme DC paysage] est investi, alors un
programme comme [loup DC biodiversité] est affaibli. Les interventions discursives
antagoniques font surgir des incompatibilités entre programmes qui n’ont rien en soi
d’incompatibles, mais qui sont le produit strict du travail que les discours accomplissent sur
l’espace sémantique du conflit. J’appelle tension cette relation entre programmes. Lorsque
deux programmes sont en tension, affecter positivement l’un d’eux (c’est-à-dire augmenter sa
puissance d’agir spécifique, en le naturalisant ou l’investissant), revient à affecter
indirectement l’autre négativement, et réciproquement, affecter négativement l’un (en le
combattant), entraîne indirectement, l’augmentation de la puissance d’agir spécifique de
l’autre.
Mais on a pu voir que cet espace sémantique s’organise principalement en deux zones
de convergence d’une très grande densité, caractérisée par deux groupes de corps solidaires.
Cette situation fait que la tension ne relie pas des paires de programmes isolés, mais deux
groupes de programmes. Il existe un groupe de programmes qui sont ceux qu’affectent
positivement les opérations produites par un corps (ceux que les orientations de ce corps
investissent ou naturalisent). Pour les corps qui convergent sur les orientations du corps
éleveurs, ce groupe de programmes contient, entre autres, les programmes listés dans (1), pour
95
le corps Cap Loup et ceux des associations membres du collectif, entre autres, les
programmes indiqués dans (2) :
(1)
[loup DC NEG élevage]
[loup DC dégâts dans les troupeaux]
[pastoralisme DC paysage]
[pastoralisme DC biodiversité]
(2)
[loup DC biodiversité]
{retour naturel}
[loup PT élevage]
[NEG tuer le loup est permis par la loi PT l’État l’autorise]
Chaque programme d’un groupe est en tension avec l’ensemble de programmes de
l’autre groupe, de sorte qu’affecter n’importe quel programme d’un groupe, c’est affecter de
manière inverse les programmes de l’autre. Les zones de convergence que nous avons
observées sont reliées par une tension, de sorte qu’affecter n’importe lequel des programmes
revient à affecter inversement toute la zone de convergence adverse. Les deux zones de
convergence sont par conséquent mutuellement réfractaires.
L’effet de camp est le résultat de la combinaison entre cette réfraction mutuelle et la
solidarité interne à chaque zone de convergence, de surcroit très dense, puisque l’activité des
corps se concentre sur un petit groupe de programmes. Mais il ne faut pas perdre de vue, que
les convergences, comme les tensions, n’émergent pas à partir de la dérivation d’un noyau
sémantique commun, d’idéologèmes ou concepts premiers, d’une relation antagonique,
binaire, structurant a priori la relation entre les corps ou les modes de vie. Elles sont le
résultat du travail minutieux que les collectifs et les individus qui incarnent les corps
effectuent sur l’espace sémantique du conflit.
Il s’agit de retenir que l’effet d’une intervention discursive, sans être déterminé, est
conditionné par les mécanismes qui sont déjà en place dans l’espace sémantique et qui
déterminent la direction, la force et la nature des projections qui guident le parcours de cet
effet. La solidarité entre corps, la capture de puissances d’agir, les asymétries que produisent
les interventions d’État et la tension entre programmes ne sont que quelques exemples des
configurations qui acheminent les conséquences sémantiques des discours du conflit.
96
4.6. Bilan
Proposer d’analyser la dimension sémantique des conflits publics suppose acquise l’idée
que les situations conflictuelles comportent un plan sémantique. On aura compris que le terme
de sémantique ne signale pas ici le domaine de la signification lexicale ou phrastique, en tant
que manifestation particulière ou partielle du système linguistique. Il indique plutôt le
domaine de la construction sociale des actions (discursives et non discursives) disponibles
dans une conjoncture donnée. Ce qu’on entend par sémantique est donc ici redéfini : je
qualifie de sémantique l’analyse de la configuration sociale des puissances d’agir, car elle est
composée d’unités significatives gardant un lien privilégié aux discours. Seuls les discours
peuvent orienter une action vers un point d’un espace sémantique, en ciblant un programme,
un mode d’intervention, un corps. Seuls les discours sont capables de connecter les actions
non discursives (qu’elles se montrent comme des actions politiques ou pas) à un espace
sémantique.
Cette vision de la sémantique est inséparable d’une conception des discours en tant que
support fondamental des actions qui travaillent à faire évoluer ou à préserver des modes de vie.
La surface discursive d’un conflit, du point de vue de l’analyse, est à la fois l’archive des
coups portés sur l’espace sémantique du conflit et le lieu d’observation indirecte de
l’évolution de cet espace.
On s’apercevra qu’il y a des similitudes et des différences avec la démarche d’un certain
type d’analyse du discours, les idées présentées ici résonnent en effet avec les enjeux que se
donnent plusieurs auteurs travaillant dans ce domaine. On a déjà mentionné la façon dont mon
approche se nourrit (et à la fois s’éloigne) de certains développements marquants de l’analyse
du discours, en particulier les conceptions des formations discursives de Foucault et de
Pêcheux, la Sémantique de la polémique de Maingueneau, la théorie de Laclau et Mouffe. Il y
a en réalité ce qu’on pourrait appeler une communauté d’intérêt entre les idées présentées ici
et celles qui définissent le champ de l’analyse du discours. Pour moi, comme pour beaucoup
d’analystes du discours, il faut observer la manière dont les discours se rapportent aux
configurations sociales. Wodak, l’un des auteurs qui portent l’Analyse critique du discours,
soutient que son but est de montrer « comment (au cours d’une situation) le sens et l’action
sont modelés par des discours à travers le pouvoir, l’hégémonie et l’idéologie » (2011 : 628,
c’est moi qui traduis) : l’intrication entre sens et configuration sociale est située au cœur de la
démarche. On peut voir cette même intrication à l’œuvre aussi bien dans les travaux de
Paveau (qui étudie le déploiement « politique, linguistique et sémiotique » des pratiques
97
discursives (2019 : 20)), de Krieg-Planque (qui cherche à analyser comment « divers acteurs
sociaux (…) organisent, par le moyen des discours, les rapports de pouvoir et d’opinion »
(2009 : 9)) et de tous les auteurs qui s’inspirent des travaux de Pêcheux. Or malgré cette
communauté d’intérêts, l’objet que se donnent la plupart des analystes du discours ne se
confondent pas avec celui d’une analyse sémantique des conflits sociaux telle que je l’entends.
Je le montrerai, de manière synthétique, sur un seul exemple, celui de l’Analyse critique de
discours tel que le développe un autre de ses auteurs, Norman Fairclough. Cet exemple est
particulièrement représentatif, dans la mesure où il s’agit peut-être d’une des approches qui
gardent la plus grande proximité avec la mienne.
Fairclough (2001) suppose que les entités sociales sont des constructions produites
essentiellement par des discours. Il s’agit là d’une posture socioconstructiviste classique. Il
considère néanmoins que cette posture rencontre un obstacle important : parfois les discours
ne parviennent pas à transformer l’existant social. Pour dépasser cet obstacle, il se donne la
tâche de décrire ce qui freine et ce qui favorise ces transformations, c’est-à-dire la capacité
des discours à produire des changements sociaux. Je pourrais faire de ces préoccupations les
miennes. Pour entreprendre cette tâche, Fairclough observe des pratiques sociales, qu’il
définit comme des formes relativement stabilisées d’activités sociales (par exemple,
l’enseignement dans une salle de classe, les émissions de télévision, les repas de famille, les
consultations médicales). Les pratiques sociales incluent plusieurs composantes : un certain
type d’activité, des sujets et les relations sociales qui les relient, des instruments, des objets,
un temps et un espace, une certaine forme de conscience, des valeurs et des discours. Tous ces
éléments se rapportent les uns aux autres de manière « dialectique », ce qui veut dire qu’ils
n’ont pas une existence individuelle : chaque élément participe des autres tout en étant
différent. Le but de Fairclough est d’étudier précisément le « rapport dialectique » que gardent
les discours avec les autres composantes des pratiques sociales. Cette manière de concevoir
les pratiques sociales ne semble s’opposer en rien à l’approche que je défends. Pourtant,
lorsque Fairclough analyse le rapport dialectique que garde le discours à l’activité sociale, il
développe une vision des discours qui va à l’encontre de l’opacité qui caractérise, selon moi,
ce rapport. En effet, d’après Fairclough – sur ce point je ne peux qu’être d’accord –, les
discours véhiculent des projets d’action, des « projections sur comment les choses devraient
ou pourraient être » (p. 234, je traduis), sous la forme de « pratiques sociales » possibles. La
transformation sociale réelle apparaît dans un premier stade lorsque ces pratiques, qui
apparaissent d’abord comme projets, sont effectivement mises en œuvre en tant que pratiques
réelles. Le stade ultime de la transformation est atteint lorsque les sujets accomplissent ces
98
pratiques comme étant les leurs, sans mettre aucune distance, en supposant qu’ils le font
librement (ce qui reprend le thème de la domination telle que la conçoit Althusser). Le point
de bifurcation entre l’approche de Fairclough et la mienne se trouve dans son hypothèse
d’après laquelle les possibilités d’action que définissent les discours peuvent être mises en
œuvre. Cette idée dépend crucialement d’une hypothèse non dite : celle d’un rapport
transparent entre les possibilités de pratiques qu’installent les discours et les pratiques
effectives. Un programme ne peut jamais être mis en œuvre par une action. Tout au plus, on
peut construire discursivement la possibilité qu’un programme apparaisse comme étant mis
en œuvre par une action. Un berger qui tue un loup ne met pas en œuvre le programme [les
loups sont une nuisance DC les loups peuvent être éliminés]. Mais si ce programme a été
installé par des discours comme pouvant être accompli et que cette action est susceptible
d’être connectée à ce programme sur le mode de l’accomplissement, alors on peut dire que
l’action est agencée à tel programme en tant que l’accomplissant. Cette conception se fonde
sur l’opacité du rapport entre ce que les discours peuvent construire, alors que celle de
Fairclough se fonde sur la transparence de ce rapport. Les programmes sont des puissances
d’agir, parce qu’ils s’orientent à être agencés à des actions, non pas parce que leur constitution
interne détermine de façon transparente un certain type d’action dans le monde. Or en
contexte de conflit, les actions s’agencent non pas à des programmes isolés mais à des
tensions entre des programmes. De ce fait, dans ce type de situation, l’action peut être
présentée comme accomplissant un programme, mais elle est agencée à une configuration
conflictuelle. L’existence sémantique de l’action du berger qui tue le loup contient à la fois sa
légitimation, qui la fait apparaître comme l’accomplissement d’un programme stabilisé par un
texte de loi, et sa condamnation, qui lui donne une existence indésirable, sous la forme de son
agencement à un programme d’après lequel les loups doivent être strictement protégés car en
voie de disparition.
Considérons maintenant l’objet que l’approche de Fairclough vise à décrire. L’objet de
l’analyse critique du discours tel que l’entend Fairclough est le rapport entre le langage et les
changements sociaux. Plus précisément, il décrit comment les changements sociaux se
produisent par le changement des pratiques langagières. Pour cet auteur, le fait qu’à un
moment donné les étudiants commencent à être appelés, en Angleterre, clients ou consumers,
fait partie de la manière dont est menée l’emprise du marché sur le monde de l’enseignement.
Par ce changement linguistique que produit la politique du marché, le changement social
prend une forme concrète. L’objet qu’aspire à décrire la sémantique des conflits que je
développe est la configuration conflictuelle des actions (in)disponibles pour les groupes
99
sociaux et non pas la parution de nouvelles pratiques discursives (même si elles sont
concomitantes de transformations sociales). L’objet que j’essaie de décrire est de nature
sémantique. Par conséquent, les discours doivent être interrogés, dans mon optique, non pas
pour saisir le changement social dont ils sont dépendants, mais pour qu’ils fournissent des
points d’appui pour nos hypothèses sur ce que d’autres discours ont accompli sur l’espace
sémantique auquel ces discours se rapportent.
L’un des principaux problèmes auxquels mes analyses tentent de fournir une réponse est
celui du rapport entre le discours et les configurations abstraites qu’on traite en général sous
l’angle des idéologies, des positionnements, des identités collectives, des antagonismes
sociaux, et qui font qu’une société ne soit pas l’équivalent d’une juxtaposition d’individus. Je
partage l’avis de plusieurs tendances de l’analyses du discours, comme par exemple celles qui
s’inspirent de la théorie de Laclau et de Mouffe, d’après lesquelles les discours ne doivent pas
être conçus comme se limitant à reproduire ces configurations, car ils ont un rôle crucial dans
les transformations des modes de vie. Je m’éloigne néanmoins de leur constructivisme radical,
car pour moi les espaces sémantiques imposent des contraintes à ce qu’un discours peut faire.
Les projections internes à un espace sémantique (les mécanismes de capture, les tensions)
conditionnent les effets des interventions discursives : si un discours augmente la puissance
d’agir d’un programme qui se trouve en tension avec un autre, le discours affaiblira ce second
programme, et ce seulement par une projection précise qu’impose l’espace sémantique dans
l’état auquel il se trouve au moment de l’intervention. Il faudrait rendre la formule de Pêcheux
plus claire : selon sa formulation bien connue, une formation discursive « détermine ce qui
peut et doit être dit » (1975 : 144). J’ai pu reprendre à mon compte cette formule pour
caractériser ce que j’entends par « espace sémantique », concept, rappelons-le, issu d’une
interprétation en clef sémantique des formations discursives. Mais en toute rigueur, les
espaces sémantiques ne déterminent pas ce qui peut et doit être dit : ils rendent certes
disponibles des actions langagières sous la forme de programmes et de modes d’intervention,
mais ils ne les déterminent pas. Autrement les espaces sémantiques n’évolueraient pas, et ils
évoluent, essentiellement par l’action des discours. L’existence d’un programme stabilisé rend
seulement moins conflictuelle un certain type d’intervention discursive. Mais une intervention
peut réussir à installer un programme inédit ou bien à renforcer un programme auparavant peu
productif. L’intervention du maire de Nice qui parvient à transformer l’espace sémantique du
conflit en rendant moins facile de narrer le retour du loup comme étant spontané n’aurait pu
être possible si ce qui peut et doit être dit avait été déterminé par cet espace sémantique. Les
effets de cette intervention ne sont pas libres ni décidées par la seule facture de l’énoncé : ils
100
sont conditionnés par la constitution de l’espace sémantique sur lequel elle agit. Un espace
sémantique rend disponibles des actions et conditionne les effets qu’auront les actions qui le
cibleront, sans les déterminer. Une mise en surproduction d’un programme peut altérer
durablement sa stabilité. Une action qui réussit à faire incarner à son porteur un corps dont la
puissance d’agir globale est relativement élevée peut produire plus d’impact qu’une autre.
Pour résumer, un espace sémantique ne détermine ni ce qui peut ou doit être dit, ni les effets
qu’ont les discours sur lui. Tout ce qu’il détermine, c’est l’existence d’un certain type
d’entités, de relations et de mécanismes sémantiques (dans un espace sémantique, il y aura
des programmes, des modes d’intervention, des corps, des tensions, des captures…) – c’est-àdire ce qui est invariable à tout espace sémantique. Mais ce qu’on peut ou doit faire grâce à
ces mécanismes reste, heureusement, sous-déterminé.
101
5 Bilan et perspectives
Le parcours de recherche ici présenté peut sembler à première vue inconséquent.
D’abord, je me suis centré essentiellement sur la description de morphèmes grammaticaux et
sur le traitement des problèmes les plus classiques de la sémantique linguistique. Ensuite, j’ai
développé des notions entrant strictement dans la sphère de la linguistique énonciative. J’ai
basculé ensuite, pratiquement sans transition, à l’étude des croyances partagées, discutant
avec la psychologie sociale et la philosophie de l’esprit. Je me suis rapproché, enfin, des
préoccupations traditionnelles de l’analyse du discours pour étudier des conjonctures sociales
conflictuelles. Il s’agit cependant pour moi d’une progression, dont le principe d’explication
peut recevoir pour formule le titre de cette synthèse. Ce parcours est en effet un cheminement
dont chaque étape cherche à aller plus loin dans une volonté de montrer jusqu’où on doit
étendre le regard que porte la sémantique.
Dans une première phase, il s’agissait de postuler les conditions de possibilité d’une
grammaire argumentative de la phrase. Dans le cadre de la sémantique argumentative, selon
laquelle la signification d’une phrase est de nature instructionnelle, je me suis occupé à établir,
d’une part certains principes de combinaison pour ces instructions à partir de la description de
ce qu’apportent à cette signification des éléments à l’allure peu argumentative, comme les
déterminants défini et indéfini. Selon mes travaux de cette époque, les articles défini et
indéfini participent à déterminer la structure sémantique des paraphrases possibles d’un
énoncé. Cette première étape marque aussi le point de départ de l’inclusion d’instructions
relatives à ce que j’appelais le « ton » des énoncés et que j’associais, entre autres propriétés, à
la « force rhétorique » d’un énoncé, à sa capacité à réfuter et à être réfuté. Ce « ton »,
soutenais-je, est décidé dans la signification de la phrase, il s’agit donc d’un problème de
sémantique.
Dans la période qui suit immédiatement ma thèse, je me suis occupé principalement de
la systématisation et l’approfondissement de ces idées sur le « ton » des énoncés. Ce qui m’a
amené à introduire dans cette approche sémantique le traitement de la façon dont l’énoncé
construit les subjectivités impliquées dans l’interlocution, ainsi que la détermination de la
capacité d’un énoncé à accomplir un certain type de réaction négative.
Chacune de ces contributions semblait introduire un nouvel élément à considérer sous
l’angle de la sémantique, mais se maintenait dans le périmètre d’une sémantique linguistique
et phrastique. On a vu que certains problèmes liés à l’idée de ton m’ont amené à postuler qu’il
est nécessaire d’accepter que des entités sémantiques peuvent exister sans être encodés dans la
102
signification des lexèmes d’une langue, et qu’il faut même les considérer en tant
qu’extérieures aux énoncés concrets qui les manifestent. Les stéréotypes me semblaient
illustrer parfaitement ce type d’existence des entités sémantiques que je traitais en tant que
« concepts » et que je définissais comme des schémas rendant possibles de discours. Ces
premières approximations m’ont conduit à interroger l’idée générale de « pensée sociale »,
que je voyais comme constituée de ce type de schémas. Cela voulait dire alors que la pensée
sociale, que je concevais comme structurée dans un très vaste espace conceptuel, a une
dimension sémantique. Mais on voit qu’ici sémantique ne renvoie plus au domaine de la
signification lexicale ou phrastique, ce terme indique plutôt un type d’entité. La dimension
sémantique de la pensée sociale est celle qui se structure en schémas habilitant un certain type
de discours.
Rétrospectivement, ces idées apparaissent comme les premiers tâtonnements vers mon
approche actuelle. Cherchant à décrire les propriétés des « concepts » lorsqu’il se trouvent
pris dans des environnements conflictuels, j’ai aperçu le rôle structurant de la conflictualité,
ce qui a réorienté l’ensemble de ma démarche. Mon objectif est devenu celui de décrire la
dimension sémantique des conflits sociaux. Or il apparaissait que les enjeux des conflits entre
des groupes sociaux n’étaient pas de faire régner une « pensée » sur une autre, mais plutôt de
rendre (im)possible d’effectuer un certain type d’action. Des lors, les schémas sémantiques
n’étaient plus envisageables en tant qu’unités d’une « pensée » sociale, en tant que
« concepts ». Étant intrinsèquement orientés vers l’action, il faut plutôt les concevoir en tant
que puissances d’agir. L’ontologie de Spinoza, dans laquelle toute entité est une composition
de puissances d’agir, affectée en permanence par ses relations avec d’autres, corrélative d’une
théorisation des rapports sociaux, m’a fourni le langage dans lequel réinterpréter les acquis de
la sémantique argumentative et de l’analyse du discours, ainsi que certaines problématiques
de la théorie politique de Laclau et Mouffe, dans lequel déployer une ontologie cohérente
avec le but que je me donne, celui de décrire la dimension sémantique des conflits sociaux.
Cette approche a donné lieu à des développements et des applications. J’ai mentionné
plus haut que mes collaborations avec Camus ont donné lieu à la création d’un programme de
recherche commun : nous l’appelons le « Programme des programmes ». L’objectif de ce
programme est de produire des catégories d’analyse pour un grand spectre de situations
discursives que l’on qualifie de manière approximative comme étant « d’ordre politique »,
pour signaler qu’on englobe des situations aussi éloignées les unes des autres comme le sont
les conflits sociaux sur le long terme et les assemblées internes à un parti politique. De
nombreux mémoires de master (à l’EHESS, à l’Université de Pompeu Fabra, à l’Université de
103
Toulouse) et trois thèses de doctorat en cours (deux à l’Université de Pompeu Fabra codirigées par E. Miche et moi-même, et une à l’Université d’Aarhus, co-dirigée par M.
Birkelund et H. Nølke) appliquent l’approche à des objets différents. Dans sa thèse à
l’Université de Pompeu Fabra, que je codirige avec E. Miche, F. Morales étudie l’actuel
conflit social au Chili. Il analyse en particulier comment la mobilisation des étudiants contre
la hausse du prix des transports publics d’octobre 2019 s’est transformée en révolte sociale,
provoquant une remise en question du modèle néolibéral chilien dans sa globalité. Dans la
même université, et également codirigée par E. Miche et moi-même, C. Dackow étudie, dans
la perspective de la Sémantique des conflits sociaux, la conflictualité du discours sur la
COVID en Argentine et en Espagne. Marianne Liisberg, sous la direction de M. Birkelund et
H. Nølke, rédige une thèse à l’Université d’Aarhus où sont comparés le conflit autour de la
construction d’un complexe immobilier sur une zone naturelle protégée de Copenhague (2016)
et sur le conflit autour du plan de licenciement dans l’usine GM&S qui commence en 2017
(Creuse).
Autour de ce programme de recherche, s’est constitué un groupe interdisciplinaire
(sciences du langage, sciences politiques, sociologie, urbanisme) baptisé « Collectif
Programma » qu’intègrent, à part Z. Camus et moi-même, Théa Corler, Paula Garaventa,
Daniel Gonzalez, Marianne Liisberg, Fortunato Morales et Julia Tournaire. Ce collectif
prépare un ouvrage où sont posés les principaux enjeux théoriques et descriptifs du
Programme des programmes tout en le mettant en œuvre dans la description de conjonctures
conflictuelles contemporaines différentes. Par exemple, Camus décrit des assemblées
citoyennes politiques en Espagne et en France (Nuit Debout, le Nouveau parti anticapitaliste,
le village andalou de Marinaleda) ; Corler et moi-même décrivons des mobilisations contre
des projets d’infrastructure dans des zones naturelles (respectivement : le conflit du « Triangle
de Gonesse », et le conflit à Notre-Dame-des-Landes) ; Garaventa étudie le soulèvement
populaire déclenché en Honduras en 2017 suite à des élections présidentielles dénoncées
comme frauduleuses ; Gonzalez analyse la déstabilisation que subit le discours anti-insurgés
en Colombie une fois signé l’accord de paix entre le gouvernement et les FARC en 2016 ;
Liisberg élabore une articulation entre le concept d’ « hégémonie » de Laclau et Mouffe et le
Programme des programmes, en l’appliquant au conflit de l’usine GM&S ; Morales traite du
processus de déstabilisation des aspects les plus structurants de l’espace socio-politique
chilien, qui commence par des manifestations d’étudiants et aboutit à la modification,
actuellement en cours, de la Constitution nationale chilienne ; Tournaire s’occupe des
mécanismes discursifs qui construisent, dans l’espace sémantique de l’urbanisme en France,
104
une pseudo-absence de conflictualité concernant en particulier ce qu’on appelle l’« urbanisme
transitoire ».
La poursuite de mes travaux ne peut se passer d’aborder la nature du rapport entre
sémantique et politique. J’ai constitué déjà des chantiers qui structureront mon travail des
prochaines années.
Le premier de ces chantiers concerne l’approfondissement du traitement que je donne
aux liens qui unissent les pratiques sociales effectives aux schémas abstraits qui les rendent
significatives, sinon tout simplement possibles. Les postulats qui guident ma recherche sur ce
point sont essentiellement les suivants : l’enjeu des conflits sociaux est de rendre disponible
ou indisponible un certain type d’action pour un certain groupe ; les actions disponibles dans
une conjoncture donnée sont agencées de manière plus ou moins problématique ou polémique
à des programmes. Or un certain nombre d’interrogations surgissent immédiatement.
Il faut admettre que la Loi (au sens large, c’est-à-dire l’ensemble des textes juridiques :
lois, décrets, arrêtés…) peut assurer la disponibilité d’une action qui s’agence à des
programmes comportant un très faible degré de stabilité. En effet, la Loi (contrairement au
vote dans les assemblées citoyennes politiques, qui annule la possibilité même du différend –
cf. Camus, 2020) ne permet pas de stabiliser les programmes sur lesquels elle porte (car ces
programmes peuvent rester très polémiques), mais seulement de garantir la disponibilité d’un
certain type d’action. Quelles différences donc entre disponibilité d’une action et stabilité
d’un programme ?
Une deuxième question surgit du fait que dans les conflits sociaux la (dé)stabilisation de
programmes a souvent comme finalité de rendre (in)disponibles les actions que le programme
habilite (les actions qui sont agencées au programme en tant qu’accomplissement de celui-ci).
De quelle façon la (dé)stabilisation effective d’un programme donné affecte l’(in)disponibilité
d’un type d’action précis ?
Une troisième question touche à la nature elle-même de ce que je nomme action. Les
actions sociales sont pour moi des matérialités agencées à des programmes – et rappelons que
les programmes sont des schémas sémantiques orientés vers l’action, ce qui situe l’action non
seulement comme finalité du programme mais aussi comme produit de celui-ci, donc comme
élément en quelque sorte séparé du programme lui-même. Or ceci semble supposer que l’on
puisse identifier une certaine entité ou type d’entité, donc une « catégorie » (c’est-à-dire
quelque chose qui est déjà de l’ordre du sémantique), à partir de laquelle il est possible
d’isoler un événement ou un type d’événement donné dans une dimension extra-sémantique,
105
qui serait associé d’une certaine manière à la dimension des programmes. Peut-on sortir de ce
paradoxe ?
Un deuxième chantier concerne la prise en compte d’une problématique jusqu’ici
laissée en suspens mais qu’il est urgent d’aborder : il s’agit du rapport entre l’espace
sémantique d’un conflit et l’espace socio-politique global dont il fait partie. La thèse sous
laquelle je travaille est celle d’une relative autonomie de l’espace sémantique d’un conflit
social. L’expression est d’Althusser qui cherchait à délimiter le type de rapport que garde
l’idéologie avec l’infrastructure économique. Mais il s’agit plutôt du nom d’un problème que
de l’affirmation d’un type de rapport spécifique. La question est dans notre cas
particulièrement épineuse, car il faut pouvoir établir plusieurs types de relations possibles.
Que les espaces sémantiques des conflits sociaux qui coexistent dans une même conjoncture
sociale sont liés entre eux, cela est indéniable. Mais est-ce qu’ils partagent des composantes ?
On pourrait croire par exemple que des conflits autour de plans de licenciement contiennent
un certain nombre de modes d’intervention communs, comme ceux qui permettent d’affirmer
qu’il faut licencier en raison de la nécessité de mettre en place des ajustements structurels,
ceux qui combattent le licenciement en masse lorsque la compagnie distribue des dividendes
élevés, ceux par lesquels les employeurs naturalisent la poursuite d’efforts de concertation
avec les représentants syndicaux... Or s’agit-il des « mêmes » modes d’intervention ? Car ni
leur productivité ni leur stabilité ne sera la même à chaque conflit, les tensions dans lesquels
ils entreront non plus, ni les corps dans lesquels ils seront incorporés. Une autre série de
questions concerne non pas le rapport entre les espaces sémantiques de différents conflits
sociaux mais plutôt leur relation à l’espace global au sein duquel ils surgissent. La
configuration sémantique d’un conflit social n’est pas indépendante de la productivité et de la
stabilisation de programmes dans le champ scientifique, dans le champ des pratiques
agricoles, dans le champ des pratiques éducatives, dans le champ des pratiques
institutionnelles… L’ensemble de l’espace social semble être ainsi interconnecté. Quels sont
les mécanismes qui gouvernent ces connexions ?
Le troisième chantier, sur lequel j’ai déjà commencé à travailler, naît de préoccupations
descriptives, mais n’est pas dépourvu de questionnements théoriques importants : il s’agit
d’aborder de front le conflit autour de la construction d’un aéroport à Notre-Dame-desLandes, que jusqu’ici je n’ai pu qu’effleurer. Ce conflit s’initie au début des années 70,
lorsque l’État décide le transfert de l’aéroport de la ville de Nantes à la commune de NotreDame-des-Landes, située à quelques dizaines de kilomètres. L’objectif affiché par l’État était
de participer, grâce à la construction d’un nouveau très grand aéroport en région, à la
106
décentralisation du territoire national. Une aire de 1600 hectares est déclarée « zone
d’aménagement différée » (ZAD). Le projet ne sera lancé en réalité que dans les années 2000.
À partir de 2008, une forte opposition s’organise, et s’installe dans la zone où l’aéroport était
censé être construit, la ZAD, acronyme qui est détourné en « zone à défendre ». On
commencera à appeler « zadistes » ces occupants de la ZAD ; leur forme d’opposition sera
connue comme le « zadisme ». Les manifestations organisées en opposition à l’aéroport
convoquent des dizaines de milliers de personnes. En 2015, les médias commentent l’entrée
du mot « zadiste » dans les principaux dictionnaires. Les candidats aux élections
présidentielles de 2017 se positionnent sur l’issue qu’ils veulent donner à ce projet d’aéroport.
Le 17 janvier 2018, le premier ministre annonce l’abandon officiel du projet d’aéroport.
Ce conflit est d’un particulier intérêt pour l’étude des aspects sémantiques de la
conflictualité sociale, car il comporte plusieurs problèmes de difficile solution.
Un premier problème est le suivant : pendant longtemps, des interventions discursives
visent le corps des « zadistes », de l’extérieur, notamment en provenance de l’État et des
médias grand public, en affaiblissant la puissance d’agir globale de ce corps (les zadistes
apparaissent comme une pure négativité, toujours situés dans l’illégalité, l’incohérence, la
violence dépourvu d’idées), alors que le surgissement d’interventions au nom des zadistes
dans la sphère publique est quasi nul. Le corps « zadistes » existe ainsi dans l’espace politique
global comme une pure composition d’affections (négatives), pratiquement sans orientations.
Or à regarder l’issue du conflit, la cause qu’ils portaient semble avoir été entendue. Tout
semble indiquer que cette issue dépend de ce que les sociologues et théoriciens du politique
appelleraient le rapport de forces plutôt que d’un travail discursif de transformation des
puissances d’agir disponibles. Cependant il faudrait nuancer cette conclusion. Car, étant né
pour parer au projet d’aéroport, les mouvements d’opposition liés au « zadisme » ont intégré
ce combat dans des modes de vie beaucoup plus vastes que ceux que peut articuler un combat
ponctuel. Le combat est devenu non pas « l’aéroport », mais ce qui rend l’aéroport possible,
le mouvement est même passé d’une logique d’opposition à une autre plutôt affirmative, qui
passe par la construction progressive et conflictuelle de modes de vie pour lesquels il y a peu
de place dans l’espace social global : autogestion de ressources économiques, modalités
alternatives de production agricole, construction de liens entre des lieux de lutte… C’est
d’ailleurs ce qui a permis l’émergence de corps sur d’autres « fronts » : des dizaines de
conflits différents voient émerger leur « zad » et leurs « zadistes ». Par ailleurs, des corps
définissant des modes de vie différents à Notre-Dame-des-Landes se sont confrontés à
l’intérieur du corps complexe des opposants, confrontations qui ont pris des formes bien
107
différentes tout au long de l’évolution de ce conflit. Il est donc nécessaire d’établir la forme
spécifique des rapports entre ces corps, de caractériser la manière dont ils se lient à d’autres
dont l’existence ne dépend pas strictement de ce conflit (syndicats d’agriculteurs, partis
politiques), ainsi que leurs relations avec le surgissement progressif d’autres collectifs au
niveau national.
Ce conflit rend enfin également nécessaire de s’interroger sur le rapport entre
l’existence sémantique d’un collectif (son corps, son mode de vie) et le territoire sur lequel
cette existence se manifeste effectivement. Le territoire est inséparable, dans ce conflit, des
modes de vie que les collectifs s’efforcent de construire. On pourrait être tenté de penser que
la question du territoire doit être traité dans les schémas sémantiques qui définissent les
programmes. Mais l’omniprésence de cette question dans des conflits différents porte plutôt à
supposer qu’il s’agit d’un phénomène structurel, qu’il s’agit dans tous les cas d’une
dimension transversale aux enjeux qui se définissent dans le conflit de Notre-Dame-desLandes. Est-ce que l’existence des corps est subordonnée à celle d’une sorte de « corps de
corps » territorial ? Or le type d’action qui se trouve au centre des préoccupations des
opposants et des défenseurs du projet sont des actions qui se présentent d’emblée comme
territorialisées. La transversalité de cette dimension participe-t-elle à définir un type de
conflictualité spécifique qui se manifesterait dans les conflits où l’enjeu est précisément non
seulement la transformation ou le maintien d’actions disponibles, mais aussi et surtout le
déploiement de modes de vie territorialisés, la (dé)stabilisation de modes de territorialisation ?
108
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Prolégomènes à une sémantique des conflits sociaux, 249 p.
En préparation
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D., Liisberg, M., Morales, F., Tournaire, J.), Sémantique et conflictualité sociale. Le
Programme des programmes, 200 p.
Communications
Conférences invitées
(2021) « Des entités sémantiques orientées à l’action », Conférence plénière au
Colloque international Argumentation et énonciation, 7 – 9 octobre 2021,
Universidade do Passo Fundo / Universidade Federal de Santa Catarina / EHESS.
(2021) « Semantica y practicas sociales ». Universidad de Murcia, Conférence invitée
par Grupo de linguistica materialista, 10 mai 2021. Avec Zoé Camus.
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international La Sémantique argumentative et le discours politique, Université
d’Aarhus, 27 mai 2021.
(2021) « A propos de la dimension sémantique des conflits sociaux », Conférence
invitée par le Département de Français de l’Université d’Aarhus, 29 avril 2021.
(2021) « Entre acción y discurso. Sobre algunas propiedades semánticas de las
relaciones de fuerza en el espacio político: el caso de Notre-Dame-des-Landes »,
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participation à la Table ronde « Enunciaçiâo et sentido », invité par Instituto de
Estudos da Linguagem. Jornada Internacional Semântica e Enunciaciâo. Universidade
Estadual de Campinas, Brésil. 7 avril 2021.
(2021) « Introducción al programa de los programas. Semántica, acción y conflictos
sociales », avec Zoé Camus, invité par Instituto de Estudos da Linguagem. Jornada
Internacional Semântica e Enunciaciâo. Universidade Estadual de Cam-pinas, Brésil. 6
avril 2021.
(2020) « La transformación de lo posible: un asunto semántico », avec Zoé Camus.
Conférence invitée par Grup d'Estudis del Discurs (GED), Université Pompeu Fabra,
Barcelone, 27 novembre 2020.
(2020) « El Programa de los programas ». Conférence invitée par Nucleo Lenguaje y
Politica. Universidad Diego Portales. Santiago de Chile. 28 août 2020.
(2019) « Analisis semantico de conflictos sociales », Conférence invitée par Grup
d'Estudis del Discurs (GED), Université Pompeu Fabra, Barcelone, 12 décembre 2019.
(2017) « Hacia una descripción semántica de los conflictos sociales ». Université
Pompeu Fabra - Grup d'Estudis del Discurs (GED). Barcelona, 20 octubre 2017.
(2016) « Description sémantique des conflits sociaux », Équipe CPST (LERASS,
Univ. Toulouse), 27 mai 2016.
(2014) « La force rhétorique des modalités énonciatives ». Institut des sciences du
langage et de la communication de l’Université de Neuchâtel (Suisse). Conférence
invitée par la Chaire de Linguistique Française, 3 avril 2014.
(2013) « La théorie des blocs sémantiques face au discours ». UFR des Sciences de
l’homme et de la société de l’Université de Rouen. Conférence invitée par le
laboratoire CIIVIC, 14 juin 2013.
Communications invitées dans des journées d’études
(2018) Camus, Z. & Lescano, A. « Les conflits sont-ils polyphoniques ? ». Journées
d’étude « Linguistique et écrit, 6 », EHESS, Paris, 2 décembre 2018.
(2018) « Interventions discursives », Journées d’étude « Énonciation », EHESS, Paris,
27 et 28 juin 2018.
(2017) « Zones d’intervention », Journées d’étude « Linguistique et écrit, 4.
Constructions argumentatives, EHESS, Paris, 22 novembre 2017.
(2016) « A propos de la construction des positions dans les conflits sociaux », Journées
d'étude Linguistique et écrit, 2 : l'énonciation. (CRAL et CRH-GRIHL), EHESS,
Paris, 24 et 25 novembre 2016.
(2014), en collaboration avec Marion Carel, « For a semantic analysis of
argumentation », Journées d’étude « Rencontres franco-américaines : Approches
empiriques de l’argumentation », Laboratoire Communication et Politique (CNRS),
Organisées par le Laboratoire Communication et Politique (CNRS,
Paris), ICAR/ASLAN (CNRS, Lyon), CRAL (EHESS, Paris), l’UMR « Education,
Formation, Travail et Savoirs » (ENFA, Univ. Toulouse), et avec le soutien de la
Région d’Île-de-France, Paris, 7-8 juillet 2014.
(2013) « La construction discursive de complexes conceptuels. L'exemple des Pensées
philosophiques de Diderot », Journées d'étude "Argumentation et polyphonie.
Linguistique, rhétorique, philosophie, sciences de l'éducation", CRAL / EFTS, Univ.
Toulouse le Mirail / ENFA, 17 et 18 juin 2013.
(2012) « Les temps verbaux du récit dans un cadre énonciatif », Journée d'étude "La
temporalité en linguistique", CRAL / EFTS / LIAS-IMM, EHESS, 11 juin 2012.
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(2012) « A propos du rôle énonciatif des temps verbaux », Journée d'études
CONSCILA (Confrontations en sciences du langage) L'énonciation et les voix du
discours, ENS, Paris, 3 février 2012 .
(2011) « Quelques remarques sur le point de vue », Journée d'études Linguistique et
textes, CRAL (EHESS/CNRS), Paris, 9 juin 2011.
(2010) « La Théorie des blocs sémantiques et les représentations », Journée
d'études Linguistique et interprétation, CRAL (EHESS/CNRS), Paris, 26 mai 2010.
(2009) « Ton et argumentation des verbes de croyance », Journée d'études Art et
langage, CRAL (EHESS / CNRS), Paris, 26 juin 2009.
(2009) « L’opposition du spécifique et du générique dans le cadre d’une sémantique
argumentative », Journée d’études Les sémantiques argumentatives aujourd’hui,
CERCI EA 3824 Axe “Représentations linguistiques et culturelles” : SAD
(Sémantique et Analyse du Discours) et IRFFLE, Université de Nantes, 7 février 2009.
(2009) « Quelques remarques à propos des tons », au sein du séminaire de recherche
"Temporalité et récit", EHESS, Paris, 21 janvier 2009.
(2008) « Pour une étude du ton », journée d’études organisée « Polyphonie
linguistique », Université d’Aarhus, 31 octobre - 1 novembre 2008.
(2008) « Quand les castors ne construisent pas de barrage. Enoncés génériques et
argumentation », séminaire de recherche de l’ERSS, Université de Toulouse 2 – Le
Mirail. 19 juin 2008.
(2008) « Focalisation interne et focalisation externe : les déguisements du Témoin »,
Journée d’études Analyse argumentative et polyphonique des textes 2, EHESS, 5 juin
2008.
(2008) « Le ton polyphonique : point de vue et rhétorique », au sein du séminaire
"Récit et polyphonie" de Marion Carel et Oswald Ducrot, EHESS, Paris, 4 avril 2008.
(2007) « Une approche linguistique du point de vue narratif », Journée d’études
Analyse argumentative et polyphonique des textes, EHESS, Paris, 4 Mai 2007.
(2005) « Sur le rôle argumentatif des articles un et le », Journées d’étude sur
l’argumentation, organisées par le Centre de Recherche sur les Arts et le Langage
(EHESS/CNRS) et le Département de Français de l’Université de Fribourg (Suisse),
Paris, 26-27 janvier 2005.
Bertrand C., Campora M., Garcia-Negroni, M.-M., Lescano A. (2004) « A propos de
certains emplois du français comme et de l’espagnol como. Une approche
argumentative », Journée d’étude Argumentation et lexique, organisée par le
Département des Langues de l’ENS de Cachan et le Centre Interlangue d’Etude en
Lexicologie (EA 1984 Université Paris 7 Denis Diderot), Cachan, 19 novembre 2004.
Communications dans un colloque à comité de sélection
(2021) “Hacia una polifonia minimalista” (avec Zoé Camus) XIII Colloque
International de Linguistique Française, Universidad de Oviedo, 24-26 septembre
2021.
(2021) “L’existence sémantique des groupes en lutte : le cas du zadisme”, XIV
Congreso Internacional de Lingüística General, Universidad de Sevilla, 23-25 juin
2021.
(2017) “Identidad y otredad en los conflictos sociales”, III Congreso de Hispanistas y
Lusitanistas, Université de Cadix, 13 décembre 2017.
(2017) "On the semantic structure of social conflicts", 15th International Pragmatics
Conference, Ulster University, Belfast, 16-21 juillet 2017.
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(2014) « Linguistique énonciative et discours scientifique », Journées internationales
"ConviSciencia de la recherche en éducation", EFTS, Univ. Toulouse, 4-6 juin 2014.
(2013) « About the shared conceptual element of opposite points of view », SSPNet
Workshop on Conflict and Communication, Università di Roma 3, 29-31 octobre
2013.
(2010) « Réfuter sur le ton approprié. A propos de quelques conditions énonciatives
des réfutations», Colloque international "A contrario - de l'antonymie à la réfutation",
Université de Caen, 24-26 mars 2010.
(2009) « Ne me parle pas sur ce ton! Théorie de la polyphonie et tonalité énonciative
», Colloque international “Enonciation et texte au cœur de la grammaire. Regards
croisés : neuro/psycholinguistique, psychologie cognitive, linguistique, didactique”,
Université de Toulouse 2 - Le Mirail, 11-13 mars 2009.
(2007) « Ser / estar : entre argumentation et polyphonie », section Argumentation du
XXX Congrès des Romanistes Allemands, Université de Vienne, septembre 2007.
(2007) « Le rôle des énonciateurs dans la description de l’engagement du locuteur. Le
cas de < il paraît que > » (avec M. Carel), Colloque international « La notion de prise
en charge en linguistique », Université d’Anvers, 11-13 janvier 2007.
(2006) « Une étude polyphonique et argumentative de < un > et < le >», 4èmes
Rencontres en Sémantique et Pragmatique, Université d’Orléans, 13-15 juin 2006.
(2005) « La modification par < très > des adjectifs épithètes », Journées Romanes 2 –
Nom et syntagme nominal dans les langues romanes, organisées par l’ERSS UMR
5610 Linguistique et dialectologie occitanes et romanes (CNRS, Université de
Toulouse 2 - Le Mirail), 27 et 28 janvier 2005.
(2002) « Argumentar en la lengua, argumentar en la enunciación », Congreso
Internacional La Argumentación, Université de Buenos Aires, 10-12 juillet 2002.
(2002) « Polifonía extendida. El caso de la prensa gráfica », IX Congreso de la
Sociedad Argentina de Lingüística, Córdoba, 22-24 mai 2002.
(2000) « El significado en los modelos de acceso al léxico », VIII Congreso de la
Sociedad Argentina de Lingüística, Université de Mar del Plata, 20-23 septembre
2000.
(2000) « Floating competence: Towards discursive dynamics within Anscombre &
Ducrot’s Théorie de l'argumentation dans la langue », 7th International Conference of
the International Pragmatics Association, Budapest, 9-14 juillet 2000.
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